La liberté de la presse en Asie centrale reste menacée, avec des places parmi les plus basses au monde dans les classements. Selon Reporters sans frontières, le Turkménistan et l’Ouzbékistan figurent parmi les dix pays les plus répressifs, où les journalistes subissent censures et emprisonnements fréquents.
Parler de liberté de la presse au Turkménistan n’a depuis longtemps plus de sens. Le pays occupe régulièrement les derniers rangs du Classement mondial de la liberté de la presse. La situation se dégrade d’année en année. Dans le pays, il ne subsiste dans les faits plus de médias ou de journalistes indépendants. Radio Azatlyk, la branche turkmène du média américain Radio Free Europe, est l’une des dernières agences étrangères qui continue à couvrir la situation au Turkménistan.
Radio Azatlyk travaille dans le pays depuis 1953 et, même si l’Union soviétique est tombée, la rédaction n’a toujours pas d’accréditation pour y exercer. D’après le rédacteur en chef, Farroukh Yousoupov, jusqu’en 2018 les correspondants pouvaient tout de même travailler plus ou moins à découvert. Mais par la suite, ils ont été victimes de provocations. Des cas de passage à tabac, d’arrestations et de condamnations à des peines de prison ont été relevés.
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Cabar Asia : Comment évaluez-vous la liberté de parole au Turkménistan ? Dans quelles conditions travaillent aujourd’hui les médias et les journalistes dans le pays ?
Farroukh Yousoupov : La liberté de parole et la liberté de la presse, entre autres, n’existent plus au Turkménistan depuis longtemps. Il n’y a pas de journaliste indépendant qui y exerce sa profession sans se cacher. Les correspondants qui nous sont affiliés, tout comme ceux des autres maisons de presse, travaillent dans la clandestinité.
Il ne reste même plus de correspondants des médias internationaux. Autrefois, Reuters et l’Agence France Presse (AFP) y avaient des correspondants, mais leurs dernières publications sur les plateformes de ces agences internationales remontent à bien longtemps.
De quelle liberté les journalistes disposent-ils pour parler de ce qui se passe dans le pays et dans le monde ?
En ce qui concerne la presse officielle et les agences pro-gouvernementales, il y a ce qui s’appelle des agences quasi-indépendantes, qui font la chronique de toutes les productions des sources officielles, et des agences de presse gouvernementales. En même temps, elles donnent des nouvelles anecdotiques du monde extérieur – nouveautés technologiques, événements culturels, etc… Mais tout ce qui est politique, même ce qui se passe en dehors du pays, est passé sous silence.
L’exemple de la guerre en Ukraine est assez révélateur. En effet, elle a été l’un des événements marquants de ces dernières années. Jusqu’ici, pas une agence officielle, pas une agence pro-gouvernementale n’a évoqué cette guerre toujours en cours, comme si cela n’existait pas, comme si cela n’avait aucune importance pour la société turkmène. Le sujet n’est tout simplement pas évoqué.
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Il y a également les événements politiques comme les élections en Russie ou celles en Turquie. Les Turkmènes eux-mêmes en discutent entre eux. En particulier des dernières élections municipales en Turquie qui se sont déroulées fin mars dernier. Elles ont été beaucoup débattues en privé et sur les réseaux sociaux. Mais il n’y a aucune trace dans la presse car le parti pro-gouvernemental a essuyé une défaite lors de ces élections.
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Parfois, les publications officielles indiquent que le président du Turkménistan félicite son collègue à l’occasion de sa victoire aux élections. C’est seulement à ce moment que les lecteurs de la presse officielle apprennent que des élections se sont tenues en Russie.
Et en ce qui concerne votre rédaction ?
En ce qui concerne les médias indépendants et Azatlyk en particulier, le mieux est d’informer à propos de tout. Chaque jour, nous faisons le récapitulatif des derniers développements en Ukraine. En principe, le mieux est de couvrir ce qui se passe au sein même du Turkménistan. Dans le pays, comme vous le savez, cela fait sept ans que la crise économique dure. Le niveau de vie chute, les gens n’arrivent plus à se procurer des produits de première nécessité comme le pain, la farine et l’huile végétale.
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Nous montrons aussi que les services de sécurité turkmènes vont dans des établissements comme des écoles, des hôpitaux et d’autres organisations et y organisent des réunions pour qu’aucun débat sur des thèmes politiques n’ait lieu, pour que les gens n’y pensent même pas et ne discutent pas de ces événements.
Si des catastrophes naturelles se produisent à l’intérieur du pays, la presse officielle ne les mentionne pas. Nous nous efforçons de tenir la société au courant de la majorité des événements importants qui se déroulent au sein même du Turkménistan.
Par rapport à ce que vous couvrez, ressentez-vous une quelconque pression venant de l’Etat sur votre rédaction et en particulier sur vos auteurs présents au Turkménistan?
Oui, bien sûr. Pour des raisons de sécurité, il n’est pas possible de faire le décompte des exactions et donner des exemples concrets de la façon dont les autorités turkmènes persécutent les journalistes, mais ce qui est certain, c’est qu’ils sont persécutés.
Je fais un don à NovastanLa police et les services de sécurité tentent de repérer les personnes qui discutent avec des journalistes, qui fournissent des informations, qui racontent les événements desquels ils ont été témoins. Ils essaient de les trouver et les menacent de lourdes répercussions. C’est exactement la raison pour laquelle nos correspondants travaillent clandestinement. Leurs noms ne sont pas divulgués.
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Malheureusement, il n’est pas possible de publier les photos et vidéos transmises parce que dans de nombreuses villes, quartiers et même villages, des caméras de surveillance ont été installées. C’est à cause de ces caméras et de ces autres dispositifs qui peuvent mettre en danger nos correspondants qu’elles ne sont pas publiées. Des photos et vidéos sont rendues publiques uniquement s’il est certain à 100 % que nos sources et correspondants ne seront menacés d’aucune façon.
Au-delà de la pression et des persécutions, votre rédaction est-elle confrontée à d’autres difficultés lors de la couverture d’événements au Turkménistan ?
Oui. Lorsqu’est couvert un événement au Turkménistan, n’importe lequel, le mieux est de prendre contact avec les autorités pour obtenir un commentaire. Dès qu’ils entendent que c’est un correspondant de Radio Azatlyk qui appelle, ils raccrochent et il arrive souvent qu’ils se mettent à jurer.
D’après l’Index de la liberté de la presse, depuis 2020 les performances du Turkménistan se sont très légèrement améliorées. A quoi est-ce dû et peut-on le voir en pratique ?
En pratique, cela ne se voit pas. Au contraire, depuis 2020 la situation en termes de liberté de la presse s’est significativement dégradée. Il y a un blocage permanent des sites et de tous les réseaux sociaux. Les gens arrivent à accéder à ces plateformes via un VPN.
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Mais le gouvernement du Turkménistan n’en démord pas, ils ont appris à bloquer certains services VPN. Les gens se voient alors privés de cette solution. Mais, heureusement, pour l’instant les concepteurs de ces services permettant de contourner les blocages ont un peu d’avance sur les autorités turkmènes.
En ce qui concerne la remontée du Turkménistan dans ces classements, ceci est explicable par le fait que la situation dans certains pays s’est dégradée et que ces pays ont perdu quelques places.
La rédaction de Cabar Asia
Traduit du russe par Arnaud Behr
Édité par Rayane Théodore
Relu par la rédaction
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