Le 21 mai 2016, le Tadjikistan a organisé le quatrième référendum de son histoire. Pour connaître les enjeux du scrutin, un coup de rétroviseur est nécessaire sur les référendums précédents qui, chacun à leur manière, confortèrent la marche sanglante du clan Rahmon vers l’absolutisme.
Pendant ses 23 années au pouvoir, Emomali Rahmon a conduit le Tadjikistan à un délabrement économique et managérial complet. Inexorablement, les chances d’un développement stable et régulier du pays tendent aujourd’hui vers zéro. C’est que les mesures politiques « vitales » prises à la fin de la guerre civile de 1992-1997 ont été progressivement démantelées par les logiques de l’élite au pouvoir et de la population : pour la première, sécurité et confiance ; pour la seconde, l’absence de perspective et la lutte pour la survie.
La tenue, le 22 mai, d’un référendum d’envergure nationale pour modifier la Constitution ne soulève aucune incertitude. Même si le président a fait appel à la volonté populaire, les résultats sont connus d’avance. Ce vote sera l’apothéose de l’autoritarisme. Tandis que les sommités au pouvoir seront une fois encore persuadées de leur légitimité, l’écart entre le clan dirigeant et le reste du peuple tadjik n’en sera que plus grand.
Des révisions « pour la démocratie »
L’accord de paix signé en juin 1997 avait suscité l’immense espoir d’un développement économique prospère et d’une amélioration du bien-être de la population. Mais les évènements ultérieurs ne répondirent pas aux attentes du peuple. Dès les premiers jours qui suivirent la réconciliation, il fut évident que chaque camp possédait ses propres intérêts tournés vers l’accroissement de son capital personnel, et rien de plus. L’intégration de l’opposition dans les instances dirigeantes ne mena qu’au début d’une privatisation et d’un pillage des biens de l’Etat par les deux camps opposés pendant la guerre. Le pouvoir fit mine d’offrir aux leaders de l’ancienne Opposition tadjike unie les restes de l’héritage soviétique construit avec l’argent du peuple : fabriques, industries, terres fertiles et zones commerciales. Tout en incorporant, à l’aide de biens économiques tirés de la privatisation, les dirigeants de l’opposition et ses autres membres actifs, le régime de Rakhmanov prit le chemin d’une monopolisation du pouvoir à travers la modification de la loi et, en premier lieu, de la Constitution tadjike.
Le 6 novembre 1994, l’élection de Rahmon lors des premières élections présidentielles coïncida avec l’adoption de la Constitution par référendum national. Dès 1999, un deuxième référendum constitutionnel vient renforcer les conditions de l’accord de paix. Un amendement légalisa les activités de l’opposition, à savoir : le Parti de la Renaissance islamique. Ces modifications, toutefois, marquèrent les débuts d’une usurpation du pouvoir. L’opposition, qui se contenta de son nouveau statut d’organisation légale, cessa pratiquement de s’exprimer. Seul le chef du Parti démocratique tadjik, Makhmadrouzi Inskandarov, fit exception et adressa ses critiques à l’égard de la politique de Rahmon. Il fut victime, en conséquence, de la répression des services de sécurité. Des poursuites judiciaires furent lancées contre lui et la justice le condamna à 23 ans de prison. Plutôt qu’une véritable activité d’opposition, les représentants des autres partis préférèrent une pâle imitation incapable de concurrencer réellement le pouvoir. Tandis que le parti démocratique fut divisé en deux et neutralisé de facto, le Parti de la renaissance islamique s’occupait de problèmes internes et les autres formations n’étaient pas suffisamment populaires pour constituer une menace capable d’inquiéter la classe dirigeante.
Une telle situation socio-politique fut propice à l’organisation d’un troisième référendum en 2003. Cette fois, l’introduction de modifications fut justifiée par le fait supposé que la Constitution de 1994 avait été adoptée en urgence dans la fureur de la guerre civile et que, par conséquent, beaucoup d’articles exigeaient à présent d’être révisés. Dans les faits, toutes ces discussions ne concernèrent que l’article disposant de la nomination et de l’élection du président. A l’issue de ce référendum, la durée du mandat présidentiel passa de cinq à sept ans et le président sortant obtint le droit de se présenter pour un troisième mandat. L’adoption des ces modifications, placée sous le signe de la démocratisation et de la modernisation du système politique, n’eut d’autre but que de renforcer solidement le pouvoir présidentiel.
Nettoyage
Arrivé au pouvoir au terme d’une lutte régionale, Emomali Rahmon continue de suivre cette logique dans sa manière de gouverner. A ses yeux, les populations de la vallée de la Karategin et de la région autonome du Haut-Badakhchan s’opposent toujours à lui, de même que les habitants des régions du nord du Tadjikistan sont pro-ouzbeks.
Les méthodes employées par Rahmon et ses lieutenants pour arriver au pouvoir sont caractéristiques des monarchies médiévales. La pratique montre qu’ils ne tirent aucune leçon du destin des dictateurs ayant réduit leur pays en cendre pour préserver leur pouvoir. En témoigne le meurtre d’opposants politiques et les « nettoyages » parmi les citoyens dissidents ou refusant d’être loyal au régime.
En 2006, Rahmon a expulsé du gouvernement les personnes qui y avaient été introduites après l’accord de paix de 1997. Parmi eux se trouvait le ministre des situations d’urgence et ancien commandant de l’Opposition tadjike unifiée, Mirzo Ziioev. Après son renvoi, Ziioev région de Talvidara, d’où il était originaire. Pendant la guerre civile, l’endroit était considéré comme le bastion de l’opposition et en revenant sur place Mirzo Ziioev fut à nouveau considéré comme une menace. Des rumeurs fictives faisant état de la préparation d’une attaque menée par Ziioev et menée contre le gouvernement justifièrent l’élimination de l’ancien ministre. En 2009, des troupes du ministère de l’Intérieur et des services secrets furent déployées dans le secteur. Une opération spéciale fut menée contre Mirzo Ziioev lors de laquelle il trouva la mort et près de 60 personnes furent arrêtées, dont son fils. Toutes les personnes faisant partie du cercle de Ziioev furent condamnées à des peines de prison allant de 15 ans à l’emprisonnement à vie.
Ce fut ensuite le tour de la région du Rasht, qui était également l’un des fiefs de l’opposition. L’évasion de 25 détenus de l’une des prisons des services secrets servit de prétexte pour la conduite d’une opération militaire. Les forces spéciales furent envoyées à la recherche des fuyards qui, apparemment, s’étaient dirigés dans la région du Racht. Tous les accès à la zone furent bloqués. Par la suite, la question des évadés passa au second plan. C’est à ce moment que la traque des anciens commandants de l’opposition et l’intimidation de la population commencèrent. Plusieurs dizaines de personnes furent exécutées, d’autres arrêtées. Ils étaient du nombre de ceux que le pouvoir considérait comme une menace.
La troisième étape des purges de Rahmon eut lieu dans la ville de Khorog, en 2012. Beaucoup d’informations ont été publiées à ce sujet. Cette dernière sont contradictoires, mais beaucoup d’experts estiment qu’il s’agissait de provocations préméditées afin d’atteindre des objectifs semblables : effrayer les habitants et éliminer les commandants et chefs gênants. En soumettant les derniers membres d’une population éprise de liberté, le clan Rahmon cherchait à renforcer son emprise dans la région.
Officiellement, la mort d’un responsable local des services secrets, le général Abdoullah Nazarov, qui mourut dans des circonstances très obscures, servit de prétexte à la conduite d’une opération spéciale de grande envergure. Il est à noter que ce dernier succomba au cours d’un accrochage isolé (des inconnus le tirèrent de son véhicule et lui assénèrent plusieurs coups de couteau), et non lors d’une attaque armée contre le siège des services secrets ou tous autres endroits stratégiques. Quelle aurait du être alors la réaction des services de sécurité ? De toute évidence, il aurait fallu lancer un groupe de spécialistes à la recherche des suspects. Au regard de la gravité du crime, la conduite de l’opération aurait pu se retrouver, au maximum, sous le commandement du procureur général ou militaire de la République tadjike.
Le Conseil de sécurité tadjike (sans doute avec l’accord du président) décida toutefois d’envoyer à Khorog plus de trois mille soldats et d’officiers du ministère de la Défense, ainsi que des unités d’élite. En réponse, les chefs locaux prirent également les armes. L’opération, qui fut un fiasco, se solda par la mort inutile de dizaine de personnes et fit monter la déviance des populations locales à l’égard du pouvoir d’Emomalii Rahmon.
A la suite des ces affrontements, la direction des opérations passa à des brigades mobiles formées à Khorog. Selon plusieurs sources, ces brigades peuvent atteindre jusqu’à 2000 hommes. Aucun membre de la jeunesse locale ne fait partie de ces groupes. C’est dire le niveau de confiance du pouvoir à l’égard de la population de la région.
Et après ?
Mais revenons au vote du 22 mai. Ce référendum, déjà le quatrième depuis 1994, soulève deux questions clés : la baisse de l’âge minimum légal pour participer à la présidentielle (de 35 à 30 ans) et le retrait du nombre limite de mandats pour le « Chef de la Nation », comme se fait appeler aujourd’hui le président tadjik. Le raisonnement derrière la baisse de l’âge minimum est évident non seulement pour les citoyens tadjiks, mais également pour tous ceux qui suivent l’évolution politique du pays : un nouvel amendement de la Constitution ouvrira la voie à une participation de Roustam Emomali, le fils aîné de Rahmon, à la présidentielle de 2020.
L’élimination du Parti de la renaissance islamique, dont la direction a été entièrement arrêtée, l’expulsion « pacifique » du parti communiste du Parlement et la faiblesse du parti sociale-démocrate, dernier bastion de l’opposition dont l’un des membres actifs, Choukhrat Koudratov, se trouve lui aussi en prison, ont conférés à Emomalii Rahmon et son clan une confiance absolue dans la plénitude et la solidité de leur pouvoir. En se conférant le titre de « Chef de la Nation », le président montre qu’il perd de plus en plus le contact avec la réalité tandis qu’il s’éloigne encore plus de tous principes démocratiques.
Le règne d’Emomalii Rahmon est clairement celui de la destruction des infrastructures agraires et économiques du pays, d’un chômage vertigineux et d’une migration massive de travailleurs tadjiks vers la Russie. La corruption prospère depuis les jardins d’enfants jusqu’aux fonctionnaires de l’administration présidentielle. Le trafic et la consommation de drogue, la prostitution et la pauvreté, la décomposition des structures familiales et la perte de cadre qualifiés dans tous les secteurs de l’économie sont devenus des phénomènes habituels dans la société tadjike contemporaine. Le pays est couvert de dettes, et il est probable que l’enfant tadjik qui vivra libéré des créditeurs internationaux ne soit pas encore né.
Les siècles précédents ont montré que le pouvoir dynastique vers lequel se dirige le Tadjikistan peut se prolonger indéfiniment. On assiste à l’absolutisation d’un pouvoir détenu par quelque uns, dissimulé pudiquement sous la feuille de vigne des institutions démocratiques et porté à bout de bras par des masses apeurées. Un processus typique pour les jeunes pays postsoviétiques.
Il est toutefois possible qu’une nouvelle génération, qui ne se souvient pas de la guerre et ne connaît pas la peur de la voir se reproduire, soit en train de grandir au Tadjikistan. Et le risque est réel que ces jeunes tadjiks, que la situation économique difficile pousse à rentrer chez eux, ne soient prêts à agir radicalement. Dans ce cas là, Emomalii Rahmon ne sera sauvé ni par son titre de « Chef de la Nation », ni par les amendements successifs de la Constitution, ni par le soutien de ses amis russes et chinois.
Cette hypothèse est très populaire au sein de la faible opposition tadjike. Une opposition que le régime d’Emomalii Rahmon n’a d’ailleurs jamais invité à le joindre ou à trouver des compromis. Seule l’histoire dira si de telles attentes se confirmeront un jour.
Goulmeri Zamon (pseudonyme), journaliste à Douchanbé pour Fergana News
Traduit du russe par Roman Colas.
Envie d’Asie centrale dans votre boîte mail ? Inscrivez-vous à notre newsletter !