Une adresse de Kassym-Jomart Tokaïev expose clairement les vues économiques du président kazakh et de ses collaborateurs. Celui-ci reconnaît certes les difficultés économiques du pays, mais la politique dirigiste qu’il prescrit laisse à désirer, d’après l’homme d’affaires Galymjan Jakiyanov.
Le président kazakh, Kassym-Jomart Tokaïev, a exposé ses vues officiellement sur l’économie. Le texte identifie comme problèmes fondamentaux l’orientation de l’industrie et de l’agriculture vers les matières premières, le sous-développement de la concurrence et des moyennes entreprises, le déficit d’investissement dans le secteur réel et, en général, le manque de coordination de la politique macroéconomique. Ce constat est vérifiable dans une large mesure. Néanmoins, les solutions proposées et le rôle que l’Etat y jouerait sont inquiétants.
L’intervention étatique est la clef de voûte de toute la politique économique de Kassym-Jomart Tokaïev. Chaque initiative du chef de l’Etat vise à s’éloigner encore davantage de l’économie de marché, de la création d’un environnement compétitif et du libre-échange. En témoigne la simple phrase selon laquelle « pour une transition réussie vers un nouveau modèle économique, il sera nécessaire de faire passer la moyenne entreprise pratiquement en “mode manuel”. »
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En vous abonnant à Novastan, vous soutenez le seul média européen spécialisé sur l’Asie centrale. Nous sommes indépendants et pour le rester, nous avons besoin de votre aide !En d’autres termes, le président propose de s’immiscer directement dans les activités non seulement des géants industriels, qui en ont déjà l’habitude, mais aussi de toutes les entreprises kazakhes de taille moyenne. Sous prétexte que celles-ci « se fragmentent » au gré de leur croissance « pour rester dans le segment “confortable des petites entreprises” », il justifie le besoin d’une « participation » totale de la bureaucratie.
Mais peut-être n’est-il pas venu à l’esprit du président que les entrepreneurs se cachent de peur de tomber sous le radar des raideurs (tradeurs spécialisés dans les offres publiques d’achat hostiles, ndlr) et des extorqueurs liés au fisc, aux douanes et aux forces de l’ordre. Alors peut-être sont-ce les fonctionnaires qui devraient être contrôlés en « mode manuel » plutôt que les entrepreneurs ?
Une politique protectionniste avec des contradictions
Le président a consacré bien des paroles à la politique protectionniste et son soutien aux producteurs kazakhs de matières premières. En principe, c’est le même son de cloche que sous le précédent président, Noursoultan Nazarbaïev. Les résultats déplorables de cette « politique d’industrialisation par substitution aux importations » sont bien connus. Les histoires ratées de création de « tablettes numériques kazakhes » sont nombreuses. Il faudrait réfléchir longtemps avant de se remémorer ne serait-ce que deux ou trois produits s’étant « substitués aux importations ».
Si la protection du marché domestique tient tant à cœur, alors pourquoi ne pas commencer par retirer le Kazakhstan de cette Union douanière asymétrique et de l’Union économique eurasiatique, qui ont été défavorables au pays dès le départ et qui sont devenues tout simplement toxiques dans le contexte des sanctions internationales imposées à la Fédération de Russie ?
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Kassym-Jomart Tokaïev avance la thèse selon laquelle « un développement réussi de l’entrepreneuriat est impossible sans le développement de la concurrence. » Le président semble même condamner la domination des grands acteurs dans un certain nombre de branches. En même temps, il imagine la nouvelle politique industrielle comme un soutien de l’Etat lié à pas moins de 15 grands projets. Et de poursuivre : « l’Etat, en collaboration avec les grandes entreprises, doit “clore” le cycle de production dans le pays. Cela exigera l’application de mécanismes tant régulateurs qu’incitatifs. »
Au cas où cette démarche réussirait, l’Etat briserait le marché concurrentiel de ses mains, car les autres entreprises opérant dans les mêmes secteurs, mais privées du soutien de l’Etat, feraient immanquablement faillite. Il est peu probable que les entrepreneurs prennent le risque d’investir et de créer de nouvelles installations de production s’ils ne figurent pas sur la précieuse liste des favoris. En clair, d’un côté, le président parle de développement de la concurrence, et de l’autre, les mesures qu’il propose avantagent certaines entreprises par rapport à d’autres aux dépens de l’Etat. Et ce n’est pas la seule contradiction de l’adresse présidentielle.
Des mesures de démonopolisation contestées
Concernant les mesures de démonopolisation, le président se plaint de l’impossibilité pour l’autorité antimonopole d’éliminer activement les infractions, dans la mesure où ses prescriptions font l’objet de recours devant les tribunaux. A cet égard, il charge le gouvernement d’introduire des amendements législatifs qui, apparemment, permettront aux fonctionnaires de traiter avec les contrevenants de façon rapide et extrajudiciaire.
Il faut bien comprendre que, si les fonctionnaires chargés de la lutte antimonopolistique perdent au tribunal, c’est soit que la loi est mauvaise, soit que le système judiciaire est corrompu. Mais au lieu de remédier à cela, il est proposé d’élargir les possibilités arbitraires de ces mêmes fonctionnaires, ce qui ne fera que renforcer la corruption, rien de plus.
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Le seul moyen d’éviter une collusion entre les monopoleurs et ceux qui sont censés les surveiller est de rendre les commissions antimonopoles responsables devant l’opinion en faisant élire leurs membres, comme c’est déjà le cas dans les pays aux économies développées. Ici non plus, nul besoin de réinventer la roue.
Des méga-monopoles intouchables
La monopolisation de l’économie dépasse vraiment toutes les limites du raisonnable. Et le ton est donné non seulement par les oligarques, mais aussi par l’Etat lui-même. En effet, celui-ci supervise les secteurs des services publics et de l’énergie, la société nationale des chemins de fer KTJ et, bien sûr, le méga-monopole Samrouk-Kazyna (le fonds souverain du Kazakhstan, ndlr), lequel a pris le contrôle d’une bonne moitié de l’économie kazakhe.
A son entrée en fonction, le président Kassym-Jomart Tokaïev a critiqué à plusieurs reprises cette holding d’Etat parasitaire, lui a sommé de justifier la nécessité de son existence et a même menacé de la dissoudre. Cependant, au fur et à mesure que les protégés de son prédécesseur ont été évincés de la direction de cette société par actions, la critique du chef de l’Etat s’est apaisée. Aujourd’hui, à en juger par sa rhétorique, rien ne menace plus l’existence du méga-monopole.
D’ailleurs, un autre changement dans le discours du président attire l’attention. Il s’agit de la campagne largement médiatisée de « restitution des actifs ». Il a été dit initialement que les biens de l’ancien Elbasy (« guide de la nation », titre porté par Noursoultan Nazarbaïev jusqu’en février 2023, ndlr) et de ses acolytes seraient « rendus au peuple ». A présent, il s’avère qu’en plus d’être utilisés comme une source d’argent à long terme, les actifs restitués seront « remis sur le marché », c’est-à-dire confiés à de nouveaux propriétaires. D’une manière ou d’une autre, les bénéficiaires seront une poignée de personnes physiques et morales, mais pas la nation entière.
Des crédits à haut taux d’intérêt dans les banques
Les incohérences et les contradictions des différentes parties du message présidentiel les unes par rapport aux autres ne peuvent être considérées comme une négligence de la part des rédacteurs du texte : le problème est bien plus profond. Par exemple, le président admet que le manque d’investissement restreint la croissance, mais il en attribue la cause au fait que « les banques du pays participent peu au développement de l’économie. »
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En fait, les problèmes liés au crédit du secteur réel trouvent leur origine dans l’inefficacité et la non-compétitivité de l’ensemble de l’économie kazakhe, quels que soient les chiffres du PIB indiqués dans les rapports. Cela vaut également pour la politique fiscale et budgétaire, l’agriculture, les ressources minières et les autres domaines mentionnés dans l’adresse présidentielle. Il est impossible de résoudre ces problèmes fondamentaux et systémiques uniquement par des méthodes bureaucratiques et des mutations de cadres. Une approche cardinale fondée sur la connaissance, sur la confiance du public, sur les leçons que nous avons tirées et sur les expériences internationales réussies est indispensable dans toutes les branches.
Selon lui, cette situation force le gouvernement à s’engager dans un financement direct, ce qui est « coûteux, inefficace et contraire aux principes d’une économie de marché ». En effet, les banques n’accorderont pas de prêts bon marché aux entreprises si elles peuvent placer leur argent avec une prise de risque moindre et à un taux d’intérêt plus élevé auprès du gouvernement. Le président est conscient de cela aussi, mais la solution lui paraît être de taxer davantage les banques. Une telle initiative aboutira sûrement à une augmentation de leurs taux d’intérêt : il faudra bien que quelqu’un compense leur manque à gagner.
La reproduction d’un schéma déjà en place sous Noursoultan Nazarbaïev
Dans l’ensemble, la déclaration présidentielle laisse une impression de déjà-vu. Au fil des ans, l’Akorda (le palais présidentiel kazakh, ndlr) a constamment discuté des mêmes problèmes et toujours proposé les mêmes solutions pernicieuses. Toutefois, les conclusions de cet article n’ont rien de révolutionnaire : elles sont à la portée de toute personne instruite et familiarisée avec les bases de l’économie.
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Le système actuel de capitalisme d’État corrompu est né non pas d’un manque de connaissances économiques, mais résulte d’un consensus tacite entre le président, l’appareil d’État et les oligarques : Noursoultan Nazarbaïev, en son temps, pouvait régner sans partage, les seconds détourner des fonds et les troisièmes s’enrichir. Et Kassym-Jomart Tokaïev n’est pas pressé de rompre ce pacte.
Galymjan Jakiyanov
Président de l’Agence de contrôle des ressources stratégiques, pour Vlast
Traduit du russe par Adrien Mariéthoz
Édité par Camille Chilla
Relu par Emma Jerome
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