Le récent anniversaire de la chute de Boukhara et de sa conquête par les bolchéviques est l’occasion de revenir sur la progressive baisse d’influence d’un espace qui a pourtant joué un rôle majeur et structurant pour l’Asie centrale tant sur le plan culturel que politique.
Novastan reprend et traduit ici un article publié le 1er septembre 2020 par le média tadjik Asia-Plus.
Le 2 septembre dernier aura marqué les cent ans de la révolution de Boukhara qui a établi en 1920 la fin de l’émirat et l’arrivée au pouvoir d’un régime soutenu par le mouvement des Jeunes Boukhares jadidistes .
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Le mouvement des Jeunes Boukhares était un groupe de quelques centaines de membres originaires de l’émirat de Boukhara et partisans de la démocratie, fondé au début du XXème siècle et qui prit une part active à la révolution de Boukhara. Il est aussi associé au jadidisme, mouvement russe de réforme de l’islam.
Ce dernier n’en a cependant pas tenu les rênes bien longtemps, octroyant peu à peu les pleins pouvoirs à Moscou, jusqu’à ce qu’en 1924, Boukhara, en tant qu’État, disparaisse complètement de la carte pour se fondre dans les républiques nationales soviétiques qui composaient l’URSS.
Beaucoup de choses ont été écrites dans les livres et les articles ayant pour thème la révolution de Boukhara, en particulier ces trente dernières années. Mais on a surtout décrit les évènements de l’année 1920, sans précisément définir ce que représentait à cette époque Boukhara ni contextualiser l’importance historique de cet épisode centenaire. L’historien tadjik Kamoludin Abdullaev revient sur ces enjeux.
Boukhara, héritage perse et centre politique et culturel d’Asie centrale
La ville de Boukhara est aujourd’hui une capitale de province et un grand lieu touristique de l’Ouzbékistan. Cependant, jusqu’en 1920, elle était reconnue dans le monde entier comme la capitale du plus grand État de la région, lequel en avait d’ailleurs pris le nom. Près de 3 millions d’individus, aux cultures tadjike, ouzbèke, juive, turkmène et kirghize, étaient sujets de l’émirat.
Sur une carte, l’émirat de Boukhara rappelle le profil d’un homme étendu, couché sur l’Amou-Daria, dont la tête s’appuierait sur le désert du Khwarezm, et les pieds sur les montagnes du Pamir. Bien que la majeure partie des chefs-d’œuvre architecturaux de Boukhara n’aient été construits qu’avant le XVIIIe siècle, l’émirat se retrouvera au XXème siècle avec une monarchie décrépite, peu moderne et despotique. Elle restait pourtant un symbole de grandeur de la foi pour les musulmans de tout l’Extrême-Orient et de l’Asie du Sud.
Du fait de sa reconnaissance par la Russie et de son influence dans le monde musulman, elle apparaissait comme une grande puissance, derrière la Turquie ottomane.
Encore aujourd’hui, en Inde et au Pakistan, des centaines de familles nobles portent avec fierté le nom de « Boukhara ». Selon l’avis de l’historien du Pakistan contemporain Arif Hasan Akhundzada, la majorité des Pakistanais de Boukhara estiment être des Sayyid (descendants du prophète Mahomet), installés en Inde à partir du Moyen Âge.
L’Américain Richard Nelson Frye, soutenant la thèse selon laquelle la Boukhara de l’empire Samanide aurait occupé une place significative dans l’histoire de l’Islam, écrit que la ville, alors capitale de l’Iran et de l’Asie centrale, a joué « un rôle majeur dans la diffusion de l’islam comme religion et comme civilisation à l’échelle internationale ». Le chercheur Olivier Roy remarque par ailleurs que jusqu’à l’implantation des Russes à Boukhara et à Samarcande au XIXème siècle, les Afghans préféraient recevoir l’enseignement là-bas plutôt qu’en Inde. Il convient d’ajouter que des musulmans de Russie, issus du Caucase, de la Sibérie, de la région de la Volga et de Crimée, s’y rendaient également.
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La dynastie ouzbèkhe des Manghit a régné sur Boukhara de 1756 à 1920. Cependant, le système administratif, la structure politique et les références culturelles de l’émirat remontaient aux traditions iraniennes issues des Achéménides, des Sassanides et des Samanides.
Boukhara a été l’un des centres de la culture perso-musulmane pendant mille ans, en y incluant l’ultime période de son histoire, la période ouzbèke ou plutôt post-gengiskhanide à partir du milieu du XVIIIème siècle .
Boukhara en tant que centre politique a en effet vu passer de nombreuses dynasties, dont seules les trois dernières furent en lien avec le radical « ouzbek ». Elles tirent leur nom de Özbeg, un prince mongol descendant de Gengis Khan, dont la première dynastie des Chaybanides est l’héritière. À partir du XVIème siècle, et jusqu’au XVIIIème siècle, les deux dynasties des Chaybanides et les Djanides forment l’entité politique du khanat de Boukhara. On emploie le terme de « post-gengiskkanide » pour évoquer la troisième dynastie, celle des Manghit, qui prit le pouvoir au milieu du XVIIIème siècle. Elle est la seule des trois dynasties ouzbèkhes ayant régné sur cet espace à ne pas descendre des fils de Genghis Khan. En effet, contrairement aux Chaybanides et aux Djanides, les Manghits sont des descendants de tribus nomades mongoles sans lien avec la généalogie de Genghis Khan.
Parmi les esprits ayant vécu au tournant du XIXème et du XXème siècle et qui ont été les plus prolifiques dans l’émirat, on peut nommer les historiens et les savants d’une grande influence que sont Ahmad Donish (1827-1897) et Mirza Muhammad Abdalazim Sami (1837-1908).
Ahmad Donish était un intellectuel et poète qui eut une influence significative sur la haute société de Boukhara à la fin du XIXème siècle. Il a réalisé de nombreux voyages en Russie dans le cadre de ses fonctions à la cour de Boukhara. Inspiré par les évènements politiques européens, il devient très critique du pouvoir de l’émirat, dont la cour finit par le tenir à distance tout au long de sa vie. Cela n’affectera aucunement son influence et sa verve, au point qu’il proposera même de réorganiser le système politique, quoiqu’il vécût grâce à son soutien. Son œuvre, composée de traités politiques et religieux, comprend notamment Navodir-oul-vakoïé (Évènements rares) composé dans les années 1870 et qui aida au développement d’une pensée politique critique émanant du peuple de Boukhara au début du XXème siècle.
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Mirza Muhammad Abdalazim Sami était un érudit et secrétaire à la cour de Boukhara ; il assiste en tant qu’historien aux guerres qui mêlent la Russie à l’émirat de Boukhara. Son œuvre est dédiée à l’histoire de l’Asie centrale et en particulier à celle de l’émirat. On y trouve notamment Histoire des souverains Manghit, qui régnèrent sur la noble capitale de Boukhara. Il périt dans des circonstances mystérieuses au début du XXème siècle, la fin de sa vie ayant été marquée par une opposition de plus en plus ouverte à l’égard de la cour, qui aura fini par le relever de ses fonctions.
Les émirs mongols, turcs et ouzbeks, bien que dans une situation de domination vis-à-vis de la population tadjike, de culture et de langue perse, ne lui auront cependant pas imposé leur culture ni leur langue. Ils étaient même curieux, connaisseurs, voire mécènes de la poésie tadjiko-persanne. Beaucoup ont composé eux-mêmes de la poésie et des mémoires, notamment les derniers émirs Abd al-Ahad Khan (1859-1910) et Alim Khan (1880-1944).
Ce n’est pas un hasard si l’universitaire canadien Richard Foltzn, spécialiste du monde iranien, a qualifié les dirigeants turcs d’Asie centrale de « principaux défenseurs et diffuseurs de la civilisation iranienne ».
La religion commune et la culture ont permis à Boukhara d’assurer une coexistence qui, sans aller jusqu’à parler d’harmonie, cimentait les différentes cultures, principalement tadjike, ouzbèke et juive, qui composaient sa population. Paradoxalement, ce ne sont pas les Ouzbeks, mais les persophones eux-mêmes, et particulièrement ceux du gouvernement de la République populaire de Boukhara, qui ont instauré l’interdiction de l’utilisation du persan comme langue commune de l’émirat ainsi que l’utilisation du turc au sein de l’administration. Selon le témoignage du bachkir Zeki Velidi Togan (1890-1970), le gouvernement se composait de Boukhariotes communiquant entre eux en tadjik, à l’exception d’un Ouzbek ministre de la Défense. Les modernistes boukhares suivaient l’exemple de la Turquie, où beaucoup d’entre eux avaient reçu une éducation, et s’efforçaient en tout point de l’imiter. Pour eux, la langue tadjike équivalait au cléricalisme et au conservatisme.
Alors, comment Boukhara, noyau culturel et politique de la région entière, héritière d’une civilisation multiséculaire, a-t-elle cessé d’exister ?
Un affaiblissement politique dû aux vicissitudes du « Grand Jeu »
Il faut rappeler que, dans la seconde moitié du XIXème siècle, après une courte et faible résistance face aux troupes russes, l’Asie centrale est conquise. En 1869, l’émir boukhare devient un vassal de l’empereur russe, et l’empire se fixe sur la rive droite du Djihoun (l’Amou-Daria). Khiva tombera à la suite de Boukhara, en 1876. Le Khanat de Kokand est rattaché à la Russie en qualité d’oblast de Ferghana du général-gouverneur du Turkestan.
Au début, les communications entre Boukhara et l’administration russe se mettent en place par le biais du général gouverneur du Turkestan qui avait à sa disposition un fonctionnaire du Ministère des Affaires étrangères. Par la suite, un agent politique de l’empire sera nommé. La Russie n’a pas entrepris de rattachement de Boukhara à l’empire, principalement pour ne pas offenser les intérêts de l’Angleterre qui œuvrait de la même manière dans l’Afghanistan voisin. Ainsi, ces deux États protectorats sont restés formellement indépendants et servaient de régions tampon entre les deux empires, l’un contrôlé par la Russie, l’autre par l’Angleterre.
Si les émirs de Boukhara se sont trouvés sous le pouvoir du tsarisme pendant 63 ans, ils se sont avérés coopératifs jusqu’à la servilité, sans pour autant aller jusqu’à l’adhésion formelle au sein de l’empire. Au contraire, les Afghans sont entrés trois fois en guerre contre l’Angleterre. De 1838 à 1919, ils ont gagné chacun des conflits, allant jusqu’à obtenir l’indépendance après avoir indiqué qu’ils resteraient neutres vis-à-vis de l’Angleterre et de la Russie.
Quand en 1919, Alim Khan propose aux Afghans de former une union contre une possible agression soviétique, ces derniers refusent poliment et se limitent à l’envoi d’un petit contingent armé pour la protection personnelle de l’émir. Après les attaques de l’Armée rouge à Boukhara en septembre 1920, l’émir d’Afghanistan Amanullah Khan (1892-1960) exprime son indignation, mais, quelques mois plus tard, écrit à Lénine pour proposer sa collaboration, en veillant bien à ne jamais évoquer le renversement du gouvernement islamique de Boukhara.
Quelle influence l’Angleterre a-t-elle eu sur le destin de Boukhara ? En 1918 et en 1919, elle refuse tout signe de reconnaissance officielle envers l’émir et, dans le même temps, s’engage d’une manière équivoque pour soutenir des positions émanant de Boukhara contre les intérêts russes. Cela expliquera l’interprétation faite par beaucoup d’historiens soviétiques de considérer la Révolte basmatchi et l’émir comme des agents de l’impérialisme mondial. Il s’agit manifestement d’une interprétation exagérée.
La Grande-Bretagne souhaitait naturellement agir contre les intérêts de la Russie, mais elle craignait plus que tout une situation insurrectionnelle de chaos créée par des musulmans fanatiques et qui pourrait aller jusqu’à susciter des troubles en Inde.
Jusqu’à la fin des années 1920, l’émir fait miroiter aux Basmatchis, qui visent à repousser l’expansion soviétique en Asie centrale et sont menés notamment dans l’émirat par Ibrahim Bek, une potentielle aide de l’Ouest. Les vaines tentatives d’approches d’Alim Khan avec les Anglais auront été sans résultat, et n’auront fait que provoquer la colère des bolchéviques et l’indifférence, mêlée au dégoût, des Afghans. Malgré tout, au cours des années 1920-1930, Amanullah accordera l’asile à Alim Khan et aux centaines de milliers de réfugiés et de migrants venus de la rive droite de l’Asie Centrale.
Les évènements de septembre 1920 : guerre ou révolution ?
La principale cause de la « révolution de septembre » réside dans la volonté de la Russie de rétablir le contrôle sur des territoires prêts à déclarer leur indépendance après la révolution de 1917, et, en même temps, de punir l’émir de ses intentions d’obtenir un soutien de l’Ouest. La première tentative est entreprise à la fin de février 1918, lorsque le Conseil du Turkestan des Commissaires du Peuple (note : fondé en novembre 1917, le conseil du Turkestan des Commissaires du Peuple déclara la création de l’autonomie du Turkestan, aussi appelée l’« autonomie du Kokand » le 27 novembre 1917) décide de mettre fin à l’émirat une bonne fois pour toutes, à la demande du parti des Jeunes Boukhares jadidistes avec à sa tête Fayzulla Xo’jayev (1896-1938) et cela sans l’aval de Moscou.
Le 28 février 1918, le conseil envoie son président Fédor Kolesov (1891-1940) à Boukhara pour des pourparlers avec l’émir. Fédor Kolesov est un homme d’État soviétique, meneur de l’épisode que l’on appelle aussi la « campagne de Kolésov. Kolesov, sous la forme d’un ultimatum, propose d’introduire dans le gouvernement de Boukhara des membres des Jeunes Boukhares. L’émir, naturellement, refuse. À la suite de ce refus, les escouades rouges attaquent la ville de Boukhara le 2 mars et font rapidement face à une armée considérable que l’émir a réussi à réunir.
D’après le témoignage de Muhammad Ali Baldjouvon, un mollah auteur de L’Histoire pratique publiée en tadjik par l’historien Akhror Mukhtarov, les Boukhariotes se seraient dirigés vers l’émir avec ces mots « Nous ne voulons pas de leur hurriyat (liberté en ouzbek), ordonne et nous irons nous battre ». L’attaque bolchévique s’essouffle rapidement et se conclura par la défaite des attaquants.
Bientôt, le djihad est déclaré, et de nombreux Russes qui habitaient dans l’émirat (en grande partie des employés de chemin de fer et des gardes-frontières) sont l’objet de passages à tabac. La foule en colère, encouragée par les fanatiques, ne se calmera qu’après l’exécution de dizaines de Russes dans tout Boukhara. Ces évènements resteront dans les mémoires et alimenteront un sentiment de vengeance contre les Boukhariotes et l’émir, qui se manifestera deux ans et demi plus tard, durant le mois de septembre 1920.
Cette période est marquée par la défaite de la République démocratique hongroise (1918-1919), un affront pour la Russie, mais aussi l’affaiblissement du mouvement révolutionnaire en Allemagne, et encore la perte des pays baltes. Ces différents évènements vont conduire le gouvernement soviétique à se tourner vers l’Est afin de se réhabiliter aux yeux des siens et de ceux du monde entier.
Stratégiquement, l’objectif principal de la Russie soviétique n’était pas Boukhara, dotée d’une faible armée, mais l’Inde. C’est en ce sens que la révolution boukhare était pensée comme partie intégrante d’une révolution mondiale qui avait pour objectif final Londres et Paris. Les commandants bolchéviques de l’Armée rouge de l’entourage proche de Lénine sont à la manœuvre avec à leur tête Mikhaïl Frounzé, qui, en juin 1920 propose de mettre en œuvre une « opération coup de poing pour transférer le rayon d’opération aux frontières afghanes ».
Il faut comprendre qu’à cette époque, pour la Russie, tout ce qui se trouvait au sud de l’Amou-Daria était considéré comme faisant partie de l’Inde, que l’Angleterre administrait.
Pour la Russie et l’URSS, l’Occident détesté démarrait dès les abords du Piandj. Le 2 septembre 1920, après l’assaut cruel et dévastateur de Boukhara, Frounzé télégraphie à Lénine : « Le dernier bastion de l’obscurantisme boukhare et des Cent-Noirs est tombé. L’étendard rouge de la révolution mondiale flotte victorieusement au-dessus du Régistan ». Frounzé n’était pas partisan des illusions romantiques de la révolution propres à quelques dirigeants du Komintern qui pensaient naïvement la Révolution comme une large manœuvre politique engageant le peuple. Au contraire, selon lui, l’armée révolutionnaire de l’assaut de Boukhara devait être recrutée sur la base de « nationalistes russes de l’Armée rouge, venus principalement des provinces centrales de Russie, les plus volontaires et les plus disposées à la révolution ». Les forces locales n’y joueront qu’un rôle symbolique.
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Au début de l’année 1921, l’Armée rouge compose ce que l’on appellera l’expédition d’Hisor qui atteindra l’ouest de Boukhara, dans l’Hisor, les vallées du Vakhch et, plus loin, le Kulob, la vallée de Racht et le Darvaz. Elle y rencontrera l’opposition désespérée des Basmatchis, groupe de militaires aux origines variées, composé d’une milice créée par l’émir, des restes de l’armée boukhare et de formations tribales.
Dans l’expédition se trouvaient des historiens de guerre ayant pour objectif d’augmenter les chances de succès pour la campagne d’Inde. Leurs conclusions étaient peu réconfortantes. Ils reconnaîtront que « ce que l’on appelle la Révolte basmatchi à l’ouest de Boukhara, et dans tout Boukhara en général, est une insurrection populaire révolutionnaire contre le gouvernement que soutient le gouvernement soviétique ». Naturellement, en 1921, il était hors de question de mener une expédition en Inde ou en Afghanistan. Les stratèges soviétiques avaient compris qu’ils ne pouvaient pas entrer par la force en Afghanistan tant que la population à l’arrière leur serait hostile, et limitèrent les prises révolutionnaires à la région de Boukhara.
La résistance des Boukhariotes, ainsi, de la même manière qu’elle aura protégé le pouvoir anglais de la possibilité d’une attaque, aura joué un rôle considérable dans la réorientation du gouvernement soviétique. Le positionnement initial combinant lutte des classes et internalionalisme prendra une tournure nationaliste et souveraine, en particulier à partir des années 1920 et le marxisme-léninisme russe intègre des notions de nationalisme étatique.
Enfin, la Révolte basmatchi, du fait de son radicalisme et de son penchant pour la violence, aura paradoxalement contribué au développement politique d’une partie de la population, au sein d’une société scindée entre opposants et partisans du pouvoir soviétique.
On ne peut pas ne pas évoquer une autre cause de la prise de Boukhara. Dans la conscience des Européens et des Russes, Boukhara était un pays fabuleusement riche. Il y eut en effet un excédent de grains en 1920. Rapidement après l’occupation de Douchanbé, d’Hisor, de Qurghontepa et de Kulob au printemps 1921, les soldats mirent en place des stocks de viande et de grains pour les besoins de l’Armée rouge. Ainsi, en 1921 et 1922, les ressources alimentaires et matérielles de Boukhara (incluant l’or de l’émirat) ont aidé la Russie soviétique à lutter contre la crise alimentaire.
Le jadidisme, l’école de pensée des élites boukhares
Les jadidistes boukhares constituaient une élite intellectuelle musulmane et réformiste et un mouvement culturel avant d’être politique. Leur noyau politique, avec à sa tête Fayzulla Xo’jayev, marchait dans le sillage de la politique de la Russie, qu’elle soit tsariste ou soviétique. Les jadidistes ne prônaient pas la libération de la dépendance coloniale de la Russie.
Les Ouzbeks conservateurs du khanat de Kokand et de Khiva et l’émirat de Boukhara n’ont pas cherché à soutenir les mouvements inspirés par la liberté et qui, en Turquie ottomane, en Perse ou en Chine, avaient donné lieu à des révolutions autochtones au début du vingtième siècle.
Les élites éclairées de Boukhara de cette époque ne reprendront pas à leur compte la devise « Liberté et Indépendance », tant demandée après la Première Guerre mondiale, et qui avait fait sérieusement chanceler les piliers de l’impérialisme mondial.
Elles militaient pour la modernisation, le progrès, l’éducation, en s’écartant tout particulièrement de quelque exigence quant à la structure politique et de toute prétention au pouvoir.
L’émir lui-même aspirait à obtenir des compromis avec les jadidistes. Étant au courant de ce qu’il se passait en Iran et en Turquie, il avait compris que Boukhara ne pouvait pas échapper à une évolution. En avril 1917, en accord avec le gouvernement provisoire russe, il se décidera même à accepter un « manifeste » contenant des engagements à la réforme.
Cependant les mollahs ne lui permettront pas de faire ainsi et, avec l’accord tacite de l’émir, ils passeront à tabac les jadidistes, qui comptaient parmi eux Sadriddin Aini (1878-1954).
Après cette défaite les jadidistes boukhares se rendent à Tachkent, où ils obtiennent la protection des bolchéviques. Sans surprise, les bolchéviques ne se priveront pas d’utiliser les jadidistes comme « avant-garde révolutionnaire » quand il s’agira d’évoquer la « Campagne de Kolésov », et par la suite la conquête de Boukhara.
Au bout de 20 ans, presque tous les jadidistes que les soviétiques avaient soutenu en auront subi la répression. L’élite intellectuelle qui montrait des sympathies envers les jadidistes soutiendra le pouvoir soviétique et prendra une part active à la construction culturelle de l’Ouzbékistan et du Tadjikistan.
Déçue par les communistes, une petite partie des jadidistes, avec à sa tête Usmonxoʻja Poʻlatxoʻjayev (cousin de Fayzulla Xo’jayev), essayera dans la deuxième moitié de l’année 1921 de trouver une langue commune avec les Basmatchis. Sans succès, ils s’enfuiront en Afghanistan, puis en Turquie. Les mouvements en faveur de la liberté vis-à-vis des puissances étrangères, analogues au nationalisme indien, étaient pourtant devenus une réponse réelle face au colonialisme britannique.
De manière générale, les Boukhariotes ne sont pas parvenus à créer un mouvement national musulman d’unification permettant une alternative au colonialisme et au bolchévisme. L’appel des jadidistes ne s’adressait pas particulièrement aux hommes politiques, mais aux élèves et aux oulémas afin d’enlever à ces derniers le droit de contrôler les programmes d’enseignement. Le mouvement n’appelait pas à l’insubordination au pouvoir, encore moins à l’insurrection ou au coup d’État armé.
Aux yeux des jadidistes, la population de Boukhara était trop peu instruite pour évoluer dans la direction qu’ils prônaient. Les jadidistes souhaitaient le bien du peuple mais ils ne sont pas parvenus à obtenir un réel soutien populaire et massif. Ils trouveront cependant les mots plus tard, au milieu des années 1920, dans le cadre de la construction du Tadjikistan soviétique. Sadriddin Aini mettra l’accent sur l’époque des Samanides, sur la richesse culturelle de l’histoire de Boukhara, en particulier sur les classiques de la littérature tadjiko-persane.
On peut regretter que les intellectuels boukhares ne se soient pas appropriés ces idées plus tôt, mais l’histoire ne fait pas de compromis.
De Boukhara à Douchanbé
Au final, l’émirat de Boukhara ressemblait à une colonie rétrograde de la Russie, et dont le régime réactionnaire menait une politique impopulaire, tant sur le plan intérieur qu’extérieur. Aux yeux du monde, sa disparition et son inclusion dans la Russie soviétique semblait relever de l’ordre naturel des choses.
Ce n’est pas sans raison que toutes les grandes puissances vers lesquelles s’est tourné Alim Khan ont réagi avec indifférence face à la chute de l’émirat, tant l’idée selon laquelle Boukhara était une propriété russe leur semblait déjà acquise.
On pourrait aussi dire qu’il fallait à la fois protéger et conserver Boukhara. Il est d’usage de procéder ainsi avec le khalat, un caftan traditionnellement porté en Asie centrale. Même ancien, on peut le brosser, le recoudre, et à nouveau le porter si on le souhaite. On peut aussi l’accrocher au mur, parce qu’on a hérité le khalat de son père qui l’a lui-même reçu de son père.
En réalité, pour les peuples tadjiks, ouzbeks, juifs, turkmènes, iraniens, jogi-gitans, afghans ou encore indiens, Boukhara représentait non seulement une maison commune, mais aussi une ville cosmopolite à la configuration politique et étatique légitime.
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Boukhara, comme Khiva, et même plus tard la région qui portera le toponyme de «Turkestan», aurait ainsi pu connaitre une histoire similaire à des États aussi anciens comme l’Arménie ou la Géorgie. La révolution a ôté à Boukhara la force des relations internationales, interrompu une vie politique aux traditions multiséculaires et fait perdre de son importance en tant que centre religieux.
Après la chute de Boukhara, les Tadjiks et les autres peuples de Boukhara ont été contraints de revisiter l’histoire de leur État dans une perspective nationaliste. Pendant la période soviétique, les conflits d’interprétation entre Tadjiks et Ouzbeks ont généré de la rancœur.
Il est évident que la chute de Boukhara a engendré des pertes culturelles. Le Tadjikistan, dont les frontières administratives ont été définies entre les années 1924 et 1929, s’est retrouvé à la périphérie d’un espace culturel, politique et économique, au cœur duquel se trouvait Boukhara.
En 1924, aucune ville de la nouvelle république ne pouvait être considérée comme une capitale alors que les Tadjiks ont traditionnellement toujours composé la population urbaine de l’Asie centrale. Dans les premières décennies du pouvoir soviétique, des milliers de Boukhariotes éduqués, d’habitants de Samarcande, et d’autres ressortissants tadjikophones ont quitté leurs lieux de vie pour atteindre la lointaine région de Douchanbé et fonder dans un endroit littéralement désert ce qui deviendra le Tadjikistan que l’on connaît aujourd’hui.
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Parmi eux figuraient nombre des personnalités politiques, écrivains, savants, ou encore artistes.
Abdul Kadir Mukhitdinov (1892-1934) était un membre de l’élite instruite de Boukhara qui intègre successivement les courants jadidistes et Jeunes Boukhares. Après avoir participé à la révolution de 1920 il occupe des postes éminents dans la République soviétique populaire de Boukhara (1920-1924), puis au sein de la République socialiste soviétique autonome du Tadjikistan. À partir de 1929, il devient commissaire du peuple à la distribution au sein de la République socialiste soviétique d’Ouzbékistan. Il se fait arrêter et condamner à mort en 1933, et sera réhabilité en 1958.
Sadriddin Aini (1878-1954), après avoir été passé à tabac par les élites de Boukhara hostiles à la réforme, deviendra écrivain et historien prolifique du Tadjikistan soviétique.
Satim Oulougzade (1911-1997) était un romancier et dramaturge tadjik.
Soultan Oumarov (1908-1964) était un docteur en sciences physiques et mathématiques, académicien de la République socialiste soviétique d’Ouzbékistan et du Tadjikistan.
Asli Boukrhanov (1915-1997) était un acteur et réalisateur tadjik.
Pendant la période soviétique, Boukhara cessera d’être la capitale des Tadjiks et la langue se transformera en un jargon local. Il y a cent ans, les Boukhariotes n’ont pas su unifier leurs forces et soutenir leur patrie, par manque de responsabilité, de fierté nationale et d’énergie. Cette immaturité politique se retrouve dans les générations qui ont suivi.
De la même manière que le pouvoir soviétique est parvenu à Tachkent grâce au télégraphe en novembre 1917, la liberté est parvenue aux Tadjiks par la télévision. Elle leur est parvenue non pas parce qu’ils l’avaient obtenue, mais parce que la Russie n’avait ni les ressources ni la motivation pour soutenir plus avant la tête de pont qu’elle avait conquise cent ans auparavant aux abords d’une Inde qu’elle rêvait de conquérir.
Radio Ozodi
Traduit du russe par François Robic
Édité par Grégoire Odou
Relu par Anne Marvau
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