LA VIE AU FIL DU FLEUVE – Talas est une rivière frontalière qui prend sa source dans les montagnes du Kirghizstan pour finir sa route dans les déserts du Kazakhstan. Ces deux pays regroupent autour de la rivière trois millions de personnes, qui dépendent de ses réserves. En effet, son bassin abrite une agriculture active. Face à la réalité indéniable de la baisse du niveau d’eau dû au réchauffement progressif de la température, comment les habitants vont-ils survivre dans les années à venir ?
Novastan reprend et traduit ici un article publié le 28 février 2021 par le média kazakh vlast.kz.
Cet article fait partie de la série “Little People, Big River”, un projet journalistique soutenu par le média allemand n-ost, le centre kazakh MediaNet International Centre for Journalism et le ministère allemand de la coopération économique.
Talas est une rivière frontalière qui prend sa source dans les montagnes du Kirghizstan pour finir sa route dans les déserts du Kazakhstan. Ces deux pays regroupent autour de la rivière près de trois millions de personnes qui dépendent de ses réserves ; en effet, son bassin abrite une agriculture active. Face à la réalité indéniable de la baisse du niveau d’eau dû au réchauffement progressif de la température, comment les habitants vont-ils survivre dans les années à venir ?
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Dans le cadre du projet « Little People, Big River », un groupe de journalistes et d’écologistes a longé la rivière Talas pour rencontrer celles et ceux impactés par ce changement naturel.
Les travailleurs de la route
Baïyzbek Cheraliev est originaire du village de Konezavod, dans la région de Talas. Agé de 41 ans, il a toujours travaillé sur les routes, en entretenant et déneigeant le col d’Otmok, entre Talas et Sousamyr.
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« Il y a toujours eu d’importantes chutes de neige au col d’Otmok, explique-t-il, mais lorsque j’ai commencé à travailler, celles-ci étaient bien plus épaisses et grosses. » Selon lui, le niveau des rivières qui longent les routes baisse également d’année en année. « Tout est lié au changement climatique », assure-t-il.
Selon le troisième rapport national sur le climat de la République kirghize, la température annuelle moyenne du Kirghizstan a augmenté de 1,6°C ces 100 dernières années, un chiffre bien plus élevé que celui de la croissance mondiale qui est de 0,6°C. Si ce taux est maintenu, d’ici 2100 la température sera de 4,7°C dans le meilleur des cas, et de 6,1°C dans le pire des scénarios, mais aussi le plus probable.
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Cette augmentation de la température induit une fonte des glaces et une baisse du débit des rivières. Cette situation est d’autant plus alarmante que la population du Kirghizstan est en perpétuelle croissance.
Les travailleurs de la terre
Les agriculteurs sont les plus durement touchés par le manque d’eau. Samat Osmonov est l’un deux et comme beaucoup d’autres, il a grandi près de la rivière Talas. Le niveau de vie de sa famille dépend directement de l’irrigation des terres.
« Aussi loin que je me souvienne, cette eau a toujours servi pour tout dans notre vie. Nous la buvons, nous nous en servons pour cuisiner et arroser les potagers. Le problème, c’est qu’il y en a de moins en moins. Mon grand-père racontait que de son temps, le niveau d’eau était si haut que les chevaux ne pouvaient même pas traverser la rivière. Maintenant, ils le font sans problème… De même, l’hiver, la rivière était gelée avec une épaisse couche, aujourd’hui, nous ne pouvons plus y faire passer de lourdes charges, sous peine qu’elle se brise. On peut à peine y marcher dessus. »
L’agriculteur cite un proverbe kirghiz : « Quand est-ce-que l’homme ne souffre pas ? Quand l’eau est abondante. Quand il y en a assez pour tout le monde ».
Les scientifiques prévoient dans les prochaines décennies davantage de coulées de boue en montagne, ainsi que plus de sécheresses en basse altitude. Ainsi, les zones désertiques seront en expansion et cela aura pour conséquence d’accentuer encore plus les tensions pour les écosystèmes locaux.
L’attractivité de la rivière
Vladimir Mazer, habitant de Talas depuis 1965, se dit « l’un des derniers Allemands » de la région. Très proche de la nature, il a été spécialiste de la chasse et il est maintenant président de la société des chasseurs et pêcheurs de Talas. A propos de la rivière Kara-Koïoun, un affluent de la rivière Ourmaral, qui à son tour se jette dans le Talas, il raconte :
« Le niveau de la rivière a baissé ; on peut le remarquer en comparaison aux printemps précédents, où il était impossible de traverser la rivière. Maintenant, les gens la franchissent aisément. Je me souviens particulièrement du 22 novembre 2006, quand un SUV n’avait pas pu monter jusqu’ici à cause de la quantité de neige. Aujourd’hui c’est différent, à cause du manque d’eau, les poissons sont devenus plus petits. Depuis deux ans je n’ai pas pêché ; le rendement est trop insignifiant », déplore-t-il.
De même, Vladimir Mazer remarque une baisse des animaux sauvages. « Ma « vie de chasseur » a commencé dans cette gorge en 1988. Les sangliers et les chevreuils se promenaient alors librement sur les flancs des montagnes. On pouvait également observer de nombreux argalis, aujourd’hui classés parmi les espèces menacées. De même, les panthères des neiges sont beaucoup moins nombreuses », constate-t-il.
« Avant, les températures moyennes atteignaient -22° C à -25° C en hiver. La neige est à la base de la chaîne alimentaire pour les animaux, et avec sa disparition, ces derniers errent en essayant de trouver quelque chose à manger. De notre côté, nous préférons largement tuer un mouton qu’un argali ! Ceux qui lèvent la main sur eux sont des braconniers, et malheureusement c’est aussi l’un de nos fléaux. Cette année, ils ont également abattu deux ours à griffes blanches » ajoute-t-il.
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Vladimir Mazer considère que la solution est une interdiction totale de la chasse. « Si cela dépendait de moi, j’organiserais la protection des gorges et j’interdirais complètement la chasse pour au moins 10 ou 15 ans, le temps que les animaux puissent se reproduire de nouveau. C’est certainement étrange d’entendre un chasseur mentionner l’interdiction de la chasse. Pourtant, c’est logique : si l’on ne protège pas les espèces, nous n’aurons à la longue plus rien à chasser. De plus, un professionnel de la chasse ne devrait jamais tuer d’espèces menacées, ou de jeunes animaux en âge de se reproduire. Ce sont plus généralement des bêtes âgées, plus faciles à prendre. Le chasseur doit garder en tête avant tout sa passion professionnelle », affirme-t-il.
De même, il y a peu, il a arrêté quatre pêcheurs ayant attrapé cent trois truites. « Ils n’auraient pas pu toutes les manger ! Il est clair qu’ils étaient plus revendeurs que pêcheurs. L’avidité primaire des humains impacte la nature » note-t-il.
Vladimir Mazer estime aussi qu’il serait judicieux de réguler le nombre de bêtes sur le pâturage. « Dans les années 90, pratiquement personne n’amenait son bétail ici, mais aujourd’hui, les gens vivent de l’agriculture de subsistance. Aussi, les bergers amènent chaque année de plus en plus de troupeaux de bétail. Seulement, une telle quantité d’animaux sur un même territoire est qualifié de surpâturage, et cela induit la dégradation des prairies et la disparition de la biodiversité », constate-t-il.
Un pisciculteur entrepreneur
Mysa Jantchikoulov, à l’âge de 54 ans, a toujours vécu à Talas. Depuis son enfance, il va à la pêche sur la rivière Ourmaral, le plus grand affluent de la ville. Il rêve de faire abolir le braconnage et de créer de l’emploi. Pour cela, il a loué des bassins vides abandonnés depuis 1974, les a nettoyés puis y a installé des poissons. Il pense ensuite fonder en ces lieux une aire de loisirs et de pêche à la ligne pour les amateurs.
« Cela permettra de préserver la biodiversité et l’environnement régionaux. Je veux que nous commencions tous à savoir apprécier notre terre, là où nous sommes nés et avons grandi », déclare-t-il.
Avec l’aide d’entrepreneurs du village voisin, Misa Borviev a acheminé vers ses bassins l’eau potable qui, après son traitement, a été utilisable pour l’irrigation. Pour nettoyer efficacement, des canards lâchés dans les roseaux ont régulé la végétation. Selon le pêcheur, si les habitants du Kirghizstan mangeaient plus de poisson, cela éviterait de devoir élever une trop grande quantité d’animaux destinés à l’abattage, et pas conséquent de sauver la base de la chaîne alimentaire.
Les pêcheurs
La jeunesse de Talas a également remarqué la baisse des eaux. Depuis tout petit, Marat Oulou Baïrak accompagne son père, un pêcheur avéré, sur la rivière de Talas.
« Ici il y avait avant beaucoup de gros poissons, parfois jusqu’à quarante kilos comme en pêchait mon père. Maintenant, je dois patienter longtemps pour ne pêcher que quelques rares poissons, bien plus petits. Les braconniers ne respectent pas la biodiversité puisque les poissons n’ont pas le temps de grandir », raconte Marat Oulou Baïrak.
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A la frontière avec le Kazakhstan, dans la gorge de Tchon-Kapka, se trouve le réservoir de Kirov, où il va maintenant pêcher. Sa fonction première est l’irrigation des terres agricoles de la vallée de Talas ; mais beaucoup s’y rendent pour se détendre et pêcher.
« Cette eau est également utilisée par nos voisins, on voit à l’œil nu que le niveau a baissé ! Nous n’avons plus assez d’eau, nous allons bientôt le ressentir », indiquent les résidents en désignant les montagnes.
Une rivière guérisseuse
Saken Joumakeïeva a 86 ans et vit dans le village de Boo-Terek. La rivière Talas a apporté à son mari et elle santé et longévité. Le Kirghizstan compte beaucoup de sources naturelles, où l’on peut boire, prendre de l’eau et en ramener chez soi. Ils adressent leurs prières à Allah pour cela.
« Si la source est pure, alors l’embouchure est pure également. Si les pensées sont pures, alors les actes sont honorables », mentionne-t-elle sagement.
Depuis toujours, les Kirghiz vénèrent la rivière Talas et les innombrables sources sacrées le long de ses rives, où des mausolées ont été construits à proximité. Erkinboubou Tchomoïeva, spécialiste des médecines traditionnelles, affirme que « s’asseoir près de la source et ne pas boire est impossible », car cette dernière serait capable de guérir de nombreuses maladies.
D’après lui, le mausolée de Kanykeï-Boulak, près de la rivière Kenkol, était abandonné, mais des activistes sont venus nettoyer et revitaliser l’endroit. « Avec la nature et les sources, il est nécessaire de se comporter avec bonté et amour. En les protégeant, nous protégeons notre pays. Cela nous enseigne également le don de nous-même et nous apprend à mieux nous occuper de ce qui nous entoure », explique-t-il.
Parents et enfants de la rivière
Elnour Kaïnazarova vient de Kopouro-Bazar, un village riche où beaucoup y vivent de l’élevage et de l’agriculture pour l’export vers le Kazakhstan. Ingénieure de formation, elle est aujourd’hui mère d’une famille nombreuse et femme au foyer. Tout comme ses parents lui ont appris, elle enseigne à ses enfants dès leur plus jeune âge la valeur de l’eau, et l’anti-gaspillage.
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« Le respect pour l’eau et le sens de l’économie sont transmis de génération en génération. Enfreindre ces règles reviendrait à commettre une atteinte à la société », souligne-t-elle, convaincue également que l’industrie minière doit privilégier les technologies de pointe afin de ménager le milieu environnant.
« La rivière d’or »
L’écologiste Gamal Soronkoulov renomme Talas « la rivière dorée », du fait de ses nombreux gisements d’or situés dans plusieurs de ses sources. A Djerouï sur la rivière Outch-Kochoï, à Andach et Aktach sur la rive droite de la rivière Karakol, ainsi qu’en aval, pratiquement à chaque embouchure, on retrouve des gisements d’or alluvionnaires et métallifères.
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Natif de la région de Talas, Gamal Soronkoulov est passionné par la rivière. « La forêt dans la plaine inondable du fleuve est magnifique ; quelle richesse pour le Kirghizstan ! L’hiver, des groupes de mouettes, de cormorans et de hérons restent ici pour hiverner. C’est extraordinairement beau », témoigne-t-il.
Par ailleurs, le Talas, qui s’écoule sur 661 kilomètres, est source d’intérêt pour les deux pays voisins, le Kirghizstan et le Kazakhstan, qui l’utilisent pour l’irrigation.
« C’est une rivière de bon voisinage, il est très important de conserver cette entente et de ne pas créer de disputes concernant l’accès à l’eau », exhorte l’écologiste. « Elle nourrit et offre à boire aux populations, chacun doit la garder propre pour ne pas gêner son voisin », confie-t-il.
Pour sa part, Galam Soronkoulov est très concerné par les gisements alluvionnaires et l’extraction d’or, qui entrainent selon lui la destruction de tout l’écosystème de la rivière et de la vallée de Talas.
« Pour une toute petite quantité d’or indiquée dans les licences, on mettrait en péril les pâturages, on provoquerait la destruction de la faune et de la flore de la région : c’est inadmissible ! Par exemple, la licence pour le gisement d’Ourmaral indique que l’on peut trouver 11 kilos d’or, mais cela signifierait également détruire 600 hectares d’arbres. Malheureusement, cette parcelle pourrait être acquise pour 7000 dollars américains, alors qu’un hectare de bois et de pâturage écologique est vendu pour moins de dix dollars. », s’insurge-t-il.
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L’écologiste n’est fondamentalement pas contre l’extraction d’or primaire des gisement métallifères, mais il recommande pour cela un respect strict des normes écologiques et sanitaires, ainsi qu’une juste répartition du profit.
En 2000, le Kirghizstan et le Kazakhstan, qui réunissent ensemble environ trois millions de personnes, ont signé un accord sur l’utilisation d’infrastructures communes pour l’irrigation des terres agraires le long de la rivière Talas.
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Cet accommodement oblige le Kazakhstan à verser au Kirghizstan une partie des sommes nécessaires à l’entretien et à la réparation des canaux, des barrages et des réservoirs. L’accord ne spécifiant pas la quantité de la division du débit fluvial, les deux pays s’accordent sur un principe de répartition égale des ressources.
Cette commission pour la répartition des ressources en eau est un exemple unique, tant par l’utilisation conjointe d’installations hydrauliques, que par la capacité de résolution commune des problèmes liés au partage de l’eau et au financement commun des processus. C’est également un exemple fort de collaboration internationale, qui a su s’adapter au changement climatique le long d’une rivière frontalière.
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Malheureusement, depuis quelques temps, le Kazakhstan se plaint régulièrement de ne pas recevoir le volume d’eau convenu. Cependant, le Kirghizstan lui-même souffre de cette pénurie.
La diminution de la quantité d’eau à cause de l’accélération du changement climatique et des activités humaines est source d’inquiétude en ce qui concerne les relations entre les deux pays voisins. La tension peut rapidement monter entre les deux pays, particulièrement lorsque le niveau de l’eau baisse. Les deux voisins sauront-ils y remédier ?
Le projet « Développement du journalisme : les problèmes du changement climatique » vise à montrer et résoudre les problèmes causés par le changement climatique, tout en développant et renforçant le secteur des médias indépendants en Asie centrale. Retrouvez tous les articles de cette série ici.
Irina Bayramukova et Shakov Bayramukova
Journalistes pour Vlast.kz
Traduit du russe par Paulinon Vanackère
Édité par Marianne Desportes
Relu par Emma Jerome
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