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« Les historiens du Tadjikistan indépendant n’ont pas à distinguer le bien du mal dans leur passé »

Historien tadjik reconnu, Kamolouddin Abdoullaïev a enseigné l'histoire de l'Asie centrale au Tadjikistan et aux États-Unis. Après plus de 30 ans de carrière académique, il livre une analyse critique des enjeux actuels de la recherche et de l’historiographie tadjike.

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Kamolloudin Abdoullaïev.

Historien tadjik reconnu, Kamolouddin Abdoullaïev a enseigné l’histoire de l’Asie centrale au Tadjikistan et aux États-Unis. Après plus de 30 ans de carrière académique, il livre une analyse critique des enjeux actuels de la recherche et de l’historiographie tadjike.

Novastan reprend et traduit ici un article publié le 5 mars 2020 par le média tadjik Asia-Plus.

Ayant fêté ses 70 ans en 2020, l’historien tadjik Kamolouddin Abdoullaïev revient sur sa carrière et aborde aussi bien les défis actuels de la recherche académique que les pages peu connues de l’histoire du peuple tadjik, notamment les Basmatchis, ces Tadjiks en désaccord avec le pouvoir soviétique qui ont quitté le pays entre 1916 et 1934.

Né le 21 février 1950, il enseigne l’histoire contemporaine de l’Asie centrale, en premier lieu celle du Tadjikistan. Par ailleurs, depuis 1992, il travaille pour diverses ONG internationales et des organismes de recherche engagés auprès de la société civile, pour l’éducation et le règlement des conflits en Asie centrale.

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Membre actif des programmes d’échange avec les États-Unis dans le domaine de l’histoire et des sciences sociales, il est l’auteur de neuf ouvrages ainsi que d’une quarantaine d’articles universitaires.

Asia-Plus : En tant qu’historien du Tadjikistan contemporain, vous portez un regard différent de nombre de vos collègues sur les évènements de la première moitié du XXème siècle. Comment s’est-il construit ?

Kamolouddin Abdoullaïev : Ce sont les changements politiques survenus dès 1990, sur le plan national comme mondial, ainsi que l’accès à des sources inédites et des textes jusque-là inconnus.

Malgré la domination du marxisme et le contrôle strict du parti communiste, j’ai toujours bénéficié d’une certaine liberté académique, comme d’autres historiens de la période soviétique. L’historiographie tadjike des années 1960 était marquée par la recherche de nouvelles approches, qui restaient néanmoins proches de l’historiographie conservatrice et sécuritaire.

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On a aujourd’hui injustement oublié Moullo Irkaïev (historien soviétique, ndlr), qui reconnaît pour la première fois en 1963, dans son Histoire de la guerre civile au Tadjikistan, qu’il y avait parmi les Basmatchis beaucoup de simples paysans, qui ne méritaient pas leur condamnation arbitraire.

Dans les années 1960, on disait à voix basse qu’en 1931, Ibrahim Bek, le chef des Basmatchis, n’avait pas été capturé mais avait lui-même capitulé. Autrement dit, tout le monde savait qu’il y avait des omissions et des mensonges dans l’historiographie officielle. Dans la seconde moitié des années 1980, on a finalement commencé à mener des recherches sur des thématiques nouvelles, jusque-là omises.

Le moment était venu pour moi de revenir à ce qui m’avait intéressé dès mes premières années d’études : l’histoire des Basmatchis, des Djadids, et des autres Tadjiks en désaccord avec le pouvoir soviétique, qui sont partis à l’étranger dans les années 1920-1930.

Je considérais que l’indépendance impliquait de respecter le peuple dans son ensemble, sans exception ni silence, d’être attentif à un passé dans lequel chacun a son importance et qui mérite de la part de ses descendants une certaine attention, que l’on ait été héros du travail ou Kourbachi (commandant des troupes de Basmatchis, ndlr).

Vos travaux font d’ailleurs une large place aux Basmatchis, aux Djadids et aux émigrants de ces années-là.

Ce pan de l’histoire de notre peuple et le destin de ces personnes exigent des études approfondies. L’histoire des Tadjiks est aussi tragique que l’histoire du Don paisible de Mikhaïl Cholokhov (un roman-épopée décrivant la destinée des cosaques de la Première Guerre mondiale à la révolution bolchevique, ndlr).

Il y avait par exemple dans la famille des Amirchoïev de Baldjouvon deux Basmatchis de l’entourage de Davlat Madbia. Celui-ci était alors le chef des rebelles de la ville de Kulob et le bras droit d’Enver Pacha (officier turc puis ministre de la Guerre de l’Empire ottoman, ndlr). Mais cette famille comptait aussi le héros soviétique Safar Amirchoïev, qui est mort en libérant la Lituanie en 1944.

L’un des nombreux fils du dernier émir de Boukhara, le colonel Chakhmourad Alimov, s’est également battu contre les fascistes.

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D’ailleurs, tous ces « bachi » (dans les langues turciques, « baş » désigne la tête mais aussi le chef, ndlr), les Kourbachis et les Mingbachis, n’étaient en réalité pas des Basmatchis mais des officiers de l’ancienne armée de l’émirat de Boukhara, comme dans l’Armée blanche en Russie.

Le père de Kamil Yarmatov (acteur et réalisateur incontournable du cinéma soviétique, ndlr), était un Mingbachi. Le cinéaste considérait que son propre mentor était Hamdam-hadj Kalandarov, un Kourbachi.

Les libéraux-démocrates tadjiks, les Djadids, n’ont pas non plus accepté l’autorité soviétique et méritent aussi plus d’attention. Par exemple, Païrav Soulaïmoni (écrivain tadjik de Samarcande, ndlr) était en fait le neveu de Hachim Chaïk, l’ambassadeur de la République soviétique populaire de Boukhara à Kaboul. Il s’est occupé de renvoyer Païrav Soulaïmoni dans son pays d’origine avant de s’opposer ouvertement au pouvoir soviétique. La vie de Païrav Soulaïmoni est devenue tragique en 1933.

Sa fille, Goultchera Soulaïmonova, était une célèbre poète tadjike. Sa tante afghane, Nafisa Moubariz, parente du roi d’Afghanistan Amanullah Khan, était également poète et rédactrice en chef d’un journal pour les femmes afghanes.

Nafisa Moubariz, tout comme la fille de l’ancien émir de Boukhara que j’ai rencontrée à Washington il y a 25 ans, faisaient partie des femmes les plus lettrées d’Afghanistan.

On peut dire sans trop exagérer que l’élite des émigrés tadjiks de Boukhara était aux couleurs de l’élite culturelle d’Afghanistan. Son intégration dans la société afghane s’est dans l’ensemble faite sans problème, en raison de la similarité de religion, de culture et de langue.

L’histoire de l’émigration fait partie intégrante de l’histoire tadjike. Les historiens du Tadjikistan indépendant n’ont pas à distinguer le bien du mal dans leur passé, y compris dans le passé soviétique.

Quel regard portez-vous sur la formation universitaire en histoire aujourd’hui ?

J’ai eu la chance d’être diplômé en 1972 de la faculté d’histoire de l’Université de Tomsk, où enseignaient d’excellents professeurs tadjiks et où étaient également invités des sommités mondiales telles que l’ethnographe Sergueï Poliakov et l’archéologue Mikhaïl Masson de Moscou.

Le doyen, Mansour Babakhanov, était un pédagogue exceptionnel, un promoteur de la science, le camarade de Zarif Radjabov et l’élève de Bobodjan Ghafourov (tous deux d’éminents historiens, ndlr).

À l’Institut d’histoire de l’Académie des sciences de l’époque de Bakhodour Iskandarov planait l’esprit des académiciens et orientalistes Alexandre Semionov et Mikhail Andreïev, remarquables représentants de l’historiographie russe prérévolutionnaire.

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Il n’y a rien de tout cela aujourd’hui. La jeunesse ne suit pas d’études supérieures, encore moins jusqu’en maîtrise. Les chercheurs de ma génération partent à la retraite ou sont contraints de travailler ailleurs. Les étudiants recopient massivement les textes des autres et se contentent de chercher sur Google pour réviser leurs examens, puis oublient immédiatement.

Les historiens contemporains du Tadjikistan parviennent-ils à évaluer objectivement les évènements du passé ?

Quand la recherche ne publie pas, de nombreux travaux pseudo-historiques surgissent, écrits par des amateurs ou des personnalités controversées. Cela arrive lorsque l’histoire sort du seul cadre scientifique et académique et devient un divertissement réfléchi selon l’effet et les retentissements escomptés.

Dans l’ensemble, je ne vois pas de recherches innovantes ni même de nouveaux noms dans la recherche tadjike pour cette raison, à savoir l’absence de nouveaux penseurs.

Certes, durant les années de l’indépendance, de 1998 à 2011, une Histoire du peuple tadjik en six tomes a été publiée, mais à l’exception de la deuxième partie du dernier tome, elle a été écrite à l’époque soviétique ! Je faisais d’ailleurs partie des auteurs. Aujourd’hui, les travaux de recherche sont rédigés à la hâte, de manière chaotique, et ne font pas l’objet d’un examen rigoureux en matière d’éthique et de plagiat.

Vous avez longtemps travaillé dans les universités américaines. Racontez-nous cette partie de votre carrière.

La période américaine de ma carrière a été la plus intéressante et la plus productive. C’est là-bas que j’ai publié plusieurs livres et des dizaines d’articles.

De 2000 à 2013, j’ai enseigné à Yale et à l’Université d’État de l’Ohio. J’ai également donné des conférences dans d’autres universités telles que Harvard, où j’ai d’ailleurs été introduit par le défunt Richard Frye, grand ami de l’Iran et du Tadjikistan, fondateur des études iraniennes dans le monde, et que je considère comme mon idole.

Que faites-vous désormais et sur quoi travaillez-vous ?

Aujourd’hui, outre mes recherches sur l’émigration centrasiatique, je travaille sur l’histoire des mouvements nationaux et musulmans en Asie centrale et en Afghanistan, ainsi que sur des thèmes contemporains connexes. Je continue d’étudier avec mes collègues l’histoire du processus de paix au Tadjikistan.

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Je donne des conférences, j’écris des articles et des comptes rendus, je fais du conseil, je dirige parfois les travaux de recherche d’étudiants, j’interviens lors de conférences chez nous ou à l’étranger. En tant que politologue, je suis également les évènements en Afghanistan.

Malheureusement, je collabore davantage avec des collègues étrangers qu’avec mes homologues tadjiks. Je ne perds pas non plus l’espoir de travailler à temps partiel dans l’une des universités de la capitale.

Vous êtes originaire de Konibodom, dans la province de Sughd, au nord-ouest du Tadjikistan, mais vous êtes né à l’est du pays, dans le district de Racht. Comment votre famille est-elle arrivée là-bas ?

Combattant lors de la Seconde Guerre mondiale, mon père, Nadjoudin Abdoullaïev, dirigeait dans les années d’après-guerre les antennes du parti dans trois provinces : celles de Garm, du Haut-Badakhchan et de Leninabad (aujourd’hui Khodjent, ndlr), et deux districts : Vakhch et Obigarm.

Il était ami avec Bobodjan Gafourov, Nazarcho Dodkhoudoïev, Toursounbaï Ouldjabaïev et Abdoulakhad Kakharov (de célèbres personnalités politiques soviétiques, ndlr), et travaillait avec eux.

Une des rues de Douchanbé porte son nom. Et l’on dit qu’il y a une autre rue à son nom à Garm, où je suis né en 1950. Ma mère, Fatimakhon, était femme au foyer et a élevé six enfants.

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Je suis également fier de mon frère, désormais général à la retraite, et de mes quatre sœurs, dont l’aînée, hélas décédée aujourd’hui, a été la rectrice de l’Institut des langues durant de longues années. Je suis marié, j’ai un fils et une fille, ainsi que trois petits-enfants.

Il y avait parmi mes ancêtres maternels des moudaris (équivalents des professeurs principaux dans les écoles coraniques, ndlr). Comme eux, je suis professeur. Ils travaillaient dans la médersa Mir Radjab Dodkho à Konibodom, où est désormais installé le musée de la ville.

Le clan auquel j’appartiens, Koutchaï Djar, lui a fait don de deux peintures précieuses – une illustration de Konibodom faite par des artistes indiens et un tableau du remarquable peintre ouzbek Isfandiyar Khaïdarov. Nous essayons de poursuivre le mécénat. Nous rêvons également de contribuer à faire renaître la calligraphie au Tadjikistan.

Khaïdar Chodiev
Journaliste pour Asia-Plus

Traduit du russe par Antonia Collard-Nora

Édité par Guillaume Gérard

Relu par Anne Marvau

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