Des activistes travaillent à rassembler les derniers mots prononcés par les accusés lors des procès politiques dans les pays d’ex-URSS. Ils s’attardent ici plus particulièrement sur Youssouf Rouzimouradov, opposant ouzbek.
« Dernier mot » représente un projet indépendant consacré à la collecte des dernières déclarations les plus significatives prononcées dans les tribunaux des pays de l’espace post-soviétique.
L’équipe du projet travaille également à rassembler les dernières paroles de prisonniers politiques ouzbeks et karakalpaks. Il est déjà possible de retrouver les déclarations du journaliste Daouletmourat Tajimouratov, du défenseur des droits humains Azimjan Askarov, du chercheur Andreï Koubatine, du défenseur des droits des Tatars de Crimée Moustafa Djemilev, dont la famille avait été déportée en Ouzbékistan, ainsi que des journalistes indépendants Bobomourod Abdoullaïev et Youssouf Rouzimouradov.
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L’importance de collecter les derniers mots
D’après les fondateurs du projet, la dernière déclaration d’un prévenu est non seulement le moment le plus intense en émotions d’un procès, mais aussi une occasion de prendre la parole publiquement et de manière ouverte pour affirmer sa position. Dans de nombreux pays, il n’est pas rare que la salle d’audience soit le seul lieu où une telle prise de parole est encore possible. Tout cela rend d’autant plus précieux le fait de recueillir et de conserver ces dernières paroles, qui semblent emblématiques.
L’équipe souhaite que ces mots prononcés ne se perdent pas dans le torrent de l’actualité, mais soient préservés sous forme de recueil, une archive de discours dont il est possible de s’imprégner pour y trouver force et inspiration.
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Il est remarquable de constater à quel point les dernières paroles peuvent se ressembler dans leur esprit et leur contenu, même lorsqu’elles sont prononcées à des décennies ou des milliers de kilomètres d’écart.
Une autre finalité du projet est de souligner la propédeuticité et la continuité entre différentes générations d’activistes, de responsables politiques et de défenseurs des droits humains. Comme l’affirment les militants, il est étonnant de voir à quel point les dernières déclarations prononcées à des époques ou dans des lieux très lointains peuvent trouver un écho, tant dans le fond que dans la sphère émotionnelle.
« Très peu d’informations sont disponibles dans le domaine public »
Actuellement, l’équipe travaille à la traduction et à la publication de deux dernières déclarations supplémentaires en provenance du Kirghizstan, ainsi que de 30 autres extraites d’un livre numérisé par des bénévoles, partagé avec eux par un défenseur des droits humains d’Azerbaïdjan. Tous les discours recueillis par le projet sont publiés dans leur langue originale, accompagnés d’une traduction en russe ou en anglais.
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« Rechercher les dernières paroles d’activistes ouzbeks et karakalpaks est extrêmement difficile, car jusqu’à récemment, comme nous l’ont indiqué des collègues en Ouzbékistan, ces paroles n’étaient pas publiées dans les médias. Aujourd’hui, il est possible d’en trouver dans la presse, mais le plus souvent sous forme de citations fragmentaires, et non en version intégrale », explique Olga Kozlova, membre du projet.
L’équipe compte principalement sur les défenseurs des droits humains pour retrouver ces dernières déclarations. Ces personnes les aident à entrer en contact avec des journalistes ou des militants, et à comprendre le contexte des droits humains.
« Très peu de ces informations sont disponibles publiquement : quatre des cinq discours ouzbeks publiés nous ont été envoyés par une défenseuse des droits humains en Ouzbékistan et d’anciens prisonniers politiques. Et un seul, celui du défenseur des droits Moustafa Djemilev datant de 1984, a été trouvé en accès libre dans une vaste section du site de Memorial intitulée “Souvenirs du Goulag et leurs auteurs”, qui regroupe des lettres, des plaidoyers, des déclarations judiciaires et d’autres documents », affirment les fondateurs du projet.
Les prévenus ont-ils le droit au dernier mot en Ouzbékistan ?
En Ouzbékistan, le droit de l’accusé à la dernière déclaration est garanti par l’article 451 du Code de procédure pénale. Après la fin des plaidoiries, le président de l’audience accorde la parole au prévenu. Aucune question ne peut lui être posée pendant cette déclaration.
Le tribunal ne peut pas limiter la durée de cette prise de parole à un temps déterminé, mais le président peut interrompre le prévenu s’il aborde des sujets manifestement sans rapport avec l’affaire. Si le prévenu mentionne des faits nouveaux ayant une importance significative pour l’affaire, ou s’il fait référence à de nouveaux éléments de preuve, le tribunal peut décider de rouvrir l’instruction. En l’absence de tels éléments, le tribunal se retire immédiatement après cette déclaration pour la déliberation et rendre son verdict.
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Au total, le site du projet « Dernier mot » compte 147 déclarations prononcées devant les tribunaux. 12 d’entre elles ont été traduites en anglais. Elles sont disponibles sur la version anglophone du site.
Parmi ces déclarations, deux viennent d’Azerbaïdjan, 34 de Biélorussie, une du Kazakhstan, deux de Crimée annexée par la Russie, huit du Kirghizstan, ainsi que plusieurs prononcées par des prisonniers politiques ukrainiens et lituaniens à l’époque soviétique. Enfin, sept sont issues d’Ouzbékistan, dont une qui remonte à l’époque soviétique, les autres ayant été prononcées sous l’Ouzbékistan indépendant, y compris des témoignages très récents.
Des points communs entre les paroles des prisonniers politiques d’Ouzbékistan
Selon l’équipe du projet, les derniers mots en provenance d’Ouzbékistan soulèvent des thématiques communes. Ces paroles résonnent également avec celles de défenseurs des droits humains d’autres pays.
Par exemple, Youssouf Rouzimouradov souligne que la Constitution soutient la démocratie, mais qu’en pratique, les citoyens sont persécutés pour avoir exercé leurs droits constitutionnels. Il insiste également sur le fait qu’un pouvoir qui refuse de servir le peuple se mue en machine de violence contre lui. Ce constat a été partagé par des prisonniers politiques d’Ouzbékistan, de Biélorussie, de Russie, du Kazakhstan et d’autres pays.
Des appels à la justice et au respect des droits humains
Beaucoup de détenus expriment l’espoir de voir la justice rétablie et la dignité humaine respectée. Dans les paroles des prisonniers politiques de toutes les régions représentées, il y a souvent des remerciements à leurs collègues, des messages de soutien aux journalistes, militants et familles, ainsi que des appels à ce que les juges et enquêteurs considèrent les accusés comme leurs égaux.
Ils demandent une révision des dossiers, et en appellent aux valeurs humanistes, à la science, à la démocratie, à la liberté d’expression, à l’honnêteté, des notions qui traversent les dernières paroles venues d’Ouzbékistan.
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Comme le soulignent les responsables du projet, la foi en un avenir meilleur, en la dignité humaine, en la force de la vérité et l’espoir d’un progrès des droits humains vivent dans nombre de ces dernières paroles.
« C’est pourquoi elles peuvent devenir de véritables guides, non seulement vers l’univers des droits humains et de la démocratie, mais aussi vers des pensées nouvelles sur les personnes proches ou lointaines qui partagent notre monde — et sur les sentiments que nous éprouvons à leur égard », expliquent les chercheurs.
L’histoire de Youssouf Rouzimouradov
Youssouf Rouzimouradov est un journaliste dissident qui travaillait pour le journal du parti d’opposition Erk. Il a passé 19 ans en colonie pénitentiaire et vit ces dernières années en exil. En 1994, son équipe s’est installée en Ukraine. À Kiev, ils ont relancé la publication du journal Erk, d’où les exemplaires imprimés étaient envoyés en Ouzbékistan. Youssouf Rouzimouradov collaborait également avec le service ouzbek du média américain Radio Free Europe. Depuis 2023, il a obtenu l’asile en Lettonie.
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Le 16 février 1999, une série d’explosions a retenti à Tachkent. Youssouf Rouzimouradov pensait que ces attentats avaient été mis en œuvre par le président, Islam Karimov. Un mois après les explosions, l’équipe a été arrêtée par les forces spéciales ukrainiennes de l’unité Berkout. Elle a d’abord été soupçonnée d’être impliquée dans l’organisation des attentats.
L’affaire a ensuite été requalifiée sous plusieurs chefs d’inculpation : insulte au président, atteinte à l’ordre constitutionnel, organisation illégale d’associations, création d’une communauté criminelle, appel au renversement violent du pouvoir par voie médiatique. En 1999, Youssouf Rouzimouradov a été condamné à 15 ans de prison, peine prolongée par la suite. Le journaliste et rédacteur en chef du journal, Mouhamad Bekjan, le journaliste Rachid Bekjanov, l’écrivain Mamadali Mahmoudov, ainsi que les militants Koboul Dierov et Nemat Charipov ont aussi été condamnés.
La rédaction de Sarpa
Traduit du russe par Lisa D’Addazio
Relu par Léna Marin
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