En dépit des risques de prison et de mauvais traitements, Berlin a expulsé au début du mois de novembre un militant de l’opposition au Tadjikistan. Le pouvoir tadjik n’a de cesse de poursuivre ses opposants exilés.
Il était l’un des militants les plus actifs à l’étranger de l’opposition au régime d’Emomali Rahmon. Dilmourod Ergachev a été expulsé vers le Tadjikistan le 6 novembre dernier, rapporte le média américain Radio Free Europe.
Interpellé le 28 octobre à Clèves, dans l’Ouest de l’Allemagne, Dilmourod Ergachev a été présenté le même jour devant un tribunal administratif. En dépit d’une demande d’asile en cours d’examen devant un autre tribunal administratif, et malgré les appels de plusieurs organisations internationales des droits humains, son expulsion a été décidée pour les premiers jours de novembre. Human Rights Watch et le Comité d’Helsinki pour les droits de l’Homme notamment avaient appelé à ne pas renvoyer l’homme au Tadjikistan, où il risque la prison pour raisons politiques ainsi que la torture.
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En Allemagne, il participe aux manifestations antigouvernementales
« Dilmourod est l’un des militants les plus actifs. Il a participé à presque tous les rassemblements organisés par l’opposition tadjike contre le gouvernement du Tadjikistan« , confie Charofiddin Gadoïev à Radio Ozodi, la branche tadjike de Radio Free Europe. Fondateur du Mouvement pour la Réforme et le Développement du Tadjikistan, également membre du Groupe 24, il est lui-même poursuivi par les autorités tadjikes. Sur les réseaux sociaux, mais pas seulement.
« [La] participation active et visible [de Dilmourod Ergachev] aux activités de l’opposition est bien documentée », garantit le Comité d’Helsinki dans un communiqué. Celui-ci cite notamment la participation de l’opposant aux manifestations devant l’ambassade du Tadjikistan à Berlin en avril 2015, en décembre 2018, ou encore en septembre 2023, pour protester contre la visite d’Emomali Rahmon en Allemagne. Selon Radio Free Europe, suite à cette dernière manifestation, plusieurs membres des familles des manifestants ont été arrêtés et interrogés au Tadjikistan.
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La demande d’asile politique déposée par Dilmourod Ergachev était pourtant en cours d’examen, assurent ses proches à Radio Free Europe. « Les organisations d’opposition se sont adressées des dizaines de fois aux autorités allemandes au sujet de Dilmourod Ergachev. Elles ont fourni des preuves complètes. Dans des situations ordinaires, cela suffit pour qu’une personne obtienne l’asile », déplore Charofiddin Gadoïev, qui constate que « le gouvernement du Tadjikistan cherche, par la voie diplomatique, à obtenir le retour de ses opposants depuis les pays européens. »
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« Il dispose de toutes les preuves nécessaires confirmant qu’il a été persécuté dans son pays et que s’il est expulsé, il sera condamné à une longue peine de prison en raison de son activisme », insiste Charofiddin Gadoïev. « En Allemagne, on sait très bien qu’au Tadjikistan, pour un simple « j’aime » sur les réseaux sociaux, on envoie des gens en prison pour 10 ou 12 ans. Et que quelqu’un qui participe à des manifestations antigouvernementales depuis 13 ans ne sera jamais pardonné. »
Tentative de suicide
Le 29 octobre dernier, Dilmourod Ergachev a confirmé à Radio Ozodi lors d’un entretien téléphonique que son expulsion était prévue pour début novembre. Le tribunal a estimé qu’il n’était pas prouvé que Dilmourod Ergachev risquait la prison ou des mauvais traitements au Tadjikistan. Le tribunal a également émis des doutes sur la sincérité de son engagement militant dans l’opposition tadjike, a confié son avocat à Human Rights Watch.
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Le média russe The Insider rapporte que Dilmourod Ergachev aurait fait une tentative de suicide le jour de son expulsion. Les agents chargés de l’escorter à l’aéroport l’auraient retrouvé dans une mare de sang. L’homme a reçu des soins, et ses blessures n’ont pas ajourné son expulsion. Dilmourod Ergachev a bien été conduit à l’aéroport de Dusseldorf le 6 novembre et, après escale à Istanbul, été remis le 7 novembre aux autorités tadjikes à l’aéroport de Douchanbé.
Selon Human Rights Watch, des témoins rapportent que Dilmourod Ergachev a immédiatement été menotté et conduit, un sac noir sur la tête, dans un véhicule.
Au Tadjikistan, la répression continue et pousse les opposants à l’exil
Le Tadjikistan est un pays autoritaire où le pouvoir est verrouillé. Au pouvoir depuis 1992, Emomali Rahmon a été réélu en octobre 2020 avec 90,92 % des voix. Et depuis 2015, la répression de l’opposition politique s’étant accélérée, des centaines de citoyens tadjiks ont demandé l’asile en Europe, principalement en Pologne et en Allemagne.
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En 2016, le média The Diplomat évoquait la « crise silencieuse » des réfugiés Tadjiks en Europe. Le phénomène était passé inaperçu tant l’attention médiatique était alors tournée vers les réfugiés de Syrie ou en provenance de Libye, mais le nombre de Tadjiks demandeurs d’asile était tel qu’en Pologne, ils formaient le deuxième groupe de demandeurs derrière les Tchétchènes.
Des procès à huis clos et des peines de prison
Les proches de Dilmourod Ergachev craignent qu’il ne connaisse le même sort qu’Abdoullo Chamsiddin, fils d’un opposant politique, et Bilol Qourbonaliev, membre du Groupe 24, tous deux expulsés par Berlin en 2023. Ils avaient également déposé une demande d’asile politique en Allemagne, et tous deux ont été condamnés, à huit clos, à respectivement sept et dix ans de prison.
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En octobre dernier, encore, lors d’un procès à huis clos, un tribunal du Tadjikistan a condamné Soukhrob Zafar, leader du Groupe 24, et un autre membre du groupe, Nasimon Charifov, à respectivement 30 et 20 ans d’emprisonnement, en vertu de l’article 307 du Code pénal pour « avoir appelé à un changement violent du système constitutionnel » en utilisant Internet.
Soukhrob Zafar et Nasimon Charifov vivaient tous deux en Turquie depuis des années quand ils ont soudainement disparu en mars dernier. En août, le procureur général du Tadjikistan a fait savoir que les deux hommes étaient aux mains de la justice tadjike et que l’enquête les concernant serait bientôt terminée, sans préciser de quelle façon Soukhrob Zafar et Nasimon Charifov s’étaient évaporés des rues d’Istanbul pour réapparaître cinq moins plus tard à Douchanbé.
Eléonore Darasse
Rédactrice pour Novastan
Relu par Elise Medina
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