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Doxa, les street-artistes kirghiz qui montent

Au Kirghizstan, rares sont ceux qui ne connaissent pas l’œuvre du groupe Doxa ou qui n’ont pas vu leurs fresques qui décorent les murs de la capitale Bichkek. Les jeunes artistes, qui ont très rapidement acquis une grande notoriété, collaborent aujourd’hui avec les pouvoirs publics kirghiz et reçoivent aussi des commandes de l’étranger.

Street Art Bichkek Doxa Artistes Kirghizstan
L'une des oeuvres du collectif Doxa, à Bichkek, capitale du Kirghizstan.

Au Kirghizstan, rares sont ceux qui ne connaissent pas l’œuvre du groupe Doxa ou qui n’ont pas vu leurs fresques qui décorent les murs de la capitale Bichkek. Les jeunes artistes, qui ont très rapidement acquis une grande notoriété, collaborent aujourd’hui avec les pouvoirs publics kirghiz et reçoivent aussi des commandes de l’étranger.

Novastan traduit et reprend ici un article originellement paru sur Walker Story.

Et si Bichkek devenait une capitale du street art ? L’ambition paraît folle, à la vue d’une ville encore très soviétique et bétonnée. Et pourtant, Doxa, un collectif d’artistes veut se démarquer et faire parler de Bichkek à travers le monde.

Interviewés par Walker Story, deux membres du collectif, Dimitri et Sergei reviennent sur leurs débuts, leur art et la célébrité. Ils partagent leur point de vue sur l’art et lèvent le voile sur leurs projets. Cette rencontre avec les membres du groupe s’inscrit dans le cadre du cycle d’entrevues avec des artistes de l’atelier « Tvortcheskaya grouppa 705 » (Groupe artistique 705).

Dimitri : « La doxa, c’est un concept philosophique qui vient de la Grèce antique. C’est une « idée reçue », une « opinion » qui est présentée à l’individu comme étant la norme obligatoire, qui est considérée comme étant la vérité ultime mais qui n’est en fait qu’imposée.

Doxa évolue dans l’espace public. Grâce à nos illustrations dans la rue, on partage notre point de vue. Et les gens apprécient notre travail, ils nous comprennent.

Je connais mon collègue Sergei depuis un bon bout de temps, on a fait nos classes au même institut d’arts. Une fois diplômés, on a exploré divers horizons. Quand j’ai eu mon diplôme, Sergei se consacrait déjà à l’aérographie. Pour ma part, j’avais très envie de continuer sur la voies des arts et j’ai fait une année de cours supplémentaire à l’école d’art contemporain ‘’Artist’’ où on m’a initié au street art. J’y ai assisté à des master class tenues par des professionnels du métier. C’est là que j’ai compris que j’adorais cette forme d’art. Avant cela, Sergei et moi on travaillait en parallèle, on faisait de la peinture sur murs à des fins plutôt commerciales.

Les premières œuvres

Sergei : Je vais vous raconter notre histoire commune. Il y a six ans, Dima (le diminutif de Dimitri, ndlr) et moi, on travaillait dans un atelier de carrosserie. Puis un jour, il est parti dans un délire, on a pensé qu’il était entré dans un genre de secte. Il nous rebattait les oreilles avec ses idées ubuesques d’art contemporain. Puis il m’a convaincu que ce qu’on faisait, que repeindre des voitures à l’aérographe, c’était une voie sans issue, que ça ne nous menait nulle part. Que l’art contemporain, c’était mieux. Le premier film de Banksy « Faites le mur » nous a retourné le cerveau. C’est là que j’ai compris qu’il fallait qu’on prenne la rue d’assaut et qu’on fasse quelque chose.

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Deux yeux inquisiteurs…

Dimitri : La question principale qu’on nous posait quand on voyait ce qu’on faisait, c’était « pourquoi ? », « qui a besoin de ça ? ». Les graffitis sont interdits dans de nombreux pays et malgré ça, le street art y est omniprésent. Comment les graffeurs y arrivent-ils ? Chez nous, le street art n’est pas interdit, et malgré ça il reste rare.

Sergei : Pendant quelques années, on a opté pour des projets plus modestes, la majorité de notre travail, c’était du commercial en ville.

Dimitri : Je voulais faire du street art depuis une éternité, me consacrer à quelque chose de beau et de légal. En 2008, on a commencé à refaire des murs de clubs, de bureaux et de restaurants.

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Une des premières oeuvres du collectif.

Sergei : La transition n’a pas été de tout repos : passer de carrosseries dans un atelier à des murs dans la rue, c’était difficile. Il y a eu des moments charnières, on n’avait pas d’argent et il fallait prendre des décisions, faire des choix quant à nos activités : d’un côté on nous passait des commandes, donc on avait l’option de la stabilité financière, mais d’un autre côté on pouvait aussi mettre la clé sous le paillasson et nous consacrer à l’art.

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Aujourd’hui, on peut combiner les deux mais à l’époque, ce n’était pas possible, les commandes accaparaient tout notre temps. Par exemple, une des commandes nous a pris trois mois pleins. Et il n’y avait pas de place pour l’art. On s’occupait d’un club à Almaty qui s’appelait « Jest », et il fallait suivre des directives précises.

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Et hop, dans le mur !

C’est un énième coup d’arrêt qui nous a permis de reprendre le street art : il y a eu une crise à Almaty, on est donc revenus à Bichkek où on a eu deux mois de temps libre.

Dimitri : En 2012, Evguenia Makchakova et moi, on est allés ensemble à New York pour y rencontrer d’autres artistes. On s’est familiarisés avec les artistes locaux, leurs institutions et on y a rencontré Gabriel Specter, qui faisait déjà du street art.

En 2014, il est venu au Kirghizstan pour un projet commun, soutenu par l’ambassade américaine. Le projet, c’était de refaire la façade de l’école N°12 à partir d’une esquisse de Gabriel, nous on était là pour l’aider.

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La première façade de l’école numéro 12 de Bichkek.

Sergei : Mais l’école avait en fait deux façades. Après avoir aidé Gabriel pour la première, pour nous remercier, l’ambassade nous a donné carte blanche pour la deuxième, dès la fin de l’été. C’était dingue, c’est là que tout a commencé et qu’on a donné naissance à « Aïgoul ». On nous a dit « voilà la façade, faites-en ce que vous voulez ! ». « Aïgoul », on l’avait imaginée sur carton pour une exposition à l’occasion d’un concours du premier avril. L’idée a plu immédiatement, de plus je trouvais qu’Aïgoul était une œuvre signature très intéressante qui nous représentait à 100%. Parfait pour une première œuvre.

Quand on a proposé nos deux variantes à l’ambassade, avec et sans écouteurs, j’ai été stupéfait qu’ils choisissent l’option avec écouteurs, la version originale exacte. Ils ont toutefois demandé à remplacer la pomme par autre chose. On a l’a donc transformée en poire, inventant donc l’i-Poire. À notre grand étonnement, ça n’a pas été censuré.

Aïgoul Street Art Bichkek Doxa Artistes Kirghizstan
La fameuse « Aïgoul », d’abord imaginée par Semyon Tchouikov, « père de l’art kirghiz »

Promouvoir l’art kirghiz

Sergei : Tout ce qui est innovation, ça vient de Dima, moi je suis de la vieille école. J’aime beaucoup le réalisme, Chichkine, la peinture en général. Tout ce qui relève des expérimentations street art, c’est Dima. Pour nos œuvres, on se divise la tâche : je m’occupe du décor, des portraits, des drapés et de la peinture. Dima se concentre sur les graffitis et tout ce qui a trait à l’art contemporain.

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L’année 2015 a été particulièrement riche, on nous a confié six façades, c’est beaucoup pour Bichkek. Plus tard, on compte sortir de la région et faire des installations. On va prendre une petite pause en ce qui concerne les façades.

Dimitri : Pour l’instant, on explore l’univers visuel, on s’efforce de donner du sens à notre travail. On est en recherche permanente de matériaux, de nouvelles applications, de trouvailles… On expérimente avec les volumes, les couleurs, les lumières, tout en gardant à l’esprit l’essentiel, cette idée qu’on ne doit pas oublier.

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« Heyyyy ça va? » demandent ces deux vieux hommes kirghiz.

Sergei : On veut aussi promouvoir l’art kirghiz en commençant par Semyon Tchouïkov, qui a créé des œuvres formidables. Il faut qu’on le fasse connaître chez les jeunes en passant par ce vecteur contemporain qu’est notre art. On doit utiliser cette plateforme pour rappeler aux gens (et c’est bien nécessaire) qu’ils sont les descendants de la République socialiste soviétique kirghize.

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Ici représentée, Kourmandjan Datka, une grande figure de l’histoire kirghize.
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Le poète et écrivain Tchingiz Aïtmatov n’est pas oublié par Doxa.
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Tchingiz Aïtmatov est particulièrement présent dans l’imaginaire artistique kirghiz.

Dimitri : À l’heure actuelle, on a déjà la chance de travailler avec des institutions locales. Il y a un projet qu’on voudrait faire aboutir depuis longtemps : travailler sur les ponts de la rue Sovetskaya (une des principales rues de Bichkek, ndlr). On nous a déjà contactés. Si, par le passé, on avait toutes les peines du monde à convaincre avec le street art, aujourd’hui, on peut citer l’exemple de villes dont les dirigeants ont ouvert la porte à cette forme d’art.

Sergei : J’avais bien compris qu’il y avait de la place sur le marché. Bien sûr, certains voulaient se lancer, mais personne ne prenait l’initiative. Il y avait une foule d’artistes mais pas un seul pour se consacrer au street art. Aujourd’hui on en parle énormément. On a eu de la chance qu’un de nous deux ait voulu s’essayer à cette forme d’art. Nombre d’artistes ayant débuté dans les rues sont désormais très demandés.

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Un bus repeint par le collectif Doxa.

J’aime le cynisme. J’ai la possibilité de me développer en tant qu’artiste sur la scène internationale et de me faire un nom grâce à mes origines, je me dois d’utiliser les traditions de mon pays. Après tout, avec ces millions d’artistes, se démarquer est un véritable casse-tête. Et nous, on a la chance de pouvoir le faire. Certes, je n’approfondis pas pour autant mes connaissances sur le folklore kirghiz, mais j’aime nos personnages, nos visages, nos expressions… »

Traduit du russe par Thomas Rondeaux

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