L’année 1995 constitue un tournant dans l’histoire moderne du Kazakhstan. Cette année-là, Noursoultan Nazarbaïev réussit à dissoudre le Conseil suprême, à étendre ses pouvoirs par référendum, à imposer une nouvelle Constitution au pays, puis à créer un « parlement professionnel » entièrement sous contrôle. Il pose ainsi les jalons d’un régime hyper-présidentiel, toujours en vigueur au Kazakhstan.
Novastan reprend et traduit ici un article de Dmitri Mazorenko publié par Vlast.
Le conflit entre Noursoultan Nazarbaïev et le Conseil suprême est en germe depuis 1993. Dans sa récente autobiographie Ma vie. De la dépendance à la liberté, l’ancien président l’explique par le fait que le parlement a rendu difficile la mise en œuvre de réformes impopulaires dans la transition du Kazakhstan vers une économie de marché. Selon Toleguen Joukeïev, vice-président et secrétaire du Conseil de sécurité du Kazakhstan au cours des premières années de l’indépendance, ce conflit est la conséquence d’un processus de renforcement du pouvoir personnel du président ayant pris la forme d’un coup d’Etat antiparlementaire.
Vitaly Voronov, ex-député de la 12ème législature du Conseil suprême, explique la volonté de l’ancien président de supprimer le Conseil suprême par le rôle de contrôle qu’opérait le parlement sur le pouvoir exécutif. Certains députés se sont opposés frontalement à la politique radicale de marché connue sous le nom de thérapie de choc.
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Les conséquences du mécontentement kazakh
Les Kazakhs ont manifesté leur mécontentement aux députés qui ont essayé d’atténuer les effets de la thérapie de choc de diverses manières. Afin de surmonter la résistance créée par le parlement, Noursoultan Nazarbaïev est parvenu à obtenir l’auto-dissolution de la 12ème législature du Conseil suprême, offrant à certains de ses députés de nouveaux postes dans l’administration publique. Il parvient également à dissoudre la 13ème législature au prétexte de la nécessité de passer à un parlement plus « professionnel », capable d’adopter des lois plus rapidement.
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La destitution du parlement en mars 1995 permet au président d’adopter des décrets ayant force de loi et le nouveau parlement, moins autonome, n’est élu qu’en décembre de la même année. Craignant une éventuelle opposition, le président prive en 1996 cette nouvelle instance de la possibilité d’adopter des lois sans signature finale du président. Cela a transformé le Kazakhstan en un pays avec un régime hyper-présidentiel.
Le parlement comme obstacle
Dès les premières années de son règne, Noursoultan Nazarbaïev a affirmé la nécessité de changements rapides et radicaux en matière d’économie. Dans son livre de 1990 Sans droites ni gauches, il insiste sur le fait que toute lutte politique, en particulier à l’intérieur du Conseil suprême, ne ferait que ralentir la sortie de la crise. Le conflit entre les deux branches du gouvernement s’est intensifié jusqu’à la dissolution du Conseil suprême en 1995.
L’opposition a commencé avec l’élection du président du Conseil suprême Serikbolsyn Abdildine, un politicien indépendant et chef de l’opposition, qui s’est ouvertement opposé à Noursoultan Nazarbaïev tout au long de sa carrière politique. Puis le conflit s’est intensifié avec l’adoption de la première Constitution du Kazakhstan indépendant en janvier 1993.
La mise sur un pied d’égalité des pouvoirs législatif et exécutif a pavé le chemin du conflit institutionnel, relate l’ex-président dans sa récente autobiographie. Considérant diriger le processus de transition vers une économie de marché, Noursoultan Nazarbaïev se voulait décideur en dernier ressort. A cette époque, selon lui, le Conseil suprême maintenait le cadre de pensée soviétique et entravait le mouvement vers une économie de marché.
Le plus haut point de tension entre les deux branches du gouvernement est le moment de l’adoption en 1994 d’une résolution du Conseil suprême sur la méfiance à l’égard de la politique du gouvernement et notamment de sa politique économique ayant conduit à un fort appauvrissement de la population. Cette année-là, l’opposition a cherché à restreindre les droits du président et du gouvernement à disposer des biens de l’Etat en vue d’attirer des prêts étrangers ainsi qu’à rendre possible de procéder à un contrôle par le procureur des résultats de la première vague de privatisation.
Auto-dissolution « volontaire »
Confronté à un renforcement de l’opposition, Noursoultan Nazarbaïev a commencé à promouvoir l’idée de remplacer le Conseil suprême par un « parlement professionnel » sans pour autant s’opposer directement aux députés.
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Le politiste Dmitry Furman, dans son ouvrage Le régime politique post-soviétique du Kazakhstan, note que Noursoultan Nazarbaïev refusait d’éliminer directement ses rivaux parce qu’il craignait que le conflit ne se transforme en affrontements directs, comme cela s’est produit à Moscou en 1993, où le conflit entre le président de l’époque Boris Eltsine et le parlement s’est terminé par des tirs en plein centre-ville.
L’ascension de Noursoultan Nazarbaïev
Selon Toleguen Joukeïev, il y avait en effet un besoin manifeste de réorganiser le Parlement. Parmi les 350 députés, il y avait des représentants de l’élite industrielle et managériale, d’anciens directeurs de fermes d’Etat, des scientifiques, des médecins, des enseignants et des militants mais pratiquement pas d’ouvriers ni de paysans. Malgré le manque de compétences et d’expérience politique, le parlement était un endroit de discussions animé. Si l’existence du Conseil suprême ne suscitait pas un fort intérêt au sein de la population, les députés étaient néanmoins investis dans ce rôle de représentation du peuple.
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Au moment de l’indépendance, Noursoultan Nazarbaïev, en raison de son charisme et de son approche pragmatique, était le politicien le plus populaire. Un large soutien au sein de la population lui a permis de manipuler l’opinion des citoyens, reportant la contestation populaire sur le Conseil suprême.
La méfiance de la société à l’égard du Conseil suprême a été alimentée et renforcée par les critiques de politiciens pro-Noursoultan Nazarbaïev et de l’opposition tels que Ermoukhamet Ertisbaïev. En effet, la pression de publicistes, de militants engagés et de groupes politiques a contribué au fait que de nombreux députés se sont rangés du côté de Noursoultan Nazarbaïev dans le conflit avec le Conseil suprême. Son abolition a été précédée de l’auto-dissolution des députés de la 13ème législature.
Des éléctions inconstitutionnelles
En mars 1994, les élections des députés de la 13ème législature du Conseil suprême ont été organisées. La réduction du nombre de députés de 350 à 177 rendait le parlement plus efficace dans l’adoption de lois, selon Noursoultan Nazarbaïev. Il décide néanmoins de poursuivre dans le processus de transition vers un « parlement professionnel ».
En mars 1995, la journaliste Tatiana Kviatkovskaïa publie un article faisant état d’irrégularités électorales au cours du scrutin. Ensuite, la Cour constitutionnelle déclare les résultats invalides, et la composition élue du parlement inconstitutionnelle.
Je fais un don à NovastanCette publication et son retentissement entraîne la dissolution de la 13ème législature du Conseil suprême et son abolition complète. Ce constat d’irrégularités électorales importantes a dissuadé les députés nouvellement élus de s’opposer à l’abolition du Conseil suprême. En outre, beaucoup d’entre eux se sont vu promettre de nouveaux emplois dans les structures gouvernementales.
Malgré l’importance des événements politiques, les citoyens y ont peu prêté attention. Le poids des institutions politiques a été fortement amoindri à l’époque soviétique. La priorité des citoyens résidait davantage dans l’enjeu de la survie quotidienne dans une époque économiquement très difficile.
Privatisation rapide
La décision des autorités kazakhes de privatiser des actifs d’Etat reposait aussi sur les recommandations du Fonds monétaire international (FMI).
Comme le montre le chercheur Wumayer Yilamu dans son livre Neoliberalism and Post-Soviet Transition, la thérapie de choc était une condition pour obtenir davantage de crédits et attirer des investissements étrangers afin de soutenir l’économie du Kazakhstan au moment de la transition vers l’économie de marché.
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Grâce à la thérapie de choc, le Kazakhstan est devenu le pays le plus dynamique d’Asie centrale en matière de transformation du marché. Mais ce qu’il a fait avant 1995 n’était pas suffisant pour remplir pleinement les conditions du FMI.
Noursoultan Nazarbaïev avait besoin de mesures encore plus radicales, en particulier en matière de privatisation des actifs de l’Etat. La part de l’Etat dans l’économie à l’époque était encore de 75 %. Pour la réduire, il était prévu de privatiser 37 000 entreprises, dont 1 773 de grande taille.
Une nouvelle ère et un changement idéologique
Après la dissolution du parlement en mars 1995, la Cour constitutionnelle a confirmé le droit de Noursoultan Nazarbaïev d’assumer les pouvoirs du parlement en vertu d’une loi adoptée en 1993. Le président était ainsi autorisé à émettre des décrets ayant force de loi. Dans le même temps, il est établi que le nouveau parlement pourrait être convoqué lorsque le président le jugerait nécessaire. Les élections sont finalement prévues pour décembre 1995. Noursoultan Nazarbaïev aura travaillé sans parlement pendant environ neuf mois.
Dans son récent livre, il déclare que lors du passage de la Constitution de mars à celle d’août 1995, il a adopté plus de 140 « lois de marché » sous forme de décrets. Noursoultan Nazarbaïev a pu modifier presque toute la législation par ses décrets. Il a, en somme, suspendu l’ordre juridique en place et construit un nouvel ordre constitutionnel.
Renforcement du pouvoir présidentiel et réformes économiques
Ces réformes du marché se sont accompagnées d’un renforcement du pouvoir personnel du président. Immédiatement après l’abolition du Conseil suprême, il a créé l’Assemblée du peuple du Kazakhstan, un organe sous son contrôle, qui représentait indirectement les citoyens en l’absence du parlement.
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Dans une parodie de démocratie, l’Assemblée lui a donné l’occasion d’organiser deux référendums, l’un pour prolonger les pouvoirs présidentiels jusqu’en 2000 en contournant les élections le 29 avril 1995 et l’autre le 30 août 1995 entérinant l’adoption d’une nouvelle Constitution.
Des privatisations en masse
Selon les données officielles, plus de 90 % des électeurs ont soutenu les propositions du président dans les deux cas. Ces référendums lui ont permis d’étendre ses pouvoirs et de légitimer les nouvelles mesures à prendre allant dans le sens d’un approfondissement des mécanismes de marché. Les décrets adoptés par Noursoultan Nazarbaïev ont surtout permis la privatisation des actifs stratégiques de l’Etat.
Si en 1995 tout a commencé avec les cinq plus grandes entreprises, en 1997-1998, il en transfère 166 à des acteurs privés parmi lesquels Kazakhmys, ArcelorMittal, le futur groupe de sociétés ERG, Manguistaoumounaigaz et Kazakhtelecom.
Les données de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) montrent qu’en raison de la privatisation accélérée, la part du secteur privé est passée de 25 à 60 % du PIB à la fin de 1999. Après cela, le rythme de la privatisation a progressivement décliné.
Privatisation controversée et concentration des richesses
Dans son ouvrage The Economy of Independent Kazakhstan : The History of Market Reforms, Arystan Yesentougelov montre que le processus de privatisation s’est déroulé dans une atmosphère d’opacité considérable et de scandales dissimulés. L’auteur conclut que les réformes de Noursoultan Nazarbaïev étaient mal conçues et leurs conséquences socio-économiques sur la population sous-estimées. Selon l’économiste, la faiblesse des institutions politiques et juridiques et le manque d’assise de la société civile ont été une des causes majeures du processus.
Le processus de privatisation sous la présidence de Noursoultan Nazarbaïev s’est accompagné d’une importante captation d’actifs dans son intérêt personnel.
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Allant dans ce sens, l’économiste Richard Pomfret de l’Université de Princeton, dans son livre Central Asian Economies since independence, déclare que pendant la deuxième vague de privatisation, les actifs de l’Etat étaient concentrés entre les mains des élites : des oligarques proches du président, des entrepreneurs et des membres de la famille.
Certains d’entre eux se sont par la suite retrouvés dans la liste des 50 hommes d’affaires les plus riches du Kazakhstan selon Forbes.
Dmitri Mazorenko
Journaliste pour Vlast
Traduit du russe par Alexis Salé
Edité par Rayane Theodore
Relu par la rédaction
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Vincent Gélinas, 2024-06-29
Finalement, peut-on dire que ses politiques ont été un succès ou un échec?
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