Le gouvernement de l’Ouzbékistan a demandé en février dernier l’arrestation d’Aqylbek Mouratbaï, un fervent activiste des droits de l’Homme résident au Kazakhstan. Les autorités ouzbèkes reprochent à l’accusé de publier des vidéos prônant un extrémisme religieux constituant des crimes graves.
Sous l’ordre des autorités ouzbèkes, le blogueur et activiste pour les droits humains Aqylbek Mouratbaï a été arrêté dans sa résidence à Almaty le 15 février dernier en début de soirée. Originaire de la région autonome du Karakalpakstan en Ouzbékistan, il réside depuis 20 ans au Kazakhstan.
Cette arrestation fait suite aux manifestations réprimées ayant eu lieu un an et demi auparavant au Karakalpakstan, ce qui démontre une fois de plus que toutes les réformes de l’autoritaire Chavkat Mirzioïev en Ouzbékistan ne visent pas à ouvrir la société aux dissidences politiques ni à l’écoute des voix des minorités.
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En vous abonnant à Novastan, vous soutenez le seul média européen spécialisé sur l’Asie centrale. Nous sommes indépendants et pour le rester, nous avons besoin de votre aide !La sœur d’Aqylbek Mouratbaï, une journaliste basée à Tbilisi, affirme : « Il m’avait préparée depuis longtemps au fait qu’il serait détenu ». Le moment lui-même a été une surprise. Elle déclare : « Il est impossible d’être préparé au fait que votre frère sera arrêté. »
Les accusations contre Aqylbek Mouratbaï
Le gouvernement ouzbek base son accusation sur deux crimes supposément commis par Aqylbek Mouratbaï. Selon des documents qui ont été publiés le 28 octobre et le 20 novembre derniers par le lieutenant Ouzbakaïev, un enquêteur des affaires internes de la République du Karakalpakstan, l’accusé pourrait faire face à une longue peine de prison.
La première accusation repose sur trois vidéos postées par Aqylbek Mouratbaï les 9, 10 et 11 octobre 2023. Ces vidéos présentent un discours que ce dernier a aidé à écrire, prononcé par un autre militant karakalpak, Kochkarbaï Toremouratov, lors d’une conférence de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), qui s’est tenue en octobre 2023 à Varsovie. L’enquête a conclu que le contenu de ces vidéos contenait « des idées d’extrémisme religieux, de séparatisme et de fondamentalisme ».
Seulement quelques jours après cette conférence, les services spéciaux ouzbeks ont menacé l’oncle d’Aqylbek Mouratbaï, qui réside à Navoï, dans le Sud-Ouest de l’Ouzbékistan. Le 25 octobre, le consulat général de l’Ouzbékistan à Almaty a intimidé Aqylbek Mouratbaï, afin qu’il « baisse d’un ton » lorsqu’il parle des cas de manquements aux droits humains dans la région du Karakalpakstan.
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Toutefois, l’Ouzbékistan a mis deux ans avant de monter une affaire judiciaire à l’encontre de l’activiste. Sa sœur pense que c’est dû au fait qu’il refusait d’abandonner son activisme. Les autorités de la région autonome ont attendu avant de mettre en place des poursuites criminelles.
Un militant qui voulait commémorer les manifestations violentes
Un autre militant, Jangueldi Djaksymbetov, affirme que « les autorités ouzbèkes n’ont pas de raisons de nous détenir, alors elles en inventent. » Il ajoute : « Pourquoi n’ont-elles pas arrêté Aqylbek Mouratbaï quand j’ai été arrêté ? Parce qu’elles n’avaient pas encore trouvé de bonnes raisons. »
La deuxième accusation repose sur deux vidéos postées le 29 octobre dernier, dans lesquelles il appelait à une commémoration, le 13 novembre, pour marquer les 500 jours depuis les manifestations réprimées à Noukous en juillet 2022. Il y parlait en faveur de Daouletmourat Tajimouratov, un défenseur des droits de l’Homme qui a été condamné à 16 ans de prison pour avoir prétendument été à l’origine des troubles en question.
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Dans une interview accordée à Barys Media le 6 février dernier, Aqylbek Mouratbaï a affirmé que le principal objectif des poursuites engagées par les autorités ouzbèkes à l’encontre des activistes karakalpaks était « tout simplement la destruction des personnes les plus éduquées, celles qui peuvent formuler leurs demandes, en somme l’élite intellectuelle de la nation. » Les experts en droits de l’Homme font écho à ces observations.
Goulnoz Mamarasoulova, une militante des droits de l’Homme qui représente l’Association d’Asie centrale en Ouzbékistan, basée en Suède, déclare que « les pressions exercées sur les militants du Karakalpakstan et les défenseurs des droits de l’Homme peuvent être considérées comme faisant partie d’une approche systémique visant à étouffer la dissidence et à garantir une présentation monolithique de l’unité nationale et de la politique gouvernementale. »
« Réduire au silence les critiques »
La directrice pour l’Asie centrale de l’International Partnership for Human Rights, Rachel Gasowski, affirme que l’Ouzbékistan est en train « d’essayer de réduire au silence les critiques et questions qui suscitent l’intérêt et concernent de nombreux résidents du Karakalpakstan. »
L’arrestation d’Aqylbek Mouratbaï est sans précédent, non seulement parce qu’il pouvait sensibiliser l’opinion publique à ce qu’il se passe dans sa région d’origine en anglais et avec un large auditoire, mais aussi parce qu’il adoptait une position politique modérée. Il prévenait que « la poursuite de la persécution » des militants karakalpaks « ne ferait qu’aggraver la situation au Karakalpakstan et renforcer le mouvement national karakalpak. »
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Il craint que la République ne se déstabilise une fois que ses habitants « seront enfin fatigués d’attendre un dialogue avec le régime de [Chavkat] Mirzioïev en Ouzbékistan et commenceront à appeler à des actions plus radicales. » Cependant, les appels d’Aqylbek Mouratbaï à un « dialogue sur les droits du peuple karakalpak » ne sont visiblement pas entendus à Tachkent, comme le souligne Rachel Gasowski.
Des vides juridiques et des risques de torture
En amont du cas d’Aqylbek Mouratbaï, les autorités kazakhes avaient déjà détenu cinq activistes de septembre à novembre 2022. Seulement, après avoir passé 12 mois enfermés, les autorités kazakhes ont finalement dû les libérer puisqu’elles n’ont pas réussi à trouver un accord à propos de leur extradition.
Toutefois, leurs demandes d’asile au Kazakhstan ont été refusées, décision contre laquelle ils ont fait appel. Avec une demande d’extradition des activistes karakalpaks par l’Ouzbékistan, ils se retrouvent dans une situation de vide judiciaire quelque peu compliquée.
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L’affaire autour d’Aqylbek Mouratbaï va probablement suivre le même cours. Après sa détention, il s’est vu accorder le statut de demandeur d’asile temporaire, valable jusqu’au 23 mai, selon son avocat. Le 18 mars dernier, le bureau du procureur d’Almaty a décidé de prolonger son arrestation jusqu’à 12 mois.
Evgeniy Jovtis, directeur du Bureau international des droits de l’Homme du Kazakhstan à Almaty, a expliqué au média kazakh Vlast la raison de l’adoption de cette position ambivalente au Kazakhstan. En effet, le pays évite de renvoyer les demandeurs d’asile dans leur pays d’origine, où ils courent un danger, tout en évitant de tendre les relations avec son voisin. De cette manière, les autorités kazakhes jouent sur le temps jusqu’à ce que les activistes karakalpaks puissent éventuellement fuir vers un pays tiers.
Des procès inéquitables
Rachel Gasowski explique que l’International Partnership for Human Rights est « préoccupé » par le fait que si Aqylbek Mouratbaï est extradé vers l’Ouzbékistan, il « risque d’être torturé et emprisonné à long terme ». Human Rights Watch a suivi de près les centres de détention et les prisons en Ouzbékistan, révélant des cas répétés de mauvais traitements et de torture, qui restent une pratique répandue et impunie dans le pays.
Bien qu’il existe quelques cas où des policiers ont fait l’objet d’une enquête et ont dû rendre des comptes, la plupart des cas signalés n’en font pas l’objet. Plusieurs détenus ont décrit leurs expériences de mauvais traitements et d’abus physiques en détention.
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Si, contrairement à d’autres Karakalpaks arrêtés au Kazakhstan, Aqylbek Mouratbaï est extradé, « seul un statut de hors-la-loi l’attend », déclare son collègue activiste Jangueldi Djaksymbetov. Rachel Gasowski déclare qu’il « ne bénéficierait pas d’un procès équitable en raison du manque d’indépendance de la justice au Karakalpakstan. »
Ces préoccupations sont partagées par Goulnoz Mamarasoulova qui affirme : « Bien que des réformes aient été engagées en Ouzbékistan pour améliorer le système judiciaire et les pratiques en matière de droits de l’Homme, des inquiétudes subsistent quant à l’équité et à la transparence des procès, en particulier dans les affaires politiquement sensibles. »
Un contexte de renforcement de l’autoritarisme
En raison des craintes profondément ancrées de séparatisme, Tachkent ne souhaite pas que des voix critiques s’expriment sur les manifestations qui ont eu lieu au Karakalpakstan en juillet 2022, déclenchées par une proposition d’amendement constitutionnel qui priverait l’entité de son statut autonome et de son droit à se séparer du reste de l’Ouzbékistan.
Je fais un don à NovastanAprès que les manifestations aient été violemment réprimées, faisant 21 morts, le gouvernement ouzbek est revenu sur les amendements constitutionnels concernant le statut du Karakalpakstan et a promis d’importants investissements pour lutter contre les conditions de vie désastreuses dans la république autonome. Même si la situation au Karakalpakstan semble s’être stabilisée, Rachel Gasowski observe que ce n’est pas tant la tranquillité que le silence qui demeure.
Entre novembre 2022 et juin 2023, 58 personnes impliquées dans les manifestations de juillet ont été condamnées au cours de cinq procès. Polat Chamchetov, le fils du premier président du Karakalpakstan, a été condamné à six ans de prison, mais est décédé en détention en amont de son procès. D’autres ont été condamnés à des peines d’emprisonnement comprises entre quatre et 12 ans, ou à des peines qui n’impliquent pas une privation de liberté.
De nombreuses peines ont été réduites, mais pas celle du militant et journaliste Daouletmourat Tajimouratov, qui, entre autres chefs d’accusation, a été condamné à 16 ans de prison pour avoir conspiré en vue de renverser l’ordre constitutionnel de l’Ouzbékistan et organisé des émeutes violentes.
La diaspora karakalpake également menacée
Les intimidations et les menaces de la part des responsables de la sécurité restent monnaie courante au Karakalpakstan. Lors d’une mission en octobre 2023, l’organisation de défense des droits de l’Homme Freedom for Eurasia a constaté que des parents de victimes des violentes manifestations de l’année précédente avaient été menacés par les forces de l’ordre et avaient reçu l’ordre de ne pas parler aux experts en visite. Quelques membres des familles de Karakalpaks qui ont été tués en juillet 2022 ont indiqué que les autorités avaient évité de fournir des informations sur la cause du décès du défunt et avaient empêché d’avoir accès au corps.
Dans toute la région, la répression transnationale gagne du terrain. Tous les Etats d’Asie centrale « cherchent à faire revenir les militants ou les personnes ayant critiqué l’Etat depuis les autres pays », souligne Rachel Gasowski. Ils donnent la priorité aux accords de coopération régionale plutôt qu’aux obligations internationales en matière de droits de l’Homme.
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En conséquence, les militants karakalpaks au Kazakhstan se sentent en danger même en exil, invoquant le risque d’être kidnappés par les autorités ouzbèkes. Pour cette raison, Nietbaï Ourazbaïev, chef de la communauté des Karakalpaks dans l’Ouest du Kazakhstan, a déménagé fin 2023 d’Aktaou à Almaty, plus loin de la frontière avec le Karakalpakstan, après que les autorités ouzbèkes l’aient condamné à 12 ans de prison et que les autorités kazakhes aient révoqué sa citoyenneté kazakhe. Il est décédé d’une crise cardiaque à cause du stress en janvier dernier.
L’illusion d’une démocratisation
La présence d’un représentant de la police ouzbèke lors de l’arrestation d’Aqylbek Mouratbaï montre une fois de plus que les craintes des militants concernant la coopération transfrontalière entre les services de sécurité et les forces de l’ordre ne sont pas infondées.
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La répression à laquelle sont confrontés les Karakalpaks contraste fortement avec certaines des attentes optimistes qui ont suivi lorsque Chavkat Mirzioïev a succédé à Islam Karimov en 2017. Celui-ci avait promis des réformes vers une société et une économie plus ouvertes. Bien que les premières années de Chavkat Mirzioïev aient vu la fin du travail forcé systémique dans le pays, la libération de plusieurs prisonniers politiques et une légère ouverture de la société civile, il est rapidement devenu évident que cela équivalait à une « mise à niveau autoritaire« , comme l’a décrit le chercheur Edward Lemon, pour le propre bénéfice de l’élite, plutôt qu’à une libéralisation politique significative.
« Malgré les réformes pour lesquelles la communauté internationale a félicité [Chavkat] Mirzioïev, nous voyons clairement que le régime politique est en train de revenir vers un état semblable à celui de l’ancien président ouzbek, Islam Karimov », déclare Aqylbek Mouratbaï. La manière dont les autorités ouzbèkes ont d’abord ignoré puis écrasé le mécontentement au Karakalpakstan montre en effet que le régime de Chavkat Mirzioïev s’est détourné de toute réforme politique significative en 2022 et en 2023.
Des appels à ne pas extrader les militants
En avril et juillet 2023, deux votes non compétitifs ont abouti à une nouvelle constitution et à un nouveau mandat présidentiel pour Chavkat Mirzioïev, au moins jusqu’en 2030. L’activiste a prévenu que le cas du Karakalpakstan est un cobaye du processus de réforme de l’Ouzbékistan. « On ne peut pas prendre un pays et le diviser, et décider ensuite que la partie ouzbèke sera une démocratie avec des réformes, alors que le Karakalpakstan ne le sera pas », estime-t-il.
Bien que des diplomates affirment que l’Union européenne (UE) et les ambassades européennes suivent de près l’affaire Aqylbak Mouratbaï, il n’y a aucun signe que l’UE reconsidère ses engagements avec l’Ouzbékistan au-delà de l’expression de son inquiétude et d’appels à des enquêtes indépendantes.
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Goulnoz Mamarasoulova exhorte l’UE et les Etats-Unis à « soutenir les efforts de la société civile pour s’assurer que ceux qui sont dans cette situation de vide juridique aient accès à une assistance juridique, à une aide humanitaire et, en fin de compte, à une chance de bénéficier d’un procès équitable ou de l’asile ». Les militants de la diaspora risquent toujours d’être expulsés.
« Les autorités des pays européens ne comprennent pas que l’extradition est une menace de mort pour les militants », a déclaré auprès de Vlast Leïla Seiitbek, de Freedom for Eurasia. Elle affirme : « Elles pensent que l’Ouzbékistan et le Kazakhstan sont des pays sûrs vers lesquels renvoyer ces personnes. »
Ariadna Mané et Thijs Korsten
Journalistes pour Lossi 36
Traduit de l’anglais par Ella Boulage
Édité par Sandra Attia
Relu par la rédaction
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