Reconnue comme l’un des principaux acteurs du développement au Tadjikistan, la Fondation Aga Khan compte pour la première fois un citoyen tadjik comme représentant permanent dans le pays. En tant que médiateur dans l’ultrasensible région du Haut-Badakchan, la Fondation Aga Khan est aujourd’hui dans une posture délicate.
Novastan reprend et traduit ici un article initialement publié le 17 avril 2019 par le média russe spécialisé sur l’Asie centrale, Fergana News.
Tout un symbole. Le 17 avril dernier, la Fondation Aga Khan pour le Développement (AKDN) a nommé son nouveau responsable au Tadjikistan. Pour la première fois depuis 26 ans d’activités dans la République tadjike, un citoyen du pays devient le représentant permanent de l’organisation. Kozidavlat Koïmdodov, ancien fonctionnaire du Parti et diplomate de 69 ans, succède ainsi au Pakistanais Ali Akbar Pesnani.
La Fondation Aga Khan tient sa puissance et son nom de Shah Karim Al Hussaini, qui porte le titre d’Aga Khan depuis 1957. Ce titre implique que l’Aga Khan est le leader spirituel des Ismaéliens, une branche de l’islam chiite. Les dons faits par les Ismaéliens vont directement alimenter la fortune de l’Aga Khan, estimée à 3 milliards de dollars. Le prince Shah Karim Al Hussaini est également appelé Aga Khan IV.
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Au Tadjikistan, où seuls 3% des musulmans sont d’obédience ismaélienne, l’AKDN joue un rôle important dans le développement. Au milieu des années 1990, la fondation s’est engagée au Tadjikistan de manière active en promouvant des projets humanitaires. Son activité s’est d’abord traduite par l’apport d’une aide alimentaire aux habitants de la province autonome du Haut-Badakchan, dans l’est du pays, qui étaient confrontés à une catastrophe humanitaire à l’époque de la guerre civile (1992-1997). Le Haut-Badakchan est également peuplé en majorité d’Ismaéliens.
Un bailleur indispensable au Haut-Badakchan
La fondation s’est progressivement orientée vers la promotion de projets socioéconomiques, culturels et humanitaires. C’est grâce au fonds de la Fondation Aga Khan sur le territoire du Haut-Badakhchan que la centrale hydroélectrique du Pamir (aujourd’hui connue sous le nom de Pamir Energy) s’est modernisée. Elle assure aujourd’hui sans interruption l’électricité de la région. Cinq ponts ont été construits et relient le Badakhchan tadjik au Badakhchan afghan, l’ensemble scolaire Aga Khan et l’université internationale d’Asie centrale ont été construits dans la ville de Khorog, ainsi qu’une clinique moderne et d’autres infrastructures de moyenne et petite tailles.
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La Fondation Aga Khan a également investi dans un certain nombre d’affaires. C’est la première banque de microfinance depuis de nombreuses années, dont les crédits soutiennent l’entreprenariat local. Elle a également investi dans l’hôtel Serena et la société de télécommunications Tcell (anciennement Indigo Tadjikistan). Les projets commerciaux incluent également la compagnie d’énergie Pamir Energy. Le montant total des dépenses de la fondation au Tadjikistan n’est pas connu, mais comme le souligne dans l’une de ses interviews Yodgor Faïzov, ancien directeur exécutif de l’AKDN et désormais chef de la fondation au Haut-Badakhchan, le montant annuel des investissements au Tadjikistan s’élèvent à 70 millions de dollars.
Une image quasi-sacrée…
Au cours des dernières années, les activités de la Fondation Aga Khan ont pratiquement permis d’assumer les fonctions socio-économiques de l’Etat du Haut-Badakhchan, construisant ainsi une image positive de la Fondation. Cette image était d’ailleurs perçue comme sacrée par les habitants du Pamir, puisque l’Aga Khan est le chef spirituel des Ismaéliens.
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C’est dans ce contexte qu’intervient la nomination de Kozidavlat Koïmdodov au poste de chef de l’AKDN. Cette ascension montre avant tout la rotation habituelle des cadres et le passage d’un fonctionnaire au sein de la fondation après son départ en retraite. Néanmoins, cette nomination mérite une attention particulière et donne à réfléchir sur l’activité de la structure et ses relations officielles avec la capitale Douchanbé, qui n’ont pas été très lisses au cours des dernières années.
… qui pourrait être entachée par un diplomate à la réputation ambiguë
A cet égard, la nomination de Kozidavlat Koïmdodov à la tête de l’AKDN pourrait continuer à alimenter la polémique. De fait, son ascension a suscité des réactions mitigées dans la société et donné lieu à des discussions parmi les principaux bénéficiaires de l’organisation, en l’occurrence les habitants de la région autonome du Haut-Badakhchan. Dans des discussions sur les réseaux sociaux, quelques-uns ont soutenu cette nomination, tandis que d’autres ont exprimé une opposition catégorique, l’accusant de ne pas participer à la résolution des problèmes des autochtones.
La controverse à l’égard de Kozidavlat Koïmdodov a plusieurs sources. En 2013, son fils Koïmdod Koïmdodov s’est trouvé impliqué dans le trafic de drogue avec sa femme Mouchtar Mouborakchoïev. Ils ont été placés en détention alors qu’ils attendaient l’embarquement d’un vol pour Moscou à l’aéroport de Douchanbé avec 2,5 kilos d’héroïne. Après sa détention, Koïmdodov junior a déclaré que les narcotiques n’appartenaient pas à lui mais à son épouse. En fin de compte, Koïmdod Koïmdodov a été relâché, mais sa femme condamnée à 12 ans et demi de réclusion. Elle a été plus tard amnistiée. Dans les années 1990, après une visite de Kozidavlat Koïmdodov dans la province autonome du Haut-Badakhchan, son garde du corps avait déjà été arrêté en possession de drogues. Malgré cela, l’autorité de Kozidavlat Koïmdodov devant le chef de l’Etat tadjik Emomalii Rahmon n’a pas été fragilisée. Il a continué à occuper ses fonctions d’ambassadeur du Tadjikistan en Biélorussie et n’a pris sa retraite que quatre ans plus tard, en décembre 2017.
2012, année charnière
Mais plus que la drogue, ce sont les évènements de Khorog en 2012 qui ont véritablement nui à la réputation de Kozidavlat Koïmdodov. Au moment même où des opérations spéciales menées dans la capitale du Haut-Badakchan faisaient des dizaines de victimes parmi la population civile et les représentants de forces de l’ordre, Kozidavlat Koïmdodov a officiellement manifesté son soutien à la position des autorités tadjikes. Et ce alors que la population de Khorog manifestait en appelant au retrait des contingents armés supplémentaires déployés dans la province. Comme le régionalisme n’a disparu nulle part au Tadjikistan et que la politique régionaliste suscitait de grands espoirs parmi ses compatriotes, cette déclaration a sérieusement écorné l’image de Kozidavlat Koïmdodov.
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Les évènements de Khorog n’ont pas seulement constitué une épreuve décisive pour le diplomate mais aussi pour les activités elles-mêmes de la Fondation Aga Khan pour le développement du Tadjikistan. En effet, du fait de cette image quasi-sacrée, l’Aga Khan et son organisation ont servi de médiateur entre les anciens chefs de guerre du Pamir et les autorités de Douchanbé au cours des évènements de juillet-août 2012. L’Aga Khan a ainsi appelé ses adeptes du Badakhchan à déposer volontairement leurs armes et à un cessez-le-feu afin de parvenir à la paix. Les braises du conflit se sont éteintes. Pourtant, à la fin du mois d’août, Imomnazar Imonazarov, l’un des leaders informels les plus influents du Pamir, a été assassiné dans sa propre maison. Ses camarades ont alors affirmé que le pouvoir était derrière l’assassinat et des rassemblements ont commencé à Khorog.
Une position instable
L’AKDN et le président de la région Yodgor Faïzov en personne ont alors une nouvelle fois assumé les fonctions d’intermédiaires dans les négociations de la province autonome du Haut-Badakhchan avec le pouvoir. Grâce à la médiation de l’organisation, le retrait des troupes de la région a été obtenu. Pour les ONG internationales qui ne disposent pas de mandat politique, obtenir la pacification était un résultat sans précédent. Après le meurtre d’un dirigeant influent, l’autorité de l’organisation a néanmoins décliné auprès de ses bénéficiaires. Beaucoup en sont venus à la conclusion que l’AKDN n’était pas en mesure d’offrir des instruments contraignants pour forcer le gouvernement à remplir ses engagements.
À Douchanbé, les évènements de Khorog sont sujets à des sentiments partagés. D’un côté, le conflit a été résolu, quoiqu’avec le temps il semble davantage gelé. D’autre part, il s’est avéré qu’une entité étrangère, certes de dimension internationale comme l’est l’Aga Khan, pouvait avoir une influence directe sur le cours des évènements politiques au Tadjikistan. Cette évolution a mené le pouvoir tadjik à repenser son attitude à l’égard du leader du monde ismaélien.
Il semble que l’Aga Khan lui-même a également reconsidéré sa position. En tant que chef d’une communauté de près de 20 millions de personnes, se positionnant lui-même comme le protecteur de la sécurité de ses adeptes, l’Aga Khan a probablement compris qu’on ne peut n’attendre aucune garantie de la part des autorités officielles de Douchanbé. En cessant de se rendre au Tadjikistan après sa dernière visite en avril 2012, il a peut-être voulu manifester son mécontentement, et ce, malgré les multiples projets mis en place par son organisation au cours des dernières années sur le territoire de la province autonome du Haut-Badakhchan, en particulier l’université d’Asie centrale (90 millions de dollars investis), le Centre Ismaélien (15 millions de dollars) et le Centre médical (24 millions de dollars).
Des tensions latentes
Comme le remarquent des sources de Fergana News, les relations de l’AKDN avec le gouvernement ces dernières années n’ont pas été très claires. Selon ces sources, ces relations parfois tendues ont été particulièrement visibles au moment de la cérémonie d’ouverture de l’université d’Asie centrale à Khorog en septembre 2018. Le président tadjik Emomalii Rahmon a alors exprimé son mécontentement à l’égard des activités de l’AKDN, en soulignant que si ce dont s’occupait aujourd’hui l’AKDN était autrefois visible, sa mission était aujourd’hui incompréhensible. Il a aussi vivement critiqué la politique de ressources humaines menée par l’organisation, puisque de nombreuses fonctions sont attribuées à des ressortissants étrangers, en particulier des Pakistanais. Un petit signe qui ne trompe pas : bien que le mécontentement ne soit plus ouvertement exprimé au niveau officiel, la licence pour la tenue des activités éducatives de l’université d’Asie centrale n’a été reçue qu’un an après la fin de la construction et le début réel du travail.
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Pour autant, la nomination de Kozidavlat Koïmdodov au poste de représentant permanent des structures de l’Aga Khan au Tadjikistan est logique. Jusqu’en 2005, le fonctionnaire était coordinateur gouvernemental de l’AKDN dans la République tadjike. Il a réussi à maintenir des relations de confiance avec l’Aga Khan en personne comme avec le président tadjik. Malgré son image entachée à plusieurs reprises dans sa carrière, c’est probablement pour cette raison qu’il a été nommé à la tête de l’AKDN : à défaut d’améliorer les relations, il pourra au moins maintenir le statu quo. Il est essentiel pour l’Aga Khan de conserver sa présence dans un pays où les Ismaéliens représentent certes une minorité confessionnelle, mais la majorité de la population dans la province autonome du Haut-Badakhchan.
Chavkat Nazarov
Rédacteur pour Fergana News
Traduit du russe par Antonia Collard-Nora
Edité par Etienne Combier