Le festival culte Stihia, qui a d’ordinaire lieu dans le désert karakalpak, aura lieu cette année à Boukhara. Créé pour attirer l’attention sur la mer d’Aral, il est, pour de nombreuses personnes, attaché à ce lieu et la décision de le déplacer ne fait pas l’unanimité. Les organisateurs expliquent les raisons de leur choix, qui découle des évènements politiques qui ont eu lieu dans la région l’année passée.
Le 27 janvier dernier, les organisateurs du festival de musique électronique Stihia ont annoncé le changement du lieu et de la date de l’évènement. Cette année, les trois jours de concerts auront lieu lors de la fête de l’indépendance ouzbèke, du 31 août au 2 septembre, dans la région de Boukhara.
La nouvelle a suscité de vives réactions, particulièrement sur les réseaux sociaux. De nombreux internautes pensent que cette décision s’est faite en réponse aux manifestations de juillet 2022 au Karakalpakstan, constituant une punition pour les habitants de la région. En protestation, ceux-ci ont lancé le hashtag #BackToMuynak, pour faire revenir le festival dans les environs de la ville karakalpake de Moynaq. Pour comprendre le déplacement du festival et ses conséquences sur la région, la rédaction de Hook s’est entretenue avec l’organisateur du festival, Otabek Souleïmanov, et a recueilli l’avis des habitants de la région du Karakalpakstan.
Hook : Quels sont les principaux motifs du déplacement du festival à Boukhara ?
Otabek Souleïmanov : Nous nous attendions à des réactions suite à l’annonce du déplacement de Stihia à Boukhara, mais nous ne nous attendions pas à ce qu’elles soient si fortes. J’ai beaucoup discuté et débattu avec mon équipe en amont, mais la décision finale reste la mienne. L’organisation du festival dans les conditions actuelles ne pouvait se faire à Moynaq.
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Stihia n’est pas un évènement très calme, on ne pouvait donc pas l’organiser au même endroit que d’habitude. C’est en effet une grande rave où les gens boivent en écoutant de la musique agressive. Il est bien connu que Stihia ne fait pas l’unanimité au Karakalpakstan : chaque année, on entend parler d’habitants de la région qui se plaignent des tenues et du maquillage des touristes. Dans tous les cas, Stihia et le Karakalpakstan avaient besoin de prendre des distances. On en revient finalement à la question de la légitimité initiale du festival dans la région. Oui, les mécontents seront nombreux, mais nous allons faire avec.
Pourquoi ne pas organiser un autre festival à Boukhara et laisser au Karakalpakstan l’exclusivité de Stihia ?
J’ai bien conscience que le désert de la mer d’Aral fait partie de l’identité de Stihia. Avec les évènements (de juillet 2022, ndlr), nous avons dû repenser l’organisation du festival. J’ai parcouru presque tout l’Ouzbékistan, à l’exception de quelques coins, et je suis arrivé à la conclusion qu’il n’y a pas de meilleur endroit que Moynaq pour Stihia. Moynaq n’est pas seulement le meilleur spot d’Ouzbékistan pour un festival du genre, c’est le meilleur d’Asie centrale.
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Oui, nous avons étudié la possibilité d’organiser un autre festival à Boukhara en faisant une sorte de « rebranding » de Stihia. Mais créer une nouvelle marque aurait demandé de nouveaux frais d’organisation, une nouvelle équipe de management et de conception. Cela aurait demandé beaucoup d’investissements et d’efforts, comme le demande la création d’une nouvelle entreprise.
Après une discussion avec le ministère du Tourisme, nous étions arrivés à l’idée de réorganiser le festival. Le projet était de le rendre itinérant, qu’il se produise une année à Moynaq et l’année suivante ailleurs. Cela aurait permis de développer le tourisme dans tout le pays. Cependant, nous avons finalement renoncé à cette idée et nous allons plutôt organiser deux festivals. L’un de ces deux festivals restera à Moynaq, là où nous sommes implantés. Ce sera un festival de deux jours plutôt que trois, avec une grande scène plutôt que trois petites. Il sera ouvert à tous.
Pourquoi le festival se produira à la fin de l’été et pas au printemps ?
Le changement de date est lié aux conditions climatiques du nouveau lieu. C’est en fait un immense terrain vague qui, la plupart du temps, est inondé. La région du lac Toudakoul se trouve dans un marécage où il y a beaucoup d’eaux souterraines. Il me semble que le sol n’y est sec que trois mois dans l’année. Sans ces particularités, nous aurions bien sûr organisé le festival en mai.
La nouvelle date correspond aussi à celle de la fête nationale. Ces jours-ci, nombreux sont ceux qui quittent la ville à cette période. C’est un choix stratégique pour encourager le tourisme intérieur. Par ailleurs, nous invitons aussi à Stihia des DJ étrangers et nous organisons leur séjour ici. Beaucoup d’entre eux ne jouent que le week-end.
Selon vous, qu’a apporté Stihia au Karakalpakstan et que pensez-vous du hashtag #BackToMuynak ?
Attirer l’attention sur la mer d’Aral est une mission un peu naïve. Même sans nous, tout le monde sait exactement ce qu’il s’y passe et pourquoi. Je ne veux pas trop m’avancer sur les résultats que nous avons obtenus. Oui, les médias étrangers qui s’occupent de musique électronique écrivent sur Moynaq alors qu’ils n’avaient jamais entendu parler d’une telle ville auparavant. La parution de leurs articles sur Moynaq a un peu étendu le public connaissant la mer d’Aral. Est-ce que cela a changé quelque chose ? Probablement pas, pour être honnête. Et si quelque chose a changé, il est peu probable que nous le sachions.
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Parmi nos projets les plus marquants, je peux citer StihiaGen, un évènement de dix jours pour les adolescents et les écoliers de Moynaq. L’année dernière, nous avons organisé des cours de digital design. Cette année, nous prévoyons des cours de programmation et de conception sur le modèle du projet Kruzhok. Les écoliers qui ont participé au projet, ainsi que la directrice de l’école, étaient très enthousiastes. Nous en sommes très fiers. Ce projet fait partie des choses qui ont réellement apporté quelque chose à la région.
Je ne vous parle même pas des retombées économiques dans la région, ni des bénéfices pour les taxis et les cafés. Mais il faudrait organiser un festival tous les mois pour faire réellement avancer l’économie locale. Pour le moment, notre travail ne finance même pas la construction d’un hôtel.
Oui, nous avons sans doute contribué à faire connaître la ville. Mais même sans Stihia, la ville s’est bien développée ces cinq dernières années. Il y a de nouvelles routes, des feux de signalisation et de nouveaux bâtiments. Je me souviens d’une phrase que j’ai entendu lors d’un forum : “Si l’État apprenait à résoudre les problèmes d’une région si reculée, il serait plus facile de les résoudre dans les autres.”
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Au Karakalpakstan, nous continuerons d’encourager l’organisation d’autres festivals pour montrer qu’il y a de la culture au-delà de Stihia.
Je pense que cette année nous apprendra beaucoup, et nous avons d’ailleurs déjà beaucoup appris. Je pense que ceux qui utilisent le hashtag #BackToMuynak doivent essayer de se mettre à notre place et comprendre que le festival a besoin d’avoir une bonne image. Ce que nous faisons représente beaucoup de travail et d’investissements, même si nous avons le soutien du gouvernement.
L’État n’a d’ailleurs jamais exercé de pression pour que nous déplacions le festival. Au contraire, il nous a posé des questions similaires aux vôtres et à celles des habitants du Karakalpakstan. J’insiste une fois encore sur le fait que cette décision était la mienne, en tant qu’organisateur du festival.
Je trouve que le hashtag #BackToMuynak est quand même quelque chose de super, j’aimerais m’en faire un t-shirt.
L’avis des lecteurs de Hook
La rédaction de Hook a décidé de partager ci-dessous des commentaires anonymes d’habitants du Karakalpakstan et d’adeptes du festival.
“C’est une double peine pour nous. Ils ont déplacé le festival à Boukhara, là où les manifestants de juillet dernier sont actuellement jugés. Je ne suis pas d’accord avec les arguments contre la tenue du festival à Moynaq. Au contraire, en organisant Stihia au Karakalpakstan, on aurait pu montrer que tout va bien dans la région. Je pourrais comprendre leur décision si le festival se tenait seulement un mois après les évènements, mais là ça fait presque un an. J’ai l’impression qu’un nouveau grand rassemblement dans la région fait peur aux organisateurs.”
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“Stihia a été créé pour apaiser les tensions autour de la mer d’Aral. Le festival est lié à la mer d’Aral et il me semble que l’organiser ailleurs n’est pas juste. Ce ne sera plus Stihia à Boukhara. Je trouve qu’ils auraient mieux fait de l’annuler cette année et de revenir à Moynaq en 2024. Organiser un évènement de ce genre après ce qu’il s’est passé aurait été un manque de respect pour ceux qui sont morts.”
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“Je trouve que déplacer le festival est une erreur. Il s’est effectivement passé des choses tragiques dont on ne mesure pas encore la gravité. Les organisateurs auraient mieux fait d’exprimer leur solidarité à l’égard des victimes, plutôt que de déplacer l’évènement à un autre endroit. Pour soutenir les habitants du Karakalpakstan, ils auraient pu attirer l’attention des médias sur la région, mais aussi celle des touristes et des habitants d’autres régions du pays.”
“La principale mission de Stihia est d’attirer l’attention sur le problème de la mer d’Aral. Où se trouve Boukhara ? Et où se trouve la mer d’Aral ? Le festival est associé au cimetière de bateaux, au sable.”
Propos recueillis par Yana Modelova
Journaliste pour Hook
Traduit du russe par Thibaut Bacquaert
Edité par Myriam Boulanouar
Relu par Emma Jerome
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Vincent, 2023-06-18
En gros la seule phrase qui explique pourquoi il part du Karalpakistan est « Annoncer Stihia quelques mois après la tragédie (des manifestations réprimées qui ont fait des morts et des blessés, ndlr) aurait été vraiment inopportun. » Pouquoi est-ce inopportun? On ne le saura pas. On en apprend surtout sur comment il a réfléchi au futur lieu du festival.
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