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L’humour face à la censure : de quoi peut-on rire en Ouzbékistan ?

Ce qui est permis aux humoristes en Ouzbékistan et ce qui ne l’est pas est devenu une question délicate. Des humoristes ont jugé plus prudent de présenter leurs excuses après avoir publié une vidéo dans laquelle ils se moquaient des agents de circulation.

Ouzbékistan Humour Shordanak
Image tirée de la vidéo parodique de Sho'rdanak.

Ce qui est permis aux humoristes en Ouzbékistan et ce qui ne l’est pas est devenu une question délicate. Des humoristes ont jugé plus prudent de présenter leurs excuses après avoir publié une vidéo dans laquelle ils se moquaient des agents de circulation.

Novastan reprend et traduit ici un article publié le 12 juin 2020 par le média russe spécialisé sur l’Asie centrale, Fergana News.

En juin dernier, des auteurs de l’émission humoristique Sho’rdanak se sont excusés pour un sketch dans lequel ils se moquaient des agents de la circulation. La vidéo avait été diffusée sur le portail multimédia ouzbek RizaNova et sur la chaîne YouTube YangiKulgu.

Des agents de la circulation se sont sentis offensés. Comme personne ne veut avoir affaire au service de la police routière, les auteurs ont présenté leurs excuses, en promettant d’apporter plus de réflexion à leurs scénarios.

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Le ministère de la Culture ouzbek a pris la défense des humoristes dans une déclaration. « Si une personnalité s’est sentie offensée, que le ministère de l’Intérieur saisisse la justice. Les humoristes ont fait leur travail : faire rire. Pendant de nombreuses années, la comédie a eu pour but de s’attaquer aux problèmes et aux défaillances de la société, ce qui a permis d’améliorer différents aspects de notre vie. De la même façon, les journalistes et les blogueurs soulèvent des problèmes pour aider à trouver des solutions. Pourquoi alors l’humour n’est-il pas considéré comme opportun ? », s’interrogent les autorités ouzbèkes.

Officiellement, tout est possible

Au niveau du gouvernement ouzbek, la liberté de parole et d’expression est soutenue. En décembre 2019, à l’occasion d’une assemblée en l’honneur du 27ème anniversaire de l’adoption de la Constitution, le président Chavkat Mirzioïev s’est exprimé avec beaucoup de justesse à ce sujet.

Ouzbékistan Humour Shordanak
Image tirée de la vidéo parodique de Sho’rdanak.

Le président a déclaré que la liberté d’expression en Ouzbékistan devait être un maillon prioritaire de la construction d’une société démocratique, et il a appelé les membres de la fonction publique à conclure un partenariat avec les médias, qualifiant ces derniers de « miroirs de la vie ». Chavkat Mirzioïev a parlé du rôle important d’Internet et des réseaux sociaux. Il a ainsi déclaré que « la critique est sans aucun doute indispensable ».

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Conformément à la loi sur les médias, chacun a le droit via les médias d’exprimer ouvertement ses opinions et ses convictions. La censure n’est pas autorisée, et personne n’a le droit d’exiger que les communications ou les contenus d’une publication soient approuvés au préalable, ou encore de modifier les textes ou de les retirer entièrement de la presse.

Qu’en pensent les humoristes ?

Fergana News a mené un entretien avec un participant de l’émission KVN, un humoriste qui pendant plus de dix ans a participé à de nombreuses émissions en Ouzbékistan. Il lui a été demandé où se trouvent réellement les frontières de ce qui est autorisé dans le pays, et ce qu’il en est de la censure. Il a accepté de parler de la censure et de l’interdit, mais seulement sous couvert d’anonymat.

Fergana News : De quoi vaut-il mieux ne pas rire ?

L’humoriste : Il y a des sujets tabous qui peuvent heurter la sensibilité d’un individu : la guerre, le statut social, les handicaps physiques et mentaux. En règle générale, l’humour noir n’est pas approprié dans un contexte public.

Mais s’il y a un sujet, il est possible de l’aborder avec humour. En effet, les situations les plus difficiles, quand elles sont abordées par l’humour, paraissent moins douloureuses. Si un sujet est traité dans les médias, on peut l’aborder dans les émissions humoristiques. Bien entendu, on ne peut admettre la calomnie, la diffusion d’informations fausses ou douteuses, cela ne serait pas correct. Les écarts de langage, les attaques personnelles et les insultes ne sont pas les bienvenus.

Commentez le cas de la vidéo de Sho’rdanak. Est-ce que vous estimez que les excuses sont justifiées ?

Les services de la police routière sont depuis longtemps un sujet universel. Il est clair qu’il y a beaucoup de situations amusantes avec les services de la police routière. Par exemple, ils se cachent dans des sapins. Si les humoristes ne blessent pas une personnalité en particulier, mais montrent simplement une situation injuste et illogique, il est plus simple de le faire à travers le prisme de la satire.

Comment distinguer le bon humour du mauvais humour ?

Il y a bien une frontière entre l’humour « de mauvais goût » et le « bon » humour. Les sujets que l’on peut aborder et sur lesquels on peut plaisanter lors d’un dîner en famille sont du « bon » humour. Dans ce cas, ce qui est important n’est pas seulement le sujet, mais aussi le ton. On peut plaisanter de tout, mais on doit savoir le faire intelligemment. De telles blagues peuvent être complexes et ne sont pas toujours comprises.

Est-il difficile de faire de l’humour sous l’influence de la censure en Ouzbékistan ?

D’après les lois ouzbèkes, la censure est interdite, mais les gens n’arrêtent pas d’en parler. L’humour, c’est une information alternative, et il ne doit par conséquent pas être censuré. Personne ne nous surveille lorsqu’on écrit un sketch, mais la censure est déjà largement ancrée en chacun. Depuis très longtemps, elle s’est développée d’elle-même. Cette situation ne cessera pas tant qu’il faudra avoir honte d’une plaisanterie.

Dans notre pays, les gens ont toujours peur d’exprimer leurs opinions et de critiquer. Encore en 2019, lors de la réunion d’Ouzbekkontsert consacrée au développement de l’humour et de la satire, il a été proposé d’ouvrir un club d’humoristes, qui, d’après les responsables, devait lutter contre les plaisanteries ridicules et le langage obscène.

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Cependant, l’initiative même de la fondation de tels clubs où l’on déciderait de quoi parler ou de quoi plaisanter témoigne déjà de la censure dans le pays. On peut se réjouir qu’une telle initiative ne soit restée qu’une initiative, même si finalement Ouzbekkontsert contrôle entièrement la liberté d’expression. Il détermine, conformément à ses propres critères, de qui il faut parler et comment s’exprimer sur scène, comment s’habiller, ce qu’il faut chanter et sur quoi il faut plaisanter.

« Sauf le président ou le Premier ministre »

Fergana News s’est entretenu sur l’humour et la censure en Ouzbékistan avec Kamil Djalilov, producteur du spectacle humoristique international Stand-Up Asie centrale.

Ouzbékistan Humour Shordanak
Image tirée de la vidéo parodique de Sho’rdanak.

« Notre équipe a plusieurs émissions humoristiques en langues russe et ouzbèke. Il y a eu des incidents lors desquels nous avons vexé des personnes haut placées, mais finalement nous avons toujours trouvé des compromis. Nous n’avons jamais reçu d’ordre « d’en haut » de ne pas rire d’un sujet », décrit Kamil Djalilov.

« Officiellement, on nous a seulement donné un avis, afin qu’on ne parle à l’antenne qu’un ouzbek soutenu. Mais officieusement, parmi les humoristes, il y a un fait établi : on peut plaisanter sur qui on veut, sauf sur le président ou le Premier ministre. Je ne sais pas d’où cela vient, personne n’en a jamais parlé explicitement avec moi. Mais nous pouvons sans aucun doute plaisanter sur les agents de circulation », continue Kamil Djalilov.

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« Dans l’ensemble, la situation concernant la censure s’est beaucoup améliorée, en particulier par rapport à l’époque d’Islam Karimov (l’ancien président ouzbek entre 1989 et 2016, ndlr). En ce temps-là, il y avait des incidents », se remémore le producteur ouzbek. « Par exemple, une fois, après un concert, un représentant des forces de l’ordre a convoqué un des humoristes dans son bureau et a commencé à lui reprocher l’utilisation du mot « flic ». Mais le conflit s’est résolu pacifiquement. Il est probable que maintenant, beaucoup de gens ne se soient simplement pas encore adaptés », explique Kamil Djalilov.

Des versions divergentes des faits

Quand le ministère de la Culture est intervenu dans l’affaire des excuses des humoristes, le responsable du service de presse du ministère de l’Intérieur, Chаkhloukh Guiyаssov, a expliqué qu’ils avaient été mal compris. D’après l’attaché de presse, le ministère avait invité les humoristes afin de demander des conseils pour faire une émission satirique, mais il a reconnu que la conversation avait été filmée.

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De leur côté, les humoristes soutiennent qu’ils ont été invités pour une explication, pas pour discuter d’une collaboration. Ils ont ajouté que les échanges étaient filmés, soi-disant pour les montrer à des supérieurs qui n’étaient pas là. Les acteurs affirment qu’ils ne se sont pas excusés devant la caméra, précisément pour que cet enregistrement soit ensuite diffusé sur Internet.

Il sera intéressant de voir si de nouvelles vidéos satiriques sur les agents de la circulation apparaissent, et surtout qui en seront les auteurs : la nouvelle équipe créative du service de presse de la police routière, comme l’assure l’attaché de presse, ou des satiristes courageux comme ceux qui, apparemment, ne se sont finalement pas excusés.

Takhir Roustamov
Journaliste pour Fergana News

Traduit du russe par Juliette Amiranoff

Edité par Paulinon Vanackère

Relu par Charlotte Bonin

Relu par Charlotte Bonin

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