Ilia Malkov, historien, s’inquiète de la disparition des arrêts de bus soviétiques à Almaty. Pour essayer de les sauver, il les recense et tente de convaincre les autorités. Certaines de ses initiatives ont été des succès, mais des arrêts continuent d’être détruits.
Novastan reprend et traduit ici un article publié le 19 février 2020 par le média kazakh Vlast.kz.
Fin 2018, Vlast.kz publiait l’article Aimer les arrêts de bus soviétiques. Un groupe de passionnés essayait de sauver ces structures architecturales, ordinaires mais uniques : ils en avaient établi une liste et l’avaient transmise à l’akimat (le gouvernement local, ndlr) d’Almaty. Un an plus tard, une partie de ces arrêts de bus avait déjà été détruite.
Architecte et historien, Ilia Malkov évoque l’importance de « l’architecture mineure », les pertes subies, et comment sauver certaines constructions. Le texte qui suit est son témoignage rapporté par Vlast.kz. « Il y a quelques années, j’ai imaginé le terme d’« architecture mineure ». J’aimais bien photographier et étudier les châteaux d’eau, les arrêts de bus, les kiosques, les bâtiments industriels ou utilitaires, pour peu qu’ils aient bénéficié de solutions architecturales innovantes ou qu’ils présentent un aspect décoratif.
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Mais peu importe à quel point ces constructions sont belles ou intéressantes, elles seront toujours dans l’ombre de la grande, de la véritable architecture. Elles rencontrent donc un bien triste destin : après avoir servi pendant des années, elles ne peuvent la plupart du temps pas compter sur les travaux de rénovation nécessaires ou sur une quelconque reconnaissance pour pouvoir espérer être sauvegardées. Si elles survivent, c’est seulement parce que l’occasion ne se présente pas de les démonter ou de les remplacer.
La « grande » architecture et l’architecture mineure
Si les édifices de la « grande » architecture ont la possibilité d’être définis par la loi comme des monuments, les structures ordinaires, utilitaires ou industrielles n’ont que rarement cette chance. Certaines sont certes conservées et protégées, mais la plupart sont vouées à ne rester que dans les mémoires. Dans les faits, elles sont pourtant toutes objets de curiosité ou de culture, capables de raconter ou de nous enseigner quelque chose, et d’inspirer la créativité.
Heureusement, de nombreuses personnes comprennent l’importance de la conservation de ces œuvres architecturales secondaires. Mais il n’y a pas de logique déterminée ou de législation claire pour empêcher ces dernières de disparaître, et elles continuent d’être détruites, se faisant remplacer par des constructions plus modernes, sans qu’aucune réflexion ne soit menée sur pourquoi et comment les protéger.
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Certaines villes conservent sciemment des éléments anciens. En les rendant attrayants, ces objets historiques deviennent touristiques, et même lucratifs. Bien sûr, ce n’est pas possible partout, surtout dans les grandes villes qui se développent vite. Mais il est indispensable de garder pour les générations futures ne serait-ce que quelques structures typiques d’art appliqué, et pour cela il faudrait améliorer la législation.
Sinon, l’expression « architecture mineure » ne voudra plus seulement dire « architecture secondaire » et « architecture appliquée ou industrielle », mais elle aura aussi le sens d’« architecture inutile », d’« architecture laissée à l’abandon » et d’« architecture sous-estimée et dépréciée ».
Un vestige de Verny
Voici un exemple caractéristique à Almaty : un vieux portail en brique à l’angle des rues Dostyk et Qazybek Bi, en face du parc des 28 gardes de Panfilov, miraculeusement épargné par les forts séismes des XIXème et XXème siècles.
Il s’agit non seulement du seul élément qui reste d’un domaine, mais aussi de l’Almaty de brique, à l’époque où la ville s’appelait encore Verny. C’est un véritable mémorial : il témoigne d’une part de l’histoire de Verny et des séismes destructeurs auxquels ses habitants ont dû faire face, et d’autre part de l’architecture de cette époque. Chaque brique de ce portail est unique : il n’en reste plus d’autres, ni dans un bâtiment, ni dans un musée, ni dans le sol.
Les tremblements de terre et les glissements de terrain ont pratiquement tout détruit de cette période. Après quelques recherches sur la maçonnerie, je me suis rendu compte que ces briques locales sont spécifiques et se distinguent des briques des autres régions par leur taille, la composition de leur argile et leur cuisson. Pourtant, ce portail n’est toujours pas officiellement reconnu comme monument historique, bien qu’il soit intégré à la zone protégée d’un monument historique, l’Université pédagogique.
Sur les portes sont placardées des affiches publicitaires pour des cafés estivaux, ils sont recouverts d’une peinture dont la couleur est discutable, et aucun écriteau ne vient expliquer l’histoire locale. Tous les autres bâtiments du complexe de l’Université pédagogique ont par ailleurs été construits dans un style complètement différent, beaucoup plus tard — après la série de séismes —, et ils ont même été en partie reconstruits dans les années 1930.
Ces portes ont beau être le dernier vestige des monuments en brique d’Almaty, elles encourent le risque d’être démolies ou refaites. Il suffirait pourtant d’installer une pancarte commémorative à propos des tremblements de terre et explicative concernant le style architectural en brique de l’époque de Verny pour aménager là un lieu de mémoire. Cela pourrait devenir un site historique de la ville, à découvrir lors des itinéraires touristiques qui relient les arrêts de bus décorés, par exemple par la rue Askarov, ou sur la route pour se rendre à la patinoire de Medeo.
Un projet pour recenser les arrêts de bus
Prenons un autre exemple : l’arrêt de bus à l’angle des rues Kazakov et Martynov, dans la cité ouvrière à côté du centre commercial Maxima. Il faisait partie d’une série décorée avec des mosaïques de céramique et se tenait côte à côte avec un kiosque à journaux Soyouzpetchat (organisation d’État qui commercialisait les journaux à l’époque soviétique, ndlr) à l’intérieur duquel se trouvaient encore les étagères ! Il était le seul de toute la série à avoir été conservé, et était même en parfait état, jusqu’en 2019, mais il a ensuite été détruit : aujourd’hui le lieu est désert, il y a du gazon. Qui pouvait bien déranger cet arrêt de bus ?
À l’automne 2018, j’ai mené avec des amis deux projets, Archcode Almaty et Walking Almaty. Nous avons effectué un travail conséquent d’identification, d’inventaire et d’étude des arrêts de bus décorés de l’époque soviétique qui demeurent à Almaty. Nous les avons répertoriés et photographiés, créant une carte guide et publiant le premier article à ce sujet dans le journal en ligne Vlast. Le présent article en constitue la deuxième partie. Il développe le thème important de la conservation des arrêts de bus d’Almaty et des autres formes d’architecture mineure.
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Je rappelle que dans les années 1950 à 1980, une approche singulière avait été adoptée à Alma-Ata (nom de la ville durant la période soviétique, ndlr) concernant la construction des arrêts de bus. Chaque exemplaire était unique, agrémenté de mosaïques et de bas-reliefs, exécutés par des ateliers locaux en collaboration avec des sculpteurs et des artistes de renom.
Des arrêts uniques
Certains établissements qui enseignaient l’art aux enfants, comme le Palais de la créativité, l’Institut pour les jeunes techniciens ou les écoles d’art, ont eux-mêmes participé à la décoration de leurs arrêts de bus. Par ailleurs, ce sont les étudiants et les travailleurs souhaitant arrondir leur fin de mois qui ont monté les structures. C’est assurément tout Alma-Ata qui a créé cet ensemble urbain d’arrêts de bus.
En tout, une centaine d’arrêts ont été créés avec une grande diversité de techniques : en béton et en métal, avec des bas-reliefs et des mosaïques en céramique… Les premières destructions ont eu lieu dans les années 1990-2000, lorsque les arrêts ont commencé à être privatisés et sont devenus des points de vente. Puis, durant des années, ils ont été ignorés par les autorités et laissés à l’abandon par leurs locataires ou propriétaires privés.
Constatant leur disparition rapide, nous avons décidé de créer une carte accessible à tous des arrêts de bus avec des remarques sur leur histoire et leur état au moment des recherches. Nous avons publié cette carte avec des commentaires, et nous l’avons également transmise à la section des monuments du département culturel de l’akimat d’Almaty.
Nous avons fait part aux fonctionnaires de la nécessité de conserver ces constructions, réussissant à en sauver certaines de la démolition. Pour d’autres, l’administration de certains quartiers avait déjà entrepris de les rénover de leur propre initiative, et ce assez bien, ce dont nous nous réjouissons. De nombreux arrêts ont ainsi pu être conservés dans les rues Askarov et Chokholov.
Des restaurations
L’arrêt de l’Institut Kazmekhanobr est un exemple de réussite. À l’automne 2018, alors qu’un nouvel arrêt standard devait être construit, il a été à moitié démonté. Mais après notre intervention, il a été restauré à l’identique des plans initiaux de 1977-1978. Cela a créé un précédent non seulement dans la reconnaissance de ces constructions secondaires en tant qu’éléments historiques, mais aussi concernant la restauration d’une telle structure.
L’administration de la ville et l’opinion publique nous ont exprimé leur gratitude pour notre travail et nous ont aussi montré leur envie de préserver chaque construction présente sur notre carte. Cependant, aucune directive spéciale ou loi pour protéger ces structures architecturales mineures n’a été adoptée.
Par conséquent, la demande du groupe Archcode Almaty d’inclure l’arrêt de bus de l’Institut Kazmekhanobr dans la liste des constructions à protéger a été refusée pour cause de « définition insuffisante de la valeur de l’objet ». En d’autres termes, l’initiative prise pour préserver et restaurer les arrêts de bus a été soutenue, l’argent trouvé, il a été oralement admis qu’ils étaient des monuments historiques, mais ce statut ne leur a pas été octroyé officiellement.
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En janvier 2020, nous avons de nouveau fait le tour de toutes les stations recensées sur notre carte de 2018 et malheureusement, nous avons dû y apporter de tristes rectifications. Les arrêts de différents quartiers ont été détruits arbitrairement. Il s’agit principalement de ceux décorés par des mosaïques en céramique et des carreaux dits Azok, du nom de l’usine de pierres à Alma-Ata dans les années 1960-1980.
Des destructions
L’arrêt Elevatorny kombinat de la rue Souïounbaï, lui aussi unique, construit entièrement en métal dans un style moderniste et néo-avant-gardiste, a également été détruit. Avant 2019, il était parfaitement conservé et n’avait besoin que d’une légère restauration de ses supports ainsi que d’un petit coup de peinture.
Son créateur voulait que la forme complexe de l’auvent soit une représentation artistique à la fois des montagnes de l’Alataou et des montagnes de grains, à l’endroit du fameux combinat de silos où étaient effectués les chargements. C’était aussi, d’une certaine façon, un monument dressé en l’honneur de cette époque et de l’histoire d’Almaty.
Les arrêts qui avaient besoin d’être restaurés ont été démontés : nous avions prévu une campagne pour les réhabiliter, mais nous n’en avons pas eu le temps. D’autres, qui étaient en bon état, ont aussi été détruits, littéralement arrachés de leur environnement comme des dents saines. Et ce, malgré les promesses des autorités administratives locales de les conserver.
Que s’est-il passé ? Il y a aujourd’hui un changement radical dans le design et la conception des arrêts de bus : au XXème siècle, s’il était d’usage de créer des modèles uniques qui s’inscrivaient dans leur espace environnant, avec des séries et des ensembles spécifiques pour certaines rues ou certaines routes, au XXIème siècle l’important n’est plus l’individualité de la structure, mais son côté utilitaire, son optimisation et sa standardisation.
Pendant nos expéditions pour chercher les vieux arrêts de bus d’Almaty, j’en ai découvert trois dans le quartier de l’ancien Centre de recherche géologique et de l’ancien sovkhoze Taougoul. Ils avaient été installés dans les années 2000-2010, mais selon les normes précédentes : chacun d’entre eux est unique. Il est vrai que la qualité des décorations et des finitions n’est pas la même, mais l’approche est identique : maçonnerie de briques et utilisation de revêtements décoratifs et d’ornementations traditionnelles.
Des arrêts standardisés
Ces trois arrêts sont peut-être les derniers représentants de l’ancienne époque. Depuis, seuls des arrêts standardisés, simples et produits en grand nombre ont été installés, sans que rien ne les rattache au lieu et au contexte. Quasiment dépourvues de l’influence conceptuelle liée à leur environnement, ces structures sont purement utilitaires, à l’instar des panneaux de signalisation, des poubelles et des lampadaires.
Mais ce processus n’est ni réfléchi ni prévu, il est apparu spontanément, au profit des entreprises commerciales privées qui remportent les appels d’offres et s’enrichissent en fait grâce au budget de l’État. Autrement, comment pourrait-on expliquer que dans une même rue ou dans un même quartier, une partie des arrêts de bus soit restaurée alors que l’autre partie, pourtant en bon état, soit remplacée par des structures neuves ?
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Pourquoi les habitants d’Almaty et les conducteurs de bus se plaignent-ils unanimement des nouveaux arrêts ? Selon quels critères sont-ils choisis ? Pourquoi les bancs des nouveaux arrêts sont-ils gelés en hiver, l’eau leur coulant dessus depuis la surface intérieure ? Pourquoi deviennent-ils vétustes et rongés par la rouille plus vite que les précédents ? Pourquoi ont-ils été conçus avec des vitres transparentes qui, jamais nettoyées et constamment sales, rendent le lieu inconfortable ?
Pourquoi les panneaux et les éléments décoratifs des anciens arrêts sont-ils détruits lorsqu’ils sont démontés, alors que dans le quartier voisin, le restaurateur d’un autre arrêt recherche ce genre d’élément ? Ils pourraient au moins servir aux réparations d’autres structures, mais ils sont bêtement jetés !
J’ose soulever la question non seulement de la nécessité de modifier la conception des arrêts de bus, si toutefois quelqu’un y réfléchit, mais je suggère aussi de préférer une conception gérée par les pouvoirs publics et qui offre davantage de perspectives, basée non sur la destruction des anciens modèles, mais sur leur modernisation et leur fusion avec une nouvelle approche.
Des propositions pour l’avenir des arrêts de bus
Il faut d’abord conserver l’héritage historique du XXème siècle en réhabilitant et en restaurant tous les arrêts de bus restants, en les ayant au préalable légalement préservés de la destruction en tant qu’ensemble urbain, indépendamment des changements d’itinéraires actuels. Par exemple, si l’arrêt ne se trouve plus sur la route du bus, toutes ces petites structures peuvent être adaptées aux différents besoins des touristes et même des riverains.
Deuxièmement, il ne faut plus construire de nouveaux arrêts de bus standardisés de-ci de-là, mais de façon réfléchie : le projet de modernisation ne doit pas être réservé à certains endroits de la ville mais doit la concerner dans son entièreté. Il ne devrait pas y avoir d’enthousiasme exagéré de la part des administrations de quartier dans le cadre de l’aménagement de tronçons de rues, du type : « Installons encore ces constructions coûteuses afin de remplacer cet héritage soviétique dépassé et délabré ».
Troisièmement, il faut faire renaître la tradition de l’arrêt de bus à l’aspect unique. Il est possible pour cela d’embaucher de jeunes artistes, de contacter des écoles et des académies de design, d’organiser des festivals et des concours pour les jeunes créateurs, y compris dans le cadre de programmes éducatifs. En suivant ce même principe, il faut restaurer les arrêts historiques en impliquant les étudiants des écoles d’art et des établissements d’enseignement supérieur. Les structures commerciales qui fabriquent et vendent des matériaux de construction décoratifs peuvent aussi participer.
Inclure les citoyens dans la prise de décision ?
Comme le montrent les exemples décrits plus haut, la destruction des arrêts de bus et l’absence de soutien de l’administration municipale aux initiatives privées visant à inclure ces structures dans la liste des constructions protégées montrent que le système existant de protection de l’héritage historique minimise ou exclut même la participation de la société civile dans le choix des installations à préserver en tant que monuments historiques.
En janvier 2019, le projet Archcode Almaty a organisé une rencontre officielle avec les départements de la Culture pour la conservation du patrimoine et de la politique des transports. Ces questions ont été soulevées lors de cette réunion, mais seule la résolution de « geler » les décisions relatives aux anciens arrêts a été prise, afin d’étudier la possibilité de les garder et de les restaurer.
Ce faisant, le département d’Architecture a lancé indépendamment de nous une initiative de protection de l’urbanisme en créant une liste officielle des monuments architecturaux potentiels à partir de suggestions individuelles. Espérons maintenant que ce projet, porté par des spécialistes de l’urbanisme d’Almaty, sera le point de départ d’une réévaluation du système actuel de protection du patrimoine, et que la participation civile sera clairement inscrite dans ce processus. »
Ilia Malkov
Architecte et historien, rédacteur pour Vlast.kz
Traduit du russe par Paulinon Vanackère
Édité par Laure de Polignac
Relu par Anne Marvau
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