Alisher Navoi est le grand poète ouzbek. C’est un fait indiscutable, surtout en Ouzbékistan, où des villes, des rues, des écoles des universités ont été nommées en son honneur. Son nom appartient à la grande lignée des Amir Timour, Babur et Mirzo Ulugbek. Pourtant, aussi paradoxal que cela puisse paraître, Alisher Navoi est devenu un poète ouzbek seulement sous l’URSS, des historiens l’ayant redécouvert dans les années 1930, transformé en Ouzbek, et sacré principal poète d’Ouzbékistan.
Novastan reprend et traduit ici un article publié initialement par Fergananews.
On a alors qualifié Alisher Navoi de poète progressiste, voire soviétique. Cette ironie historique, parmi tant d’autres, réside dans le fait qu’Alisher Navoi, natif de Hérat dans l’actuel Afghanistan, ne se considérait pas lui-même comme un Ouzbek. Il faisait même preuve d’une certaine animosité envers ce peuple. Alors, comment et pourquoi Alisher Navoi a-t-il été ouzbékisé, sovietisé et canonisé ? L’historien Boram Shin (université de Hanyang, Corée) nous livre ses explications.
Acte premier. Un hératien devient ouzbek
Nizomiddin Alisher Geravi, plus connu sous le pseudonyme de Navoi, naquit en 1441 à Hérat (dans le Khorassan historique). À cette époque, Hérat était la principale ville et le centre culturel de l’Empire des Timourides, qui après la mort de son fondateur Tamerlan, s’est déchiré en guerres intestines.
Navoi était un ami d’enfance d’Husayn Bayqara et devint plus tard son vizir à Hérat. En qualité de puissant courtisan, il parraina des lettrés et des artistes, et rassembla autour de lui un cercle de poètes, d’historiens, de calligraphes et de créateurs. Dans la mémoire de nos contemporains, Navoi est resté comme un courageux réformateur à la plume élégante. Il a grandement influencé l’expansion de la langue djaghataïe et de la littérature turcophone. Selon Boram Shin, il défia l’idée reçue selon laquelle la poésie était l’apanage du perse, le djaghataï n’étant qu’une langue de paysans ou de soldats.
Navoi a traduit les oeuvres de nombreuses et importantes figures de la poésie persane et arabe en djaghataï, langue non seulement compréhensible dans les palais, mais aussi par un petit groupe turcophone des vallées du Ferghana et de l’Est du Turkestan, alors territoires de l’Empire des Timourides. Edward Allworth, historien américain émérite, affirme que les peuplades ouzbèkes parlaient à cette époque des dialectes distincts, proches des langues kiptchak. Les lettrés timourides, au rang desquels Navoi, opposaient clairement leur culture à la sauvagerie des dangereux Ouzbeks.
Comment, dans ce cas, Alisher Navoi est-il devenu un symbole de la nation ouzbèke ?
Cela vient du fait que le sens de l’ethnonyme « ouzbek » a fortement muté depuis lors. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, les descendants des nomades qui avaient migré des steppes kiptchak vers la Transoxiane (terre située entre le Syr-Daria et l’Amou-Daria) aux XVe et XVIe siècles, s’installant là-bas sous la dynastie des Chaybaïnides, s’appelaient ainsi. C’est seulement au XXe siècle, grâce à des intellectuels jadidistes éclairés, qu’apparut l’idée d’une nation turque en Asie centrale, commune à tous, sans considération d’origine – nomade ou sédentaire.
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Comme l’écrit l’historien Adeeb Khalid, pour les jadidistes, l’époque de Timour fut « le point de rencontre des populations turco-mongoles des steppes, peuple d’Attila et de Gengis-Khan, avec la population musulmane de l’Asie Centrale… Siècle doré de grande culture, qu’une nouvelle nation peut faire sienne » . Alisher Navoi devenait ainsi un merveilleux symbole de cette culture pour la nouvelle nation, qui, à l’époque soviétique, après de longs débats, reçut le nom d’Ouzbèke et fut dotée d’une république. Déjà en 1928, un des jadidistes les plus connus, Abdurrauf Fitrat, constituant une anthologie intitulée Images de la littérature ouzbèke, inclut Navoi, le qualifiant de plus importante figure de la littérature djaghataïe et ouzbèke. Ce même Fitrat éluda d’abord l’opposition entre Ouzbeks et Djaghataïs, significative pour Navoi, et détacha ensuite le poète de sa tradition perse.
Navoi ne fut cependant pas récupéré par les Ouzbeks uniquement. En 1925, les 500 ans du poète furent célébrés à Achgabat. On désigna alors le poète comme figure clé de l’histoire littéraire turkmène. La même année, le célèbre intellectuel azéri Ali Nazim loua Navoi pour la révolution, qu’il avait initiée dans la littérature des peuples turcs, en commençant à écrire en langue turque.
Dans les années 1920, le pouvoir soviétique ne se souciait d’ailleurs pas encore de la gestion culturelle et littéraire des républiques. Ainsi, les intellectuels pouvaient entièrement recomposer leur héritage culturel, sans rendre de compte à Moscou et sans se préoccuper des initiatives des républiques voisines.
Acte deux. Poète soviétique et progressiste
Le niveau d’alphabétisation de la population stagnant au plus bas, avoisinant les 3-4%, les débats littéraires ne se restreignaient donc qu’à de petits cercles d’intellectuels. La question de savoir si l’aristocrate et vizir Alisher Navoi était digne du rôle de fondateur de la littérature nationale ou s’il fallait le jeter aux oubliettes et construire la nouvelle littérature socialiste sur la base du folklore, agitait ce milieu.
Mais, dans les années 1930, le pouvoir soviétique prit plus au sérieux la canonisation d’Alisher Navoi. Il organisa des festivités et entreprit des mesures de genre divers. Leur but était manifestement de convaincre les Ouzbeks que Navoi était leur poète national. En 1937, la première décade de culture ouzbek prit fin à Moscou, et sur la scène du Bolchoï, fut présenté Farkhad et Shirin. L’année suivante, le Parti communiste d’Ouzbékistan reçut l’autorisation du comité central du Parti communiste de l’Union soviétique d’organiser le cinq-centième anniversaire de la naissance de Navoi. Le jubilé devait avoir lieu en 1941.
Le comité d’anniversaire regroupait de nombreux orientalistes (y compris des Russes), écrivains, fonctionnaires, parmi lesquels le Premier secrétaire du Parti communiste d’Ouzbékistan Usmon Yusupov. En vérité, les jadidistes qui avaient découvert Navoi et l’avaient érigé en poète national n’étaient pas sur la liste des membres du comité : on réprimait à cette époque-là le « nationalisme bourgeois ». Les survivants comprirent cependant que toutes les nationalités reconnues officiellement en URSS devaient protéger, améliorer voire réinventer leur tradition culturelle. Toute la classe intellectuelle n’en était pas chargée, seulement des spécialistes des institutions scientifiques et culturelles nommés pour l’occasion. On pointa les Turkmènes et les Azéris du doigt : l’éminent orientaliste académicien Bertels qualifia l’appropriation de Navoi au nom du nationalisme bourgeois d’antiscientifique. Pendant le jubilé, on insista sur le fait que Navoi était un poète ouzbek et non uniquement turc.
Les célébrations de l’anniversaire de Navoi par l’Ouzbékistan (mais aussi celles de Nizam Gandjavi, dont le jubilé fut également prévu pour l’année 1941, par l’Azerbaïdjan) contribuèrent à la diffusion de festivités semblables dans toute l’Union. Les habitants de toutes les républiques soviétiques, y compris les Russes, devaient connaître et réciter les grands poètes de leurs voisins. De la sorte, l’idée d’amitié entre les peuples progressa grandement en URSS.
Toutefois, malgré la taille de l’Union, des membres du comité d’anniversaire se plaignirent de l’indifférence des républiques européennes – les RSS d’Ukraine et de Biélorussie – à l’égard de Navoi, et de leurs réticences à traduire ses œuvres dans leurs langues respectives. La presse centrale réagit également avec négligence. Ainsi, la Gazette Littéraire publia sur une colonne un fragment de Farkhad et Shirin de Navoi avec un article de Bertels au sujet de Nizami. Mais qu’importe ?
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À Tachkent, capitale depuis peu de la RSS d’Ouzbékistan, l’enthousiasme de cette époque était bien plus que suffisant. Toutes les institutions scientifiques et culturelles à l’échelle de la République se préparèrent avec solennité. Elles élaborèrent des expositions thématiques, on écrit l’opéra Leyla et Medjnoun (Il s’agit d’un opéra de Tuxtasyn Sadykov et Reingold Glier selon un poème d’Alisher Navoi ; il existe un autre opéra connu mondialement portant le même nom, écrit par le compositeur azéri Ouzeïr Gadzhibekov sur la base de la tragédie éponyme de Fizuli ; chez Nizami, on trouve également le poème Leyla et Medjnoun), un concours pour le meilleur portrait de Navoi fut organisé. On envisagea la création d’un monument, de musées, de bibliothèques, d’opéras, de ballets, tous en son honneur, afin de donner à Tachkent une image de ville exemplaire : « nationaliste dans la forme et socialiste dans le fond ». L’avenue joignant la vieille ville (« touzmène ») à la nouvelle (« européenne ») fut baptisée en l’honneur de Navoi, symbole de la nouvelle unité socialiste de Tachkent qui dépassait le schisme entre culture « nationale » et « contemporaine ».
La canonisation soviétique a fait d’Alisher Navoi, ami du sultan, vizir et musulman soufi, un protecteur du petit peuple et un prophète de la future république socialiste ouzbèke. Les agents culturels staliniens scellèrent définitivement dans l’oubli la religiosité du poète (dès les années 1920) mais aussi sa classe d’appartenance. On a plutôt mis l’accent sur sa proximité avec le bas peuple, de toutes les façons possibles. « Il se souciait du bien-être du peuple, l’âme du poète était inquiète pour son peuple et sa patrie », écrivait ainsi en 1940 Hamid Alimjan. On prétendait que les sujets des grands poèmes de Navoi s’inspiraient des légendes du peuple ouzbek. Et à ce sujet, on préféra omettre que Farkhad et Shirin était une réinterprétation des poèmes de Nizami, issus, eux, de l’épopée persane Shâh-Nâme.
Il s’agissait enfin de rendre le poète, déjà récupéré par la noblesse féodale et les nationalistes bourgeois, à ses vrais héritiers, aux masses laborieuses ouzbèkes. Tous devaient lire correctement Navoi comme un poète populaire ouzbèke et soviétique. Pour cela, le comité fit paraître à grands tirages Khamsu (dont le principal poème est Pjateritsu) et les œuvres lyriques de Navoi en ouzbek. À l’échelle de l’Union, le comité ouzbek entreprit de transmettre à toutes les autres républiques soviétiques les traductions des poèmes de Navoi dans leurs langues respectives.
Acte trois. Symbole de l’indépendance de l’Ouzbékistan
La guerre a apporté ses complications, et le jubilé de Navoi prévu en juin 1941 fut reporté. Il eut lieu en 1948 seulement, avec tout le faste et la minutie du stalinisme tardif. Le statut d’Alisher Navoi de poète de l’Ouzbékistan ne souffrait plus aucune critique.
« La science soviétique rapporte que le peuple ouzbek possédait et possède encore une culture propre, qu’Alisher Navoi n’était ni imitateur ni traducteur, mais un poète indépendant, enrichissant non seulement la littérature orientale, mais mondiale », déclara au plénum des écrivains ouzbeks soviétiques l’écrivain et membre de l‘Académie des sciences de la RSS d’Ouzbékistan Aibek.
Cependant, une question restait en suspens : comment un lettré qui était né et avait passé la plus grande partie de sa vie à Hérat, était-il lié au peuple ouzbek ?
Comme écrit Boram Shin, le pentacentenaire de Navoi s’achève par l’un des plus importants événements des années 1940 : les débats sur l’origine des Ouzbeks. À la réunion de l’académie des sciences de la RSS d’Ouzbékistan en 1947, les intellectuels parvinrent à un compromis : Alisher Navoi n’est vraisemblablement pas le fondateur de la littérature ouzbèke, l’origine du peuple ouzbek se trouvant à l’aube des temps. Les lettrés arguèrent que les Ouzbeks proviennent de tribus nomades arrivées en Transoxiane au XVe siècle après l’avoir conquise. Ils adoptèrent le point de vue de l’orientaliste russe Alexandre Jacobskiy sur l’ethnogenèse ouzbèke.
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Jacobskiy affirme que l’histoire du nom d’un peuple peut ne pas correspondre avec l’histoire dudit peuple. D’après lui, les Ouzbeks actuels sont des descendants de ceux qui vivaient en Asie Centrale au début de notre ère, assimilant progressivement des groupes de nomades et de conquérants. Décrivant la culture ouzbèke comme « turque citadine », Jakobskiy inclut automatiquement dans son aire culturelle non seulement Boukhara, Tashkent, Samarkand, mais aussi les villes afghanes de Balkh et Hérat, justifiant ainsi l’appartenance de Navoi au peuple ouzbek.
Ainsi, en vingt ans (de 1928 à 1948), le hératien du XVe siècle devint d’abord un poète ouzbek, puis un poète populaire, presque soviétique. Il serait injuste de considérer l’enquête de Boram Shin comme une preuve que la culture et l’art sont asservis coûte que coûte à l’impératif politique. La politique soviétique, malgré ses zigzags, a réussi à déplacer des blocs immenses et construire des structures étonnamment solides. La grandeur de Timour et Navoi imaginée par les Soviétiques, ainsi que leur appartenance à l’ethnos ouzbek, ont intégré le nouveau mais non moins durable mythe de la grande nation ouzbèke, encore vivant à l’époque de l’indépendance.
Artem Kosmarskij
Auteur
Membre de l’Institut d’études orientales de l’académie des sciences de Russie
Spécialiste du Ferghana
Traduit du russe par Arnaud Behr
Edité par Anne-Chloé Joblin
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