Pour sa sixième édition, le Festival du film kazakh a mis à l’honneur le cinéma d’auteur avec Darejan Omirbaïev, le « poète de la retenue », en tête d’affiche. L’organisateur du festival et le cinéaste ont accepté de s’entretenir avec Novastan pour l’occasion.
Cet automne, le kazakh a résonné dans les salles de cinéma parisiennes. Avant la visite du président Kassym Jomart-Tokaïev à Paris en novembre, présent pour l’inauguration de l’exposition Kazakhstan, trésors de la grande steppe au musée Guimet, la sixième édition du Festival du film kazakh a ouvert le bal des célébrations de cette amitié culturelle.
Depuis 2019, année de son lancement, le festival a voyagé en Belgique, au Luxembourg, en Suisse et au Cameroun, avec le même objectif. Celui de promouvoir le cinéma kazakh auprès de spectateurs qui y sont peu, voire pas du tout familiers. Pari réussi, puisque les spectateurs sont de plus en plus nombreux au fil des ans.
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En vous abonnant à Novastan, vous soutenez le seul média européen spécialisé sur l’Asie centrale. Nous sommes indépendants et pour le rester, nous avons besoin de votre aide !André Raphaël Ivanov, le délégué général et directeur artistique du festival, a accepté de revenir sur les temps forts de cette édition et sur les ambitions de l’Association française du cinéma kazakh, initiatrice du festival.
Le festival du film kazakh : vitrine culturelle à Paris
Cette année, le Festival du film kazakh a pris un virage audacieux : plutôt que de présenter la diversité des genres et des époques du cinéma kazakh, comme les autres années, l’édition s’est concentrée sur le cinéma d’auteur. Au programme, une rétrospective dédiée à Darejan Omirbaïev, figure emblématique des années 1990.
Neuf longs-métrages et deux courts-métrages du cinéaste ont illuminé les écrans de la Cinémathèque française, offrant aux spectateurs une plongée poétique dans un univers minimaliste et introspectif. Un style qui a valu au cinéaste le surnom de « Bresson kazakh », en référence au cinéaste français Robert Bresson, maître de la sobriété artistique et narrative.
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Le pari, risqué mais assumé, a payé. « En 2019, je n’aurais jamais imaginé pouvoir proposer un tel programme », confie le directeur général du festival, qui rêvait de cette rétrospective depuis des années. Organisée dans un lieu aussi mythique que la Cinémathèque française, l’initiative a attiré un public de connaisseurs, venus nombreux pour redécouvrir l’œuvre de Darejan Omirbaïev.
Les plus jeunes n’ont pas été oubliés : le court-métrage Aksak Kulan, projeté au Centre culturel kazakh, leur a offert une initiation au septième art des grandes steppes. Quant aux néophytes du cinéma post-soviétique, ils pouvaient compter sur Eugénie Zvonkine, professeure en études cinématographiques à l’Université Paris 8, dont les deux conférences éclairantes ont permis de décrypter les subtilités de l’œuvre de Darejan Omirbaïev. Un choix audacieux, certes, mais qui prouve que le cinéma d’auteur kazakh captive bien au-delà des cercles de spécialistes.
La place croissante du Kazakhstan dans le paysage culturel français
Rien de surprenant, selon André Raphaël Ivanov : « La France et le Kazakhstan n’ont jamais été séparés culturellement. Les films kazakhs présentés dans des festivals français bénéficient de la réputation du pays comme référence en matière de cinéma. »
Le parcours de Darejan Omirbaïev illustre à merveille cette coopération culturelle entre les deux pays. Méconnu du grand public à ses débuts, le réalisateur a acquis une reconnaissance internationale en remportant, en 1998, le prix Un Certain Regard à Cannes pour son film Tueur à gages. Une consécration qui a familiarisé les spectateurs français avec le cinéma post-soviétique et encouragé d’autres cinéastes kazakhs à s’associer à la France pour donner vie à leurs projets.
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« La France a toujours soutenu le rayonnement du cinéma kazakh », ajoute André Raphaël Ivanov, citant notamment l’appui financier du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC), qui a permis à de nombreux réalisateurs d’aboutir artistiquement, ou encore, en 2021, le haut patronage de la ville de Paris pour le festival.
Une clôture en grande pompe
La clôture du festival au siège de l’UNESCO, gardien du patrimoine culturel mondial, marque une étape importante pour le cinéma kazakh, confirmant son rayonnement au-delà de ses frontières. La soirée célébrait le centenaire de l’écrivain kazakh Berdibek Sokpakbaïev avec la projection de Je m’appelle Koja, un film d’Abdoulla Karsakbaïev réalisé en 1963. Ce classique, issu de l’époque soviétique, a marqué plusieurs générations de cinéastes kazakhs, notamment Darejan Omirbaïev.
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Ce dernier, dans la lignée de ce film, explore à son tour les thèmes de la quête identitaire et des dilemmes moraux, avec un style sobre et introspectif qui caractérise la Nouvelle Vague kazakhe.
La Nouvelle Vague à l’honneur
« Darejan Omirbaïev est le plus célèbre de ce mouvement artistique des cinéastes rebelles, qui s’affranchissent de toute censure pour révéler, sans l’embellir, la beauté brute et sauvage du monde qui les entoure », explique André Raphaël Ivanov.
Né dans le Kazakhstan des années 1990, en pleine chute de l’Union soviétique, ce style marque une rupture nette avec les codes cinématographiques de l’époque. Aux côtés de Darejan Omirbaïev, des cinéastes comme Rachid Nougmanov ou Ermek Chinarbaïev ont largement participé à redéfinir le paysage cinématographique kazakh.
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Les réalisateurs de la Nouvelle Vague kazakhe s’éloignent des récits historiques, du folklore soviétique et de la glorification de la vie collective. À la désintégration de l’URSS répond une quête d’identité nationale, un besoin de questionner l’individu dans un contexte social en mutation. Ils explorent les transformations sociales, les dilemmes de la modernité et les identités en reconstruction, tout en adoptant une narration libre et introspective.
Une conversation avec Darejan Omirbaïev : réflexions sur le cinéma kazakh
Lors de son entretien avec Novastan, Darejan Omirbaïev est revenu sur l’universalité des thèmes qu’il aborde dans ses films. « Mes films ont quelque chose d’universel, exactement comme la science », explique l’ancien mathématicien. Ils s’éloignent des clichés souvent attendus par les spectateurs occidentaux, qui associent le cinéma kazakh à de vastes paysages de steppe ou à des récits historiques. À la place, il préfère des scènes urbaines intimes et des questionnements humains.
Parmi les thèmes récurrents de son œuvre, la perte de repères des habitants d’Asie centrale après la chute de l’Union soviétique est souvent abordée. Dans Tueur à gages, un jeune homme cherche sa voie dans un monde où les structures sociales et culturelles vacillent. Ce portrait des années 1990 reste d’une pertinence troublante, selon le réalisateur : « Aujourd’hui, l’Asie centrale est entourée de grandes puissances. Les influences culturelles sont inévitables. C’est un phénomène normal, auquel on ne peut pas échapper. »
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Les influences du réalisateur vont bien au-delà de son environnement géopolitique. Admirateur de Robert Bresson, Darejan Omirbaïev en partage l’économie narrative et le minimalisme introspectif. Interrogé sur les films français qu’il recommande, il cite Prénom Carmen (1983) de Jean-Luc Godard, un choix qui reflète son attrait pour un cinéma qui invite à la réflexion et au dialogue : « Aujourd’hui, les conversations sur le cinéma me semblent presque plus importantes que les films eux-mêmes. »
Une invitation à ralentir le rythme
Le réalisateur observe aussi les évolutions du cinéma contemporain : « Les films d’aujourd’hui sollicitent énormément l’attention, car la capacité de concentration a beaucoup diminué. » Une critique qui éclaire son choix de mettre en avant Juillet, un de ses court-métrage qu’il recommande aux spectateurs souhaitant découvrir son univers.
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Pour Darejan Omirbaïev, le cinéma doit rester un espace de contemplation, un antidote à la saturation d’informations modernes. Dans L’Étudiant (2012), par exemple, une longue scène montre un étudiant observant des voitures sur une autoroute, une invitation à ralentir le rythme et à réfléchir.
Cette quête de simplicité guide également ses projets futurs. Il rêve de tourner à Paris un film inspiré de sa propre expérience : celle d’un réalisateur invité à une rétrospective. Fidèle à sa méthode, il envisage d’y faire appel à des acteurs non-professionnels, comme il l’avait fait pour son premier film Kaïrat (1992). Un choix qui reflète son attachement à un cinéma sincère et proche du réel.
Manon Madec
Rédactrice pour Novastan
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