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Au Tadjikistan, les avocats embastillés

Au même titre que les journalistes et les opposants politiques, les avocats sont dans la ligne de mire des autorités tadjikes. Ainsi, ils sont fortement incités à rester modérés, voire à renoncer, au risque de perdre leur licence ou d'être envoyés en prison.

Douchanbé Tadjikistan Drapeau
Au Tadjikistan, les autorités limitent l'activité des avocats (illustration). Photo : Wikimedia Commons.

Au même titre que les journalistes et les opposants politiques, les avocats sont dans la ligne de mire des autorités tadjikes. Ainsi, ils sont fortement incités à rester modérés, voire à renoncer, au risque de perdre leur licence ou d’être envoyés en prison.

Manoutchehr Kholiqnazarov est un avocat tadjik spécialisé dans les droits de l’Homme, condamné à 16 ans de prison. En novembre 2021, il avait rejoint la Commission 44, créée afin d’enquêter sur les événements ayant conduit à la mort en garde à vue d’un jeune Pamiri, Goulbiddin Ziyobekov, ainsi que sur les manifestations massives ayant éclaté en réaction à Khorog, et qui avaient été brutalement réprimées, comme souvent dans le pays.

Arrêté en mai 2022, comme une douzaine de membres de la Commission, à la faveur de nouvelles manifestations dans la région, il purge aujourd’hui sa peine dans une colonie pénitentiaire à régime strict, comme le détaille le Partenariat international pour les droits de l’Homme (IPHR). Au terme d’un procès ouvert en septembre 2022 et tenu à huis-clos à Douchanbé, la Cour suprême du Tadjikistan l’a condamné quatre mois plus tard, pour « participation à une organisation criminelle » et « participation aux activités d’une organisation interdite en raison de ses activités extrémistes ».

Manoutchehr Kholiqnazarov était par ailleurs président de l’Association des avocats du Pamir (LAP), une organisation de la société civile qui oeuvrait, jusqu’à sa dissolution par Douchanbé en août 2023, dans la région autonome du Haut-Badakhchan, rapporte le média américain Radio Free Europe. La LAP travaillait notamment à l’intégration des normes internationales relatives aux droits humains dans la législation nationale et sur les pratiques d’application de la loi.

L’avocat avait refusé de plaider coupable. En avril dernier, l’IPHR a, aux côtés de huit autres organisations, réclamé sa libération immédiate. Une demande réitérée en septembre, rapporte Radio Ozodi, la branche tadjike de Radio Free Europe. Une missive restée lettre morte auprès des autorités tadjikes.

800 avocats pour un pays

Dans ce pays autoritaire, les voix dissonantes sont rares. Rares aussi sont les possibilités de défendre ses droits, tant la pratique même du droit y est contrôlée par le pouvoir. Selon la législation en vigueur, pourtant, tout citoyen peut, dès sa détention, recourir aux services d’un avocat et il ne peut y avoir d’audience au tribunal sans avocat. La loi autorise la conduite d’une enquête sans la participation d’un avocat, mais uniquement si l’accusé lui-même le demande.

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Mais en pratique, les choses sont autres. L’Union des avocats du Tadjikistan ne compte qu’environ 800 avocats pour dix millions d’habitants, soit un avocat pour 11 000 habitants, rapporte Radio Ozodi. Dans le Haut-Badakhchan, sept avocats étaient enregistrés en 2022, pour 250 000 habitants. Néanmoins, dans les faits, seuls quatre sont présents localement, les trois autres exercent depuis Douchanbé.

Une profession étouffée

La pénurie d’avocats au Tadjikistan est récurrente depuis 2014, explique Radio Ozodi. A ce moment, des amendements à la loi sur le barreau ont été introduits. Le contrôle de la profession juridique a été transféré au ministère de la Justice, qui a rapidement privé plus de 1 500 avocats de leur licence, notamment ceux qui avaient critiqué ouvertement les autorités. Alors qu’il suffisait d’être membre d’une des huit organisations juridiques du pays pour exercer, un avocat doit désormais obtenir une licence tous les cinq ans auprès du ministère.

En septembre 2019, la Commission internationale de juristes (CIJ), basée à Genève, publiait une déclaration appelant les autorités tadjikes à « mettre fin à l’intimidation des avocats, y compris du président du barreau« . La déclaration soutenait Bouzourghmehr Yorov qui, en septembre 2015, avait annoncé son intention de défendre des membres du principal parti d’opposition, depuis interdit par le pouvoir, rapporte The Diplomat.

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Bouzourghmehr Yorov purge, après des accusations de fraude et d’incitation à la haine raciale, locale et religieuse, une peine de 23 ans d’emprisonnement, peine rapidement portée à 28 ans. Sa peine avait notamment été prolongée de deux ans pour outrage, après avoir cité le poète Avicenne lors de son procès.

La politique, plus que la loi

L’histoire de Bouzourghmehr Yorov ressemble aux mésaventures de Faromouz Irgachev. Egalement membre de la Commission 44, l’avocat originaire du Haut-Badakhchan a vu ses ennuis commencer sitôt après avoir annoncé, en 2020, son intention de présenter sa candidature à la présidence du Tadjikistan, détaille The Diplomat. Une poste occupé par Emomali Rahmon depuis 1992. Celui-ci a été réélu pour la cinquième fois consécutive en 2020, avec plus de 90 % des voix.

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Les différentes organisations internationales de défense des droits de l’Homme et les barreaux étrangers, comme le Barreau de Paris, appellent régulièrement les autorités tadjikes à respecter les principes de base relatifs au rôle du barreau. Cela concerne notamment la garantie que les avocats ne doivent pas être assimilés à leurs clients ou à la cause de ces derniers du fait de l’exercice de leurs fonctions. Mais au Tadjikistan, l’étau sur la société civile ne fait que se renforcer à mesure que les années passent.

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« L’activité juridique est un mécanisme important pour garantir les droits de l’Homme et protéger les libertés dans un pays démocratique, libre et légal, mais pas dans les conditions actuelles au Tadjikistan« , déclarait en 2016 l’expert juridique Chokirjon Hakimov à l’Institute for War and Peace Reporting (IWRP).

En janvier 2023, l’une des organisations de défense des droits humains les plus importantes du pays, le Centre indépendant pour la protection des droits de l’Homme (ICHRP), qui fournissait une aide juridique gratuite aux journalistes poursuivis, aux victimes de torture et d’expulsions forcées, a été fermé sur ordre du tribunal du district de Somoni à Douchanbé. Dans ce pays d’Asie centrale, le droit de se défendre ressemble à un chemin semé d’embûches.

Eléonore Darasse
Rédactrice pour Novastan

Relu par Charlotte Bonin

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