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Après la chute du régime de Bachar al-Assad, l’Asie centrale craint des départs vers la Syrie

Alors que l'avenir de la Syrie est en suspens, les capitales d'Asie centrale sont en alerte. Plus que les centaines de ressortissants dans les rangs de groupes islamistes ayant conduit à la chute du régime de Bachar al-Assad, elles craignent surtout une propagande susceptible de motiver des départs vers la Syrie.

Syrie Damas Grande mosquée des Omeyyades
A Damas, la mosquée des Omeyyades. Photo : Bernard Gagnon / Wikimedia Commons.

Alors que l’avenir de la Syrie est en suspens, les capitales d’Asie centrale sont en alerte. Plus que les centaines de ressortissants dans les rangs de groupes islamistes ayant conduit à la chute du régime de Bachar al-Assad, elles craignent surtout une propagande susceptible de motiver des départs vers la Syrie.

La coalition de groupes islamistes menés par Hayat Tahrir al-Sham (HTS), groupe reconnu par les Etats-Unis et l’Union européenne comme organisation terroriste et auparavant associé à Al Qaida, a conduit, le 8 décembre dernier, à la chute du régime de Bachar al-Assad et du parti Baas, qui dirigeait la Syrie depuis 1963. La présence dans ses rangs d’étrangers, et notamment de plusieurs centaines de ressortissants d’Asie centrale, est attestée, rapporte Radio Azattyk, la branche kazakhe du média américain Radio Free Europe (RFE).

Des hommes originaires du Tadjikistan, d’Ouzbékistan ou encore du Kirghizstan étaient présents en Syrie depuis des années. Le Katibat al-Imam al-Bukhari (KIB), par exemple, actif depuis 2017, fait partie de cette nébuleuse de groupes apparus au cours de la guerre civile syrienne, déclenchée en 2011. Principalement composé d’Ouzbeks, il tient son nom de Mouhammad al-Boukhari, un érudit musulman du IXème siècle. En 2018, le Département d’Etat américain avait déclaré que le KIB représentait « la plus grande force combattante d’Ouzbeks en Syrie » et combattait aux côtés du Front al-Nosra, un temps affilié à Al Qaida.

Le nombre exact de ressortissants d’Asie centrale qui combattent en Syrie n’est pas connu. Néanmoins, Radio Ozodi, la branche tadjike de RFE, rapporte les propos d’une source proche des forces de l’ordre du Tadjikistan, selon laquelle au moins 374 Tadjiks seraient présents dans la seule ville d’Idlib, dans le Nord-Ouest de la Syrie. Radio Ozodi fait savoir que les services de sécurité tadjiks prennent le sujet au sérieux. Sous couvert d’anonymat, un responsable des renseignements tadjiks qualifie dans RFE ces Tadjiks en Syrie de potentielles « bombes à retardement ».

Des Tadjiks qui se mettent en scène sur les réseaux sociaux

Parmi les nombreuses vidéos publiées sur les réseaux sociaux, et vérifiées par RFE, l’une a été prise le 3 décembre sur le site d’un monastère chrétien à environ 30 kilomètres au Nord-Ouest d’Alep. Sur l’enregistrement, un homme, dont le nom du groupe de combattants n’est pas précisé, s’y exprime en tadjik, affirmant que le territoire des « infidèles » a été pris. « Des vidéos comme celle-ci nous rappellent une fois de plus que ces personnes pourraient un jour retourner au Tadjikistan et y causer de gros problèmes », confie l’agent tajik des renseignements à RFE.

Radio Ozodi rapporte également qu’un Tadjik de 31 ans, surnommé Muhsin, qui a posté de nombreuses vidéos sur les réseaux sociaux, dont l’une où il se met en scène dans le palais de Bachar al Assad, est désormais poursuivi au Tadjikistan pour activité de « mercenaire et participation à des guerres de pays étrangers ». Dans les vidéos que publie Muhsin, de nombreuses personnes s’expriment en tadjik.

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Muhsin est originaire de la province de Khatlon et, comme beaucoup de Tadjiks ayant rejoint les rangs d’organisations extrémistes à l’étranger, il a vécu un temps en Russie. Le média tadjik Asia-Plus rapporte qu’une étude réalisée par deux enseignants de l’Académie du ministère de l’Intérieur du Tadjikistan, publiée en août dernier, a conclu qu’au moins 85 % des Tadjiks qui avaient rejoint les rangs d’organisations extrémistes avaient été recrutés alors qu’ils se trouvaient en Russie. La publication a depuis été supprimée.

Une campagne de prévention dans la région de Khatlon

Douchanbé a mobilisé ces derniers mois plus de 1 800 fonctionnaires dans la seule région de Khatlon, afin d’y faire du porte-à-porte, comme le rapporte Radio Free Europe. « Les informations que nous recevons des forces de l’ordre sont alarmantes. Le nombre de jeunes qui ont rejoint des groupes extrémistes religieux est très élevé dans notre province », concédait en août dernier le gouverneur de Khatlon.

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Ainsi, en octobre, plus de 620 000 foyers de cette région du Sud du Tadjikistan ont été visités pour appeler les jeunes et leurs parents à la plus grande prudence face aux groupes en ligne qui incitent à rejoindre des groupes extrémistes. Les autorités demandent également aux habitants d’alerter leurs proches partis travailler en Russie de se méfier des recruteurs en ligne.

Dans une interview accordée à Asia-Plus en janvier dernier, Roustam Azizi, expert tadjik dans le domaine de la lutte contre l’extrémisme violent, montre tout de même que contrairement aux apparences, le nombre de Tadjiks dans les organisations terroristes n’augmente pas. Il précise que « la migration n’est pas la cause de la radicalisation, elle est seulement un lieu où les recruteurs et les émissaires trouvent leur public cible. Ce groupe comprend les jeunes âgés de 18 à 26 ans : c’est à cet âge que nos compatriotes vont le plus souvent travailler (à l’étranger, et notamment en Russie, ndlr). »

La crainte d’une propagande messianique

Les récents événements en Syrie multiplient cette crainte, renforcée par la place particulière qu’occupe la Syrie dans l’eschatologie musulmane. C’est en Syrie, au pays de Bilad al-Sham, selon la tradition musulmane, que les musulmans devront se battre pour hâter la venue du Messie, que de nombreux hadiths font advenir sur l’un des trois minarets de la mosquée des Omeyyades à Damas, par ailleurs surnommé le minaret de Jésus. Autant d’accents messianiques susceptibles de séduire un large public.

Roustam Azizi évoque ainsi le cas de certains jeunes issus de familles tadjikes en Russie, qui « tentent de compenser leurs complexes par une religiosité accrue en disant : oui, je ne suis pas un très bon Tadjik, mais au moins je suis un très bon musulman ». Et représentent des cibles faciles pour les « imams du web », comme ils sont parfois surnommés.

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Les cinq pays d’Asie centrale sont toutes des républiques laïques à majorité musulmane, mais les questions religieuses y sont rarement enseignées. Au Tadjikistan, par exemple, à l’exception de l’Institut islamique de Douchanbé, la religion n’est enseignée nulle part. Au nom de la lutte contre l’extrémisme, les libertés religieuses sont strictement encadrées, notamment en Ouzbékistan et au Tadjikistan.

Le risque d’une recrudescence du nombre de recrues

Mais si les groupes extrémistes savent exploiter les difficultés économiques, sociales et politiques dans les pays d’Asie centrale pour leur recrutement, tous les ralliés ne sont pas désoeuvrés ou isolés. En 2015, Goulmourod Khalimov, l’ancien responsable des forces spéciales tadjikes, avait rejoint les rangs de l’Etat islamique et appelé les migrants tadjiks en Russie, alors au nombre de plus d’un million, à cesser d’être des « esclaves » et à rejoindre l’EI.

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Interrogé par Asia-Plus au sujet des événements en Syrie, Roustam Azizi note qu« il est probable que nous serons confrontés à une montée de l’extrémisme dans le domaine de l’information et à une augmentation du nombre de recrues envoyées en Syrie. »

L’analyste tadjik Faridoun Hadizadeh, interrogé par Radio Ozodi, rappelle que « lorsque l’EI a progressé en Irak et en Syrie, les gens se sont mis à les rejoindre ». Environ 5 000 citoyens des pays d’Asie centrale, un chiffre incluant femmes et enfants, avaient rejoints la zone irako-syrienne. Parmi eux, environ 2 000 Tadjiks. « C’est un grand danger, et il est très difficile de combattre contre eux. Malheureusement, nous n’avons pas de contre-propagande. Nous aurions dû anticiper, nous serions prêts », avance Faridoun Hadizadeh.

La situation en Syrie, une menace plus importante que le retour des talibans

Les pays d’Asie centrale sont déjà confrontés aux assauts propagandistes de la branche du Khorassan de l’Etat Islamique (EIK). Fondé en janvier 2015, l’EIK, du nom d’une région historique qui comprend l’Asie centrale, opère depuis les montagnes afghanes et revendique de nombreux attentats impliquant des ressortissants d’Asie centrale. L’organisation a multiplié les publications en ouzbek, en tadjik ou encore en kirghiz, et développé une propagande spécifiquement dédiée au public d’Asie centrale.

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La région est également échaudée par la chute du gouvernement afghan et le retour au pouvoir des talibans en août 2021. Un voisin encombrant, avec lequel les pays d’Asie centrale composent bon gré mal gré. « Damas, comme Kaboul, est tombée aux mains de groupes armés en peu de temps et sans résistance », note l’analyste tadjik Cherali Rizoen sur sa chaîne Telegram. Mais la comparaison s’arrête ici.

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Interrogé par Asia-Plus, l’expert tadjik Kasym Bekmuhammad rappelle que les groupes unis autour d’HTS ont pour objectif principal la création d’un califat, et à ce titre, « la menace posée par ces groupes dépasse largement la menace posée par les talibans ».

« Le fait est que HTS et ses groupes alliés prétendent créer un califat islamique. Alors que les talibans sont limités au territoire de l’Afghanistan et que leur objectif est de créer un émirat et non un califat« , développe-t-il. Avant de souligner que, « sans exception, pour tous les pays d’Asie centrale, la situation et les événements en Syrie constituent une menace et auront inévitablement des conséquences. Il faut s’attaquer sérieusement à ce problème et prendre des mesures pour minimiser la menace, notamment parmi les jeunes, à rejoindre ces groupes. »

Le Kirghizstan appelle ses ressortissants à quitter la Syrie

Le flou demeure quant à la manière dont les groupes ayant participé à la chute du régime se partageront le pouvoir, et même s’ils seront en capacité de gouverner l’Etat syrien et de maintenir l’unité. Pour l’ancien ambassadeur du Tadjikistan en Egypte, Nazroullo Nazarov, interrogé par Asia-Plus, il est peu probable que les groupes, unis pour faire tomber le régime du Bachar al Assad, soient capables de diriger l’Etat. Il anticipe pour la Syrie un scénario proche de celui l’Irak ou de la Libye.

L’orientaliste et politologue Soultan Akimbekov rappelle auprès du média kazakh Tengrinews qu’en Libye, après la chute du régime de Mouammar Kadhafi en 2011, les tribus s’étaient déchirées. Et la Libye est depuis ravagée par plus d’une décennie de guerre civile.

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Une autre inconnue concerne la façon dont la population syrienne composera avec ces combattants étrangers, et leurs éventuelles prétentions à gouverner, au moins partiellement, l’Etat syrien. Faute de visibilité sur les prochaines semaines, le 10 décembre dernier, soit deux jours après la chute du régime, le ministère kirghiz des Affaires étrangères recommandait à ses ressortissants de quitter le pays, « en attendant que la situation se stabilise ».

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Dans le cadre du processus d’Astana, le Kazakhstan accueillait depuis 2017 les pourparlers visant à résoudre le conflit en Syrie qui, depuis 2011, aura fait plus de 500 000 morts et des millions de réfugiés. Le 22ème cycle de négociations internationales s’est tenu les 11 et 12 novembre dernier. Depuis, Bachar al-Assad a obtenu l’asile politique à Moscou. Et l’avenir de la Syrie, quoique différent, est toujours aussi incertain.

Eléonore Darasse
Rédactrice pour Novastan

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