Au siècle dernier, les plus grands camps soviétiques du Goulag se trouvaient sur le territoire kazakh : pendant les années de répression, des millions de personnes ont été déportées et des milliers fusillées. Le camp de Karaganda était l’un des plus importants.Novastan reprend et traduit ici un article publié le 24 mai 2017 par le média kazakh Vlast. De nombreux anciens camps d’internement soviétiques administrés par le Goulag se trouvent sur l’actuel territoire du Kazakhstan, notamment aux alentours de Karaganda et de la capitale Nur-Sultan. Le média kazakh Vlast a décidé de raconter le destin des victimes dans une série d’articles. Celui-ci est consacré au camp de travail de Karaganda, abrégé en Karlag, qui a vu défiler des détenus venus de toute l’URSS.
L’histoire du Karlag
Au cours de ses 28 ans d’existence, le Karlag a été l’un des plus grands systèmes de camps du Goulag. Instauré par l’URSS, il est devenu le tombeau de milliers de personnes lors desgrandes purges des années 1930.
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Le 11 juillet 1929, le Conseil des commissaires du peuple de l’URSS adopte le décret « Sur l’emploi des détenus ». Selon ce décret, tous les condamnés d’une peine de plus de trois ans étaient transférés à la Direction générale politique de l’Etat, qui s’occupait de déjouer les contre-révolutions et l’espionnage. Au printemps 1930, le Conseil des commissaires du peuple a approuvé le Règlement sur les camps de travail. Ce document encadrait la vie dans tous les camps de travail. Ce fonctionnement était présenté à tous comme un moyen de protéger la société communiste des éléments sociaux dangereux et d’utiliser la force de travail de citoyens peu fiables pour le bien de l’URSS. Ils devaient racheter leur dissidence à travers un travail quotidien épuisant.
Ainsi, le premier paragraphe de ce Règlement indique : « Le but des camps de travail est de protéger la société des délinquants socialement dangereux en les isolant, tout en fournissant une main d’œuvre et en adaptant ces délinquants aux conditions de vie en société. »
La catégorisation des détenus
Les détenus des camps étaient classés en trois catégories. D’après le Règlement, la première catégorie comprenait des ouvriers, des paysans et des employés qui avaient le droit de vote avant leur condamnation et qui étaient condamnés pour la première fois à moins de cinq ans d’enfermement pour un crime non contre-révolutionnaire. La deuxième catégorie comprenait aussi des ouvriers, mais condamnés à plus de cinq ans. La troisième comprenait tous les citoyens sans emploi condamnés pour des crimes contre-révolutionnaires.
Les activités contre-révolutionnaires étaient sérieusement réprimées en URSS. L’article le plus célèbre du Code de la République socialiste fédérative soviétique de Russie était l’article 58, qui comprenait 14 points et quatre sous-points. Il condamnait les activités contre-révolutionnaires sous toutes ses formes : du coup d’Etat à la non-dénonciation d’un membre de sa famille et au sabotage. Des articles équivalents existaient dans les Codes pénaux des autres républiques de l’URSS.
Les camps de travailleurs au Kazakhstan
Très rapidement, des dizaines de camps ont été construits à travers le Kazakhstan. Le Goulag avait 64 grandes branches, 500 colonies de rééducation par le travail, 770 colonies industrielles et 414 sovkhozes. En décembre 1931, sur les fondations d’un sovkhoze, le camp de travail de Karaganda est créé par le Commissariat du peuple aux Affaires intérieures (NKVD). Ce camp, nommé Karlag, occupait trois districts de l’oblast de Karaganda : les districts de Telmane, de Jana-Arkine et de Nourine.
La majeure partie du camp s’étendait sur 300 kilomètres du nord au sud et 200 kilomètres de l’est à l’ouest. Sur ce territoire se trouvaient des villages et des petites villes créés et peuplés par des Allemands ethniques à l’époque des réformes de Stolypine. L’un d’eux était la ville de Dolinka, située à 45 kilomètres de Karaganda.Lire aussi sur Novastan : Kazakhstan : la famine des années 1930 mise en lumièreIvan Kondrachev, chercheur au musée de la mémoire des victimes des répressions politiques de Dolinka, explique que « le village a été construit au début du XXème siècle sur ce territoire. C’est ici que, pour mettre les terres en valeur, des Allemands sont arrivés à l’époque des réformes de Stolypine. Altgradenreit, c’était ainsi que les Allemands appelaient Dolinka : la vallée sainte et fertile. En 1909, Dolinka reçoit le statut d’unité rurale, et le volost de Dolinka est créé. En 1931, lors de la création du Karlag, Dolinka devient sa capitale. »« Toute la population qui vivait sur le territoire du Karlag a été expulsée de force en dehors du camp. L’époque de la création du camp a coïncidé avec la collectivisation. De manière générale, les gens étaient expulsés puis privés de tous leurs biens », ajoute Ivan Kondrachev.
Un Etat dans l’Etat
L’un des objectifs du Karlag était de créer une grande base agro-alimentaire pour les centres industriels de Karaganda, Balkhach et Karsakpaï. En outre, les camps de prisonniers offraient une main-d’œuvre gratuite pour les industries du charbon et de la métallurgie.Les citoyens soviétiques jugés peu fiables ont été envoyés depuis toute l’URSS vers le Kazakhstan dans des wagons à bestiaux. Un travail forcé épuisant les y attendait. D’après les données de 1951, 58,5 % de l’ensemble des activités était lié à l’agriculture (48,2 % à l’élevage et 51,8 % à la culture des plantes) et 41,5 % à l’industrie.Karlag n’était pas seulement un camp, mais une sorte d’Etat dans l’Etat, avec ses propres formations militaires, télégraphes, gares et imprimeries. Il relevait directement de la direction générale des camps de rééducation par le travail, à Moscou. Lors de sa création, Karlag comptait 14 divisions et 64 tronçons. Dix ans plus tard, en 1941, il comptait 220 divisions et 159 tronçons. En 1953, il comptait 26 divisions, 192 unités de camp ainsi que 106 fermes d’élevage, sept jardins potagers et dix parcelles arables.En 1940, l’exploitation du Karlag comptait 17 710 bovins, 193 158 ovins, 5 814 chevaux, 567 porcs et 3 729 bœufs de trait. Il y avait toujours du travail à abattre pour les prisonniers du camp. Pendant l’été, ils travaillaient dans les exploitations agricoles, pendant l’hiver dans les usines et les fabriques.
Les déportés
« Adieu, mes enfants. J’ai été condamné par la troïka, je suis un ennemi du peuple », écrit le charpentier Philippe Seleznev à ses enfants. Il est arrêté en 1937 par l’autorité extrajudiciaire de condamnation pénale, appelée troïka, composée du chef de la direction régionale du NKVD, du secrétaire du Comité régional et du procureur de la région. L’histoire de sa famille, originaire de l’oblast de Koursk, est décrite dans le livre d’Ekaterina Kouznetsova, Karlag: on both sides of the trickles.
Les répressions ont d’abord concerné les personnalités religieuses, l’intelligentsia, la noblesse, les officiers et les paysans. Mais en 1937, c’est le début de la Grande terreur. Pendant cette période a lieu une purge de masse qui concerne tous les échelons de la société.
Avant la guerre, des peuples entiers ont commencé à être déportés vers les steppes du Kazakhstan, connues pour leur climat rigoureux. Pendant des semaines, des wagons à bestiaux remplis d’« agents spéciaux » arrivent à Sary-Arka depuis toute l’Union soviétique.
Un nombre de morts toujours inconnu
Le Karlag a accueilli de célèbres scientifiques comme l’orientaliste Lev Goumilev. En mars 1951, il est envoyé en transfert au Karlag à la gare de Karabas pendant six mois.
D’après Ivan Kondrachev, plus d’un million de personnes ont vécu au Karlag pendant ses 28 ans d’existence. Cette main d’œuvre a permis de bâtir l’industrie du centre du Kazakhstan, et principalement le bassin houiller de Karaganda et les fonderies de cuivre de Jezqazgan et de Balkhach. La majeure partie des répressions a eu lieu pendant et après la guerre. Notamment lorsque sont envoyés dans le camp des peuples déportés et des prisonniers de guerre.
De 1942 à 1949, la quantité de prisonniers passe de 42 000 à environ 70 000 personnes. Les conditions de vie dans le camp ont entraîné une mortalité élevée, autant parmi les adultes que les enfants.Il n’existe pas de chiffre exact des prisonniers morts au Karlag et dans les autres camps de travail du Kazakhstan, mais le nombre s’élève à des dizaines de milliers de personnes. Les archives comportent plus d’un millier et demi de certificats de fusillés et encore davantage de personnes mortes de maladie ou de la main des gardiens de camp.
Aïsoulou Toïchibekova Journaliste pour Vlast
Traduit du russe par Camille Calandre
Édité par Johanna Regnaud
Relu par Charlotte Bonin
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