Dans les pays d’Asie centrale, peu de gens ont vraisemblablement entendu parler de l’appropriation culturelle. Les gouvernements se réjouissent du fait que les motifs ethniques et les tissus nationaux se vendent dans le monde de la grande distribution et inspirent des stylistes internationaux, mais ils oublient, selon les experts, que cela ne bénéficie ni à leurs pays, ni à leurs cultures.
Ces dernières années, des stylistes et créateurs de mode de marques internationales se sont inspirés, dans leurs nouvelles collections, des motifs ethniques et des modèles traditionnels des pays d’Asie centrale. Mais ils n’indiquent pas tous et pas toujours l’origine ethnique, intemporelle, de ces motifs.
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Des tapis turkmènes comme modèles pour Burberry
En 2014, la marque britannique Burberry a repris des éléments de tapis turkmènes pour créer un design de sac à main.
La célèbre maison de couture italienne Valentino a utilisé des motifs ouzbeks de suzani pour sa collection printemps-été 2015.
Vivienne Westwood a intégré un kalpak, un chapeau ethnique, dans sa collection automne hiver 2016/2017. Il était orné différemment mais sa forme était très proche de celle des kalpaks kirghiz et kazakh.
Dans cette collection de Vivienne Westwood se trouve un saoukele, une coiffe kirghize, transformé. Autrefois, les mariés le portaient sur la tête, et la mère de la mariée le confectionnait elle-même pour sa fille. Une belle coiffe richement ornementée était vœu de prospérité, de richesse et signifiait une vie de famille heureuse pour la jeune fille.
Des ornements traditionnels repris par Hermès et Gucci
En 2018, la créatrice de mode et femme d’affaires américaine Donna Karan a repris dans sa collection des ornements traditionnels kirghiz. Ces motifs étaient fréquemment employés dans les chyrdaks, des tapis de feutre kirghiz. La créatrice les a représentés sur des manteaux et des robes d’été.
En janvier 2017, la maison de couture française Hermès a sorti des foulards avec des ornements kirghiz. Elle a appelé cet article Appaloosa des Steppes, en l’honneur du cheval appaloosa représenté sur le foulard. Cette race de cheval serait originaire d’Amérique du Nord. En 2015, le présentateur de télévision britannique Conor Woodman a réalisé un documentaire sur le cheval tacheté, où il affirme que l’appaloosa est apparenté au cheval kirghiz tchaar.
Dans sa collection printemps 2021, la maison de couture Gucci n’a pas pu passer à côté des motifs des steppes. Le styliste qui travaillait sur les revers de vestes masculines paraît avoir grandi parmi les Kazakhs, imprégné pour toujours du motif traditionnel kochkar mouyiz, qui fait référence aux boucles des cornes de bélier.
La technique du kourak reprise
La technique du kourak est également très populaire à l’étranger. Le kourak est une mosaïque de tissus en patchwork. Elle est le plus souvent faite à partir de chutes de tissu, de morceaux de vieux vêtements ou d’autres échantillons, cousus ensemble de façon à créer un nouvel article. Ils ont servi pour des patchworks, des costumes nationaux élégants et des tapis. Un modèle similaire existe dans les créations du styliste américain Daniel Coronado.
Le prototype de jupe à ceinture kirghize, beldemtchi, a aussi été populaire parmi les marques européennes. Les femmes la portaient traditionnellement après la naissance de leur premier enfant. Elles étaient faites principalement en velours ou en autres tissus denses. Les couches de tissus convergeaient à l’avant ou divergeaient de 15 centimètres. Les bords sont souvent doublés d’un revêtement en fourrure. Certaines collections proposent des exemples transformés de cette jupe.
Des motifs nationaux ouzbeks se retrouvent dans la collection de la marque ETRO printemps-été 2022. Le tissu rayé bekassam, en soie et en coton, s’utilise traditionnellement pour les robes de chambre d’homme.
Dans une collection de la marque ETRO, se reconnaissent sans peine des motifs de la steppe. Par exemple, les longues boucles d’oreilles qui descendent au-dessous des épaules rappellent les boucles d’oreilles traditionnelles kazakhes.
Ralph Lauren et l’ikat
La collection d’été de la marque Ralph Lauren nommée Spring Ikat 22 a été la plus relayée par les médias et les réseaux sociaux d’Asie centrale. Elle comprenait des robes en soie, des blazers, des tuniques, des cardigans et des jupes en lin, dont les prix variaient entre 1 500 et 6 000 dollars.
Elle a suscité admiration et fierté en Ouzbékistan et au Tadjikistan. La marque a présenté sa collection sur sa page Instagram, accompagnée de la légende : « inspiré par le design et la tradition légendaires de l’ikat, la collection embrasse la libre expression de soi. L’idéal d’art et d’expressivité de la collection parle un langage stylistique qui soutient la liberté et l’anti-conformisme. » Et dans sa collection pour le printemps 2023, la marque internationale BA&SH House Fashion a utilisé des motifs nationaux tadjiks.
Souvent, lorsqu’elles créent des lignes de vêtements intégrant des modèles nationaux, les marques internationales ne mentionnent pas la culture ni l’origine du tissu et des motifs ethniques.
Des stylistes renommés ont transformé une yourte, qui constitue un habitat pour de nombreuses générations de nomades, en magasin de vêtements et d’accessoires au milieu des montagnes suisses. A la fin de l’année 2022, une maison de couture a ouvert un magasin éphémère en forme de yourte, reprenant la tradition des habitats nomades, dans les montagnes suisses de la station balnéaire de Saint-Moritz.
Au Kazakhstan, des lois inégales sur les arts nationaux
Le Kazakhstan connaît un système de sauvegarde et de développement du patrimoine culturel immatériel. Son principal objectif, en termes simples, est d’enrichir et populariser le patrimoine culturel immatériel du peuple du Kazakhstan.
Comme l’expliquent des membres du ministère de la Culture et des Sports du Kazakhstan, « les ornements et les motifs nationaux sont considérés comme des biens qui ont une valeur matérielle, mais leurs procédés de fabrication appartiennent au patrimoine culturel immatériel ».
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Autrement dit, les autorités du Kazakhstan sont tout à fait favorables à ce que les motifs, ornements et autres éléments du patrimoine culturel immatériel du Kazakhstan soient librement diffusés dans le monde entier.
Mais à l’intérieur du pays, les règles sont plus strictes. La personne ou la société qui souhaite utiliser, en tant que marque, une désignation qui fait partie du patrimoine culturel et historique, doit obtenir l’accord des pouvoirs publics. Et elle ne sera pas nécessairement autorisée à s’approprier cette désignation.
Impossible d’obtenir quoi que ce soit auprès des tribunaux
Reconnaissant les bienfaits de la promotion des modèles nationaux traditionnels dans la mode mondiale, les experts de l’Asie centrale notent toutefois des aspects négatifs.
« Le fait que nos tissus et modèles apparaissent de plus en plus souvent dans la mode internationale est une bonne chose. Le mérite en revient à nos stylistes et, bien entendu, aux étrangers qui viennent dans notre pays et achètent nos vêtements. En revanche, le fait que dans les pays européens, les marques internationales n’indiquent pas, dans leurs collections, l’origine de nos modèles, c’est un tort. Cela ne contribue pas à la promotion de notre culture ni à sa notoriété », estime une historienne de la culture de Tachkent, qui souhaite rester anonyme.
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Cependant, Natalia Soultanova, présidente de l’Union des créateurs du Kirghizstan, affirme qu’engager des actions contre des marques internationales est pratiquement impossible.
« Même devant les tribunaux, il est irréaliste de penser qu’on obtiendra quoi que ce soit. Ils rejettent ces revendications, car dans presque tous les modèles, l’image reprise est stylisée ou modifiée, ce qui rend très difficile de prouver quoi que ce soit », raconte la présidente.
« Les motifs appartiennent à tous »
Le ministère de la Culture du Kirghizstan affirme également qu’il n’est pas possible d’imposer aux marques internationales d’indiquer la culture kirghize comme provenance.
« Les motifs nationaux relèvent de l’art populaire, et toutes les connaissances et le savoir-faire se sont transmis de génération en génération. Les motifs appartiennent à tous, nous ne pouvons donc pas interdire aux marques de les utiliser dans leurs créations », explique Atirkoul Seyizova, spécialiste du département de préservation et de développement du patrimoine culturel.
Certains savoir-faire reconnus par l’UNESCO
En 2018, l’organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) a inscrit le tchakan, un type de broderie nationale du Tadjikistan, dans sa liste du patrimoine culturel immatériel.
Le Tadjikistan n’a pas encore enregistré d’autres ornements en tant que marque, selon le directeur de l’Institut de recherche sur la culture et l’information du ministère de la Culture du Tadjikistan, Abdoulfattah Amini. Par conséquent, il ne peut pas présenter de revendications sur ces ornements, qui peuvent être librement utilisés par des tiers.
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« A l’heure actuelle, les autorités ne disposent pas de document valide attestant que ces modèles sont la propriété des Tadjiks. Le seul élément qui atteste du fait que ces modèles font partie du patrimoine tadjik, c’est la liste immatérielle du patrimoine culturel de l’UNESCO, qui peut servir de base et qui est disponible en tadjik et en anglais », a déclaré l’expert.
Selon lui, la convention de l’UNESCO de 2003 prévoit pour chaque Etat le droit de déclarer que l’ensemble des découvertes faites sur son territoire font partie de sa culture.
Aucun encadrement législatif en Ouzbékistan
L’utilisation de motifs nationaux dans le monde de la mode internationale peut constituer le fondement d’une plus grande reconnaissance du patrimoine culturel d’un pays, mais elle peut aussi altérer le sens et la valeur d’origine de ces motifs. L’historien tadjik de la culture Djonibek Asroriyone s’inquiète de ce que les marques mondiales utilisent les motifs nationaux à des fins exclusivement publicitaires et commerciales, sans tenir compte de la signification culturelle de ces motifs.
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L’Ouzbékistan ne connaît pas non plus de politique de défense de ses modèles nationaux contre l’appropriation. Le ministère de la Culture précise que ce n’est pas encore le cas. Selon les experts, l’utilisation des repères culturels nationaux, notamment les motifs et les textiles, n’est pas règlementée.
« Cela pourrait apporter des revenus supplémentaires, financiers ou autres, dans les caisses de l’Etat. Mais ici, tout le monde pense que l’utilisation de nos motifs par des marques internationales est déjà en soi une fierté et un honneur », estime l’historienne de la culture de Tachkent.
Un soutien possible à l’industrie textile nationale
Zoukhra Dosmetova, doctorante en architecture à l’Institut national de l’artisanat et du design, affirme également que les motifs et tissus qui constituent le patrimoine national de l’Ouzbékistan pourraient apporter des bénéfices au pays. Elle recommande au gouvernement de s’appuyer sur les droits de propriété intellectuelle, mais également de soutenir financièrement les marques nationales qui fabriquent des collections contemporaines avec une identité nationale.
La styliste kirghize Tatiana Vorotnikova fait valoir que les marques internationales comme Mango ou Zara vendent des articles confortables et pratiques pour les modes de vie actuels. Pour être aussi populaires, les habits traditionnels doivent également s’adapter en termes d’élégance et de confort.
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Pour la fondatrice et directrice de la maison de mode KESHTE au Kirghizstan, Nazgoul Kaarova, il faut introduire à l’échelle nationale un système de contrôle et de qualité, et élaborer un plan marketing afin de concevoir des collections contemporaines de vêtements avec des couleurs nationales.
« C’est seulement ainsi que les articles pourront être esthétiques, de bonne qualité et portables. L’habit national contemporain pourra gagner du terrain et devenir un vêtement intemporel », estime-t-elle.
Relancer la production de satin au Tadjikistan
Les spécialistes s’inquiètent de l’utilisation des modèles traditionnels des pays d’Asie centrale à des fins de commercialisation et de promotion des marques.
Le célèbre styliste tadjik Khourched Sattorov, qui a consacré plus de 20 ans de sa vie à ce métier, note que le Tadjikistan ne gère pas efficacement sa production d’habits en satin, ce qui complique la protection des modèles nationaux. A l’inverse, l’Ouzbékistan concentre toute sa force de production sur la fabrication de millions de mètres de tissus en satin, qui sont exposés sur la scène mondiale.
Pour relancer et restaurer le développement des motifs nationaux tadjiks, il propose de relancer, en collaboration avec les entreprises de production et la chambre de commerce du pays, les usines de soie de l’époque soviétique, et de rétablir une production à grande échelle de ce tissu national.
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« Invitez des stylistes et proposez-leur une belle somme d’argent pour qu’ils relancent les motifs nationaux et commencent la production et la commercialisation de ce type de tissus. C’est la seule façon pour que nous puissions affirmer que ces modèles nous appartiennent, et pour que nous puissions défendre notre culture », pense le styliste tadjik.
Du chemin à faire pour défendre les droits d’auteur
Le directeur de l’Institut de recherche sur la culture et l’information du ministère de la Culture du Tadjikistan a proposé aux autorités de se tourner vers le droit international, de coopérer avec les entreprises qui utilisent des modèles tadjiks et de publier de la documentation qui explique l’histoire et la symbolique de chaque motif, afin de défendre les droits des auteurs.
Ces emprunts peuvent être qualifiés d’appropriation culturelle. Ce sont des emprunts ou l’utilisation d’éléments d’une culture par les membres d’une autre culture. Mais, à la différence de l’assimilation culturelle, c’est un phénomène négatif, car les emprunts se font de manière colonialiste : des éléments de la culture sont copiés par les membres d’une culture dominante et utilisés en-dehors de leur contexte culturel d’origine.
Aliya Japakova, Aïguerim Konourbaïeva, Farzonaï Oumarali, Elina Beknazarova, Louisa Atabaïeva
Journalistes pour Cabar.Asia
Traduit du russe par Juliette Amiranoff
Edité par Paulinon Vanackère
Relu par Emma Jerome
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