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Retour sur le gosplan pour le coton en Asie centrale, à l’origine d’une corruption à très grande échelle 

Dans les années 1980, le scandale de l’affaire du coton ouzbek révèle aux yeux de tous les problèmes systémiques auxquels est confrontée l’URSS, alors entraînée dans une course aux rendements effrénée.

Rédigé par :

lmorvan Emma Jerome 

Traduit par : Arnaud Behr

Sarpa Media (octobre 2022)

Youri Andropov et Charaf Rachidov
Youri Andropov et Charaf Rachidov. Sarpa Media.

Dans les années 1980, le scandale de l’affaire du coton ouzbek révèle aux yeux de tous les problèmes systémiques auxquels est confrontée l’URSS, alors entraînée dans une course aux rendements effrénée.

L’affaire du coton est un événement qui montre les contradictions générées par l’utopie communiste et sa dimension productive irréaliste, qui s’insère dans une corruption présente à toutes les échelles du système soviétique. C’est aussi une histoire à replacer dans le cadre de la politique de glasnost, qui favorise la divulgation publique de ce qu’il se passe vraiment en URSS.

Au milieu du XXème siècle, l’Ouzbékistan est devenu le « grenier à coton » de l’URSS, approvisionnant en coton l’industrie de toute l’Union. D’année en année, le gosplan pour « l’or blanc » a vu ses objectifs revus à la hausse à tel point que, dans les années 1980, presque toutes les terres agricoles du pays étaient allouées à la culture du coton.

Une telle demande en coton ne se laisse pas seulement expliquer par les besoins de l’industrie textile. Le coton était le composant de base dans le processus de fabrication de la nitrocellulose – substance inflammable à partir de laquelle s’obtient de la poudre sans fumée. La nitrocellulose est destinée aux armes à feu, mais elle constitue aussi l’un des principaux ingrédients du carburant pour fusées.

Contexte

D’un plan quinquennal à l’autre, le gosplan de l’URSS relevait les projections de récolte de coton. En 1983, la République socialiste soviétique (RSS) d’Ouzbékistan devait cultiver 6 millions de tonnes de coton par an. En guise de comparaison, l’Ouzbékistan en a produit à peine plus de 3 millions de tonnes en 2020.

Pour atteindre les objectifs, les autorités se sont tournées vers des méthodes traditionnelles : recours aux engrais et creusement de nouveaux canaux d’irrigation, ce qui a notamment conduit à l’assèchement de la mer d’Aral. De surcroît, médecins, étudiants, élèves et professeurs étaient réquisitionnés pour la récolte à l’automne. Les objectifs n’étaient néanmoins pas remplis.

Pour combler le manque, les autorités se mettent à falsifier les documents de production et de transport. Des cueilleurs de coton jusqu’aux cadres en passant par les comités du parti, tous participent à la création et à la récolte d’un coton qui n’existe pas. Il est transporté dans des wagons fermés, réceptionné dans les usines de toute l’Union et figure dans les documents et les factures. C’est alors que le coton est radié des comptes, perdu. Parfois même, il avait « brûlé », donnant lieu à des « pertes de production substantielles ».

Chaque maillon de cette chaîne voit passer des pots de vins – les destinataires des livraisons, les opérateurs du réseau ferré, les ministres des républiques, les directeurs d’usines et les dirigeants des institutions de toute l’Union Soviétique ont reçu et donné des sommes d’argent considérables. 

Début des investigations 

En 1982, après la mort de Léonid Brejnev, c’est Youri Andropov, précédemment chef du Comité pour la Sécurité de l’État (KGB), qui accède au poste de secrétaire général du Parti. Pendant ses 15 années à la tête du KGB, il a eu accès aux informations les plus fiables sur l’état du pays.

Ayant laissé les mains libres au KGB pour lutter contre la corruption dans le pays, il espérait accumuler des preuves solides contre ses collègues impliqués dans des montages frauduleux, ce qui renforcerait son propre pouvoir.

L’Ouzbékistan n’a pas été choisi par hasard

Les abus au sein de la RSS ouzbèke étaient tels que les fraudeurs n’arrivaient plus à les dissimuler, tandis que les plaintes des citoyens au sujet de la richesse des dirigeants du parti submergeaient Moscou.

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Il fallait des cas véridiques de mauvaise gestion ou d’actions proprement illégales de la part du ministère de l’Intérieur de l’URSS. Le ministère était l’adversaire principal de Youri Andropov et le gendre de Léonid Brejnev, Youri Tchourbanov, faisait partie de sa direction.

Le secrétaire général de l’Union soviétique éprouvait une haine personnelle envers le dirigeant de la RSS d’Ouzbékistan, Charaf Rachidov, qui avait pendant de longues années abusé de la confiance trop généreuse de Léonid Brejnev, et bénéficié d’un statut d’immunité pendant son mandat. 

L’enquête 

La Commission d’enquête sur l’affaire du coton est créée en février 1983 sous l’autorité de la Genprokuratura de l’URSS pour enquêter sur les abus qui avaient été tolérés par les autorités de la RSS d’Ouzbékistan. Elle siége le 25 avril suivant à Tachkent, date qui marque le début officiel de l’affaire du coton.

L’ampleur du travail est connue d’avance. Ainsi, l’enquête mobilise environ 200 enquêteurs de toute l’URSS. A leurs côtés s’activent 3 000 agents de police et du KGB. A ceux-là s’ajoutent plus de 700 experts en sciences comptables et économiques. En tout, la Commission rassemble plus de 5 000 personnes.

Ce sont les enquêteurs de la Genprokuratura chargés des affaires spéciales Telman Gdlyane et Nikolaï Ivanov qui prennent la tête des investigations.

Des premières personnes condamnées

La première tête à tomber est celle du dirigeant de l’obkom de Boukhara, Akhat Mouzafarov, arrêté pour avoir tenté de donner un pot-de-vin de 1 000 roubles (1 705 euros). Pendant la perquisition de son domicile, 1 million de roubles en espèces et 1,5 millions de roubles en monnaie d’or impériales sont découvertes. Sachant qu’à l’époque, le salaire moyen était environ de 150 roubles. C’est alors qu’il commence à faire des aveux.

Les enquêteurs étaient divisés en deux groupes. Le premier travaillait sur le terrain, inspectant tous les points de transformation du coton. Le deuxième s’occupait des membres haut-placés du parti et des agents du gouvernement.

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C’est bientôt au tour du chef de l’antenne du ministère des Affaires intérieures de Boukhara et du chef de l’obkom de Boukhara, Abdouvakhid Karimov, ainsi que du ministre des Affaires intérieures de la RSS d’Ouzbékistan, Koudrat Ergachev, de subir des interrogatoires, des perquisitions et des arrestations. Koudrat Ergachev a vent de son arrestation imminente et se suicide. Son adjoint connaît le même sort.

Charaf Rachidov fait parallèlement l’objet d’un kompromat et est écarté du pouvoir. En septembre 1983, le Premier secrétaire de l’obkom de Khorezm reconnaît qu’il a concédé 1,5 millions de roubles pour obtenir le titre de Héros du travail socialiste. Les faits sont établis, mais il décède prématurément le 31 octobre de la même année.

Les conclusions de l’enquête

L’enquête sur l’affaire du coton s’étale sur six ans et dure jusqu’en 1989, même si son instigateur, Youri Andropov, meurt en 1984. Durant l’entièreté de l’enquête, 20 000 personnes sont interrogées. 800 mises en examen sont prononcées, au cours desquelles 4 000 personnes sont jugées : parmi elles, 600 dirigeants et dix Héros du travail socialiste.

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100 millions de roubles (170 millions d’euros) en argent et en actifs mal acquis sont confisqués aux condamnés. 29 cadres dirigeants du ministère des Affaires étrangères de l’Ouzbékistan, quatre secrétaires du Comité central du parti communiste d’Ouzbékistan, huit secrétaires d’obkom sont arrêtés et condamnés pour corruption. Le ministre de l’Industrie de fabrication du coton et le chef du contingent de lutte contre le détournement de propriété socialiste (OBkhSS), Akhat Mouzaffarov, sont fusillés.

Les enquêteurs ont pu démontrer que pendant la seule période des années 1970 et 1980, en raison des falsifications des données de récolte, l’URSS a perdu 3 milliards de roubles (4,1 milliards d’euros). Rien qu’en 1983, en Ouzbékistan, 981 000 tonnes de coton non récolté et donc inexistant sont frauduleusement introduites dans les registres de production.

La politique de glasnost entamée en 1985 par Mikhaïl Gorbatchev implique la publication des résultats de l’enquête. En janvier 1988, le journal Pravda publie les documents de l’affaire. Le scandale éclabousse alors certaines des plus hautes sphères de l’Etat ainsi que des grandes figures du parti.

Des accusés amnistiés

La publication est comprise par les médias comme un signal : il est dorénavant possible de rendre compte de la corruption au sommet de l’Etat. Pendant ce temps, l’affaiblissement du pouvoir central dû à la perestroïka donne le champ libre aux enquêteurs. L’année suivante, l’ancien secrétaire du Comité central du parti communiste de la RSS ouzbèke et représentant du Présidium du Conseil supérieur de la RSS ouzbèke, les secrétaires des obkoms de Tachkent, Ferghana, Namangan et du Karakalpakstan sont arrêtés. Certains indices commencent à pointer vers Moscou. 

En mars 1989, deux commissions sont créées pour examiner de potentielles infractions commises par les enquêteurs : l’une placée sous l’autorité du Comité central du parti communiste et l’autre sous l’autorité du Présidium du Soviet suprême. Il a alors été établi que les enquêteurs ont eu recours au chantage et à des menaces pour extorquer des aveux. En mai 1989, des poursuites pénales sont engagées contre Telman Gdlyane et Nikolaï Ivanov. 

Le 25 décembre 1991, un jour avant la fin officielle de l’Union soviétique, le président de l’Ouzbékistan Islam Karimov amnistie tous les condamnés de l’affaire du coton purgeant leur peine sur le territoire de la RSS ouzbèke.

Les représentants de l’histoire officielle abordent les événements de l’affaire du coton sous l’angle suivant : « Ce sont les dirigeants du pouvoir soviétique et du parti communiste d’Ouzbékistan qui sont responsables des maux liés aux combattants contre la corruption envoyés par Moscou, qui ont accablé la population de la république d’Ouzbékistan ».

Vlad Avdeïev
Journaliste pour Sarpa Media 

Traduit du russe par Arnaud Behr 

Edité par Lucas Morvan

Relu par Emma Jerome 

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