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1971 : le réveil de la variole noire au Kazakhstan

Le terme de « quarantaine » a replongé un journaliste kazakh un demi-siècle en arrière. À l’époque, en 1971, encore jeune garçon, il vivait avec 30 000 autres habitants à Aralsk, alors baigné par la mer d’Aral. Du fait des assauts de la variole noire, la ville a été coupée du monde. Un précédent lointain à l'épidémie actuelle. 

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L'épidémie de variole noire d'Aralsk, au Kazakhstan en 1971, a été particulièrement sévère.

Le terme de « quarantaine » a replongé un journaliste kazakh un demi-siècle en arrière. À l’époque, en 1971, encore jeune garçon, il vivait avec 30 000 autres habitants à Aralsk, alors baigné par la mer d’Aral. Du fait des assauts de la variole noire, la ville a été coupée du monde. Un précédent lointain à l’épidémie actuelle. 

Novastan reprend et traduit ici un article publié le 16 mars 2020 par le média kazakh Central Asia Monitor.

C’est un épisode sanitaire relativement peu connu. En 1971, à Aralsk, dans le sud-ouest du Kazakhstan, un épisode de variole noire fait entrer la ville de 30 000 habitants dans une quarantaine stricte. Bordant alors la mer d’Aral, Aralsk va connaître un blocage imposant, sans aucune information officielle divulguée à la population.

L’origine de cette épidémie est encore floue aujourd’hui. Un essai viral réalisé depuis une base militaire proche a-t-il mal tourné ? Ou bien le virus s’est-il propagé à partir de quelqu’un s’étant aventuré trop proche de cette même base ? Le mystère reste entier. À l’heure où le coronavirus est bien présent en Asie centrale, cet épisode semble être précurseur. Récit de Jandos Assylbekov, journaliste pour le Central Asia Monitor.

Les origines

« Inutile de chercher des documents le mentionnant dans les archives kazakhes. S’il en existe encore, ils doivent se trouver à Moscou, très probablement cachetés de la mention « top secret ». Autant dire que le jour est encore loin où l’on en saura davantage sur l’infection, le nombre de malades et de victimes et les mesures mises en place.

Plusieurs sources mentionnent les trois îles Tsaristes, nommées à l’origine, en 1848, en l’honneur de l’empereur Nicolas Ier, du Grand-duc Constantin et de l’héritier du trône, puis rebaptisées à l’époque soviétique respectivement île de la Renaissance, île Lazarev et île Komsomolski. À partir de 1954, elles abritent un laboratoire de recherche chargé d’étudier et de tester des armes biologiques. En mai 1991, soit six mois avant la chute de l’URSS, alors que l’opinion publique avait les yeux tournés vers d’autres problèmes, une petite délégation a été autorisée à s’y rendre, parmi lesquels votre serviteur. On nous a bien entendu caché les pièces les plus secrètes, mais des militaires nous ont certifié que les expériences avaient été menées dans des zones restreintes et ne présentaient aucun danger. Pour nous le prouver, ils nous ont montré le jardin d’enfants : si un risque existait de contracter une maladie grave, les officiers n’y auraient pas amené leur famille.

Kantoubek, épicentre des recherches biologiques de l’URSS

Une première hypothèse du déclenchement de l’épidémie de variole viendrait d’un test qui a mal tourné. Le ravitaillement du laboratoire et de la ville annexe de Kantoubek était assuré par l’importante garnison stationnée près d’Aralsk, qui disposait de régiments antiaériens, de la marine, du génie et de radiodétection. Cet appui indique à lui seul l’importance et l’ampleur des travaux réalisés sur les îles. En outre, dans leur ouvrage Mythes des maladies, les auteurs Sergueï Boubnovski et Igor Prokopenko affirment que jusqu’au milieu des années 1980, c’est-à-dire jusqu’à la fusion de trois îles en une seule du fait du retrait de la mer d’Aral, les tests étaient effectués sur l’île de Lazarev (anciennement île de Constantin).

L’ouvrage détaille : « Les laboratoires de cette île secrète abritaient des souches de virus et de bactéries à usage militaire. En 1971, un cas de fuite de virus a été attestée. L’île de Constantine servait alors de lieu d’essai de manipulation de la variole noire. On avait notamment procédé à l’explosion d’une petite bombe d’à peine 400 grammes. Au moment de l’explosion, le vent a soudainement changé de direction et le nuage a été poussé vers le nord et la ville d’Aralsk. »

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Vue satellite du laboratoire militaire de la ville de Kantoubek, sur l’île de la Renaissance.

On peut certes se poser la question de la véracité de cette source. Igor Prokopenko, célèbre journaliste de la chaîne de télévision Ren-TV, est en effet souvent accusé de colporter des infox et des falsifications. D’autant que, si un nuage contaminé avait atteint Aralsk, des milliers de personnes auraient été infectées, ce qui n’a pas été le cas.

Une contamination naturelle ?

Une autre version semble cependant plus plausible. Elle indique qu’une scientifique se trouvant à bord d’un navire appartenant à la représentation locale du centre de recherches sur la pêche a été la première infectée. Le navire se serait égaré et aventuré trop près des îles, sans respecter la distance minimale de sécurité de 40 kilomètres imposée autour d’elles. À son retour à Aralsk, la patiente zéro en a infecté d’autres. Selon d’autres sources, parmi lesquels plusieurs virologues russes, cette épidémie de variole s’est produite naturellement. Nous ne saurons probablement jamais ce qui s’est réellement passé.

Déjà à l’Antiquité, la variole noire était l’une des infections les plus meurtrières. Au Moyen Âge, un patient sur cinq en mourait, davantage encore chez les enfants. « Certes, la peste était plus mortelle, mais elle n’a atteint nos côtes qu’une fois ou deux fois. La variole, quant à elle, faisait des ravages constants et remplissait les cimetières, au grand effroi de tous ceux qui y avaient échappé jusque-là. Elle a laissé sa marque, repoussant symbole de sa puissance, sur les visages des patients guéris, rendant l’enfant méconnaissable à sa mère et la belle épouse hideuse à son mari », écrivait dans la seconde moitié du XVIIème siècle l’historien anglais Thomas McLow.

La variole noire n’a commencé à reculer qu’après la découverte d’un vaccin. En URSS, son éradication a été annoncée dès 1936. Un cas a pourtant été recensé début 1960 : un artiste s’étant rendu en Inde y avait contracté la maladie et l’avait ramenée à Moscou. Les mesures mises en place en urgence pour identifier et traiter toutes les personnes en contact n’avaient pu empêcher trois décès. Et voilà qu’une terrible maladie apparaissait en province, à Aralsk…

État de siège et mise en quarantaine

Les plus grands épidémiologistes soviétiques ont afflué vers Aralsk. La ville s’est retrouvée verrouillée afin qu’aucun habitant ne puisse en sortir. Au début, les nombreux soldats de la garnison locale se sont occupés de l’opération, puis ont été rejoints par des militaires d’autres régions du pays. Les navires de guerre patrouillaient sur la mer. Impossible d’entrer ni de sortir. En outre, les soldats et la police ont placé en quarantaine les personnes en contact avec les malades, comme le soutient l’ouvrage d’Alexeï Soukonkine, Le débarquement du pays des Soviets, consacré aux activités des brigades spéciales, ainsi que le compte-rendu des forces spéciales du GRU, le service de renseignement militaire de l’armée soviétique.

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Vue de la ville d’Aralsk, au bord de la mer d’Aral.

Aralsk était traversée en son cœur par le chemin de fer reliant Moscou et la partie européenne du pays aux régions méridionales du Kazakhstan, notamment Almaty, sa capitale d’alors, ainsi qu’à l’ensemble des Républiques d’Asie centrale. À l’époque, les trains, de passagers comme de marchandises, étaient bien plus nombreux qu’aujourd’hui. Notre maison jouxtait la voie, je peux donc témoigner : il passait un train toutes les dix minutes. Tous s’arrêtaient brièvement à la gare de « mer d’Aral ». Une fois la quarantaine en place, plus aucun arrêt n’a été permis, de sorte que les wagons passaient sous nos yeux, couloirs et fenêtres hermétiquement verrouillés.

Des modes de transmission analogues à ceux du Covid-19

Seul le courrier entrant était autorisé. Les lettres, colis, journaux et magazines nous parvenaient, mais nous ne pouvions rien envoyer. Les modes de transmission de la variole noire étaient à peu près similaires à ceux du Covid-19 : par voie aérienne, via de minuscules gouttelettes de salive, ou par contact direct, le virus pénétrant dans le corps par les muqueuses de la bouche, du nez et des yeux.

Les restrictions postales étaient dès lors peut-être excessives – les spécialistes en jugeront -, mais les autorités avaient voulu exclure tout risque, même minime. Une quarantaine s’appliquait au moindre soupçon d’infection. Je me rappelle avoir appris un jour que le petit voisin de nos cousins, chez qui nous étions allés la veille, avait été hospitalisé. Nos parents ont paniqué, mais par chance, nous n’avons rien eu…

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Les journaux et la télévision (installée à Aralsk un an plus tôt, en 1970) n’ont rien rapporté sur ce qui se passait. L’Union soviétique était passée maître à ce petit jeu. D’ailleurs, nous avons appris par la suite que même l’OMS n’avait pas été informée. De mémoire, aucune campagne de sensibilisation n’avait été menée auprès de la population. Vue l’absence totale d’informations, diverses rumeurs sont apparues : plusieurs habitants auraient été abattus en tentant de quitter la ville, ou encore que tous les habitants sains auraient été déplacés dans un camp de pionniers de la région, à quelques kilomètres de la ville, d’où la présence de tentes (c’était alors la saison chaude), et que Aralsk serait détruite, etc.

Nous, les enfants, contrairement aux adultes, nous n’avions pas très peur. Mais quand j’ai vu les photos des malades, je me suis senti mal. Le fils du chef du département de la santé du district était dans ma classe. En secret, il a pris des photos du dossier de son père – nous étions alors fascinés par la photographie – et nous les a montrées. Même en noir et blanc, les plaies sur les visages et les corps des malades semblaient horribles.

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Je ne pourrais dire exactement combien de temps a duré l’isolement de notre ville. Peut-être un mois, peut-être un peu moins. Aucune information fiable n’a été publiée concernant le nombre de victimes : selon les sources, de 3 à 9. Mais les mesures très strictes prises rapidement ont permis de localiser au plus vite le foyer de l’infection et d’éviter de nombreux décès.

L’un des derniers cas d’infection à la variole connu

Comme l’OMS l’indique sur son site, le dernier cas d’infection à la variole noire a été enregistré en Somalie en 1977, soit six ans après les événements décrits ci-dessus. Trois ans plus tard, en 1980, l’organisation recommandait d’arrêter la vaccination. Pourtant, bien que le virus ait cessé de se propager, il existe toujours des souches dans deux laboratoires, l’un russe, l’autre américain.

En décembre 2002, le New York Times a publié un article sur le « virus d’Aralsk ». Le journal précisait que la virologue Nelly Maltseva, décédée depuis lors, qui avait participé à la prévention de l’épidémie dans la ville kazakhe, en avait transmis une souche aux autorités irakiennes, probablement dans les années 1990. Comment expliquer un tel regain d’intérêt de la part des Américains ? Parce qu’ils considéraient le virus comme particulièrement dangereux et sans remède. Cependant, il est très probable que leur accusation soit le même genre d’infox que celle de l’anthrax, dont le secrétaire d’État américain Colin Powell s’est servi pour légitimer l’invasion de l’Irak… avant que le pot-aux-roses ne soit découvert quelques mois plus tard. »

Jandos Assylbekov
Journaliste pour Central Asia Monitor

Traduit du russe par Pierre-François Hubert

Edité par Geoffrey Schollaert

Corrigé par Aline Simonneau

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