Dans un article, l’anthropologue britannique William Wheeler revient sur la disparition de la mer d’Aral en l’interprétant comme l’une des conséquences du totalitarisme de l’irrigation soviétique. Tout en montrant que ses racines restent présentes aujourd’hui.
Novastan reprend ici et traduit un article publie le 27 mai 2020 dans le média russe spécialisé sur l’Asie centrale, Fergana News.
Comment l’Union soviétique a-t-elle détruit la nature dans la région en exploitant les réserves d’eau ? Pendant de nombreuses années, l’anthropologue britannique William Wheeler a mené des recherches à Aralsk, alors en bordure de la mer d’Aral. Le résultat de son travail, intitulé The USSR as a hydraulic society: Wittfogel, The Aral Sea and The (post-)Soviet state (non traduit), a été publié en décembre 2018 dans la revue scientifique Environment and Planning C: Politics and Space.
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Pour décrypter la situation, William Wheeler décrit dès son introduction avoir utilisé la théorie du despotisme oriental. Cette théorie vient du livre de Karl Wittfogel Le Despotisme oriental, et fait figure de référence en sciences politiques et historiques. Son auteur, qui a fui l’Allemagne hitlérienne vers les États-Unis, a proposé une explication à la fois audacieuse et élégante au totalitarisme et à la puissance d’un État. Selon lui, le concept serait né dans les vallées fluviales, en Égypte, en Mésopotamie et en Chine, où l’organisation forcée des personnes en groupes de travail était nécessaire pour entretenir les barrages et autres structures hydrauliques.
Publié en 1957, l’ouvrage est délibérément conçu comme un coup porté à l’Union soviétique en tant qu’État bureaucratique et totalitaire, héritier des despotes du passé. Mais ironiquement, Karl Wittfogel n’imaginait pas l’URSS aller au bout de ses ambitieux projets hydrauliques, surtout en Asie centrale. Canaux, centrales hydroélectriques, travaux d’irrigation : tous ces projets ont été concomitants à la parution du livre de Karl Wittfogel.
L’exploitation de l’eau, paroxysme de pouvoir
William Wheeler a tenté d’interpréter les idées du scientifique germano-américain à travers le prisme de ses études sur la vie quotidienne à Aralsk et d’adapter le concept de despotisme oriental aux tentatives des Soviétiques de transformer la mer, les rivières et la steppe. Cette adaptation à une réalité concrète, aux personnes vivant près de la mer d’Aral, permet de réviser et d’enrichir les idées de Karl Wittfogel.
Tout d’abord, l’exploitation de l’eau n’est pas seulement définie par le régime politique, mais aussi par la structure de l’État et son idéologie, depuis le barrage Hoover jusqu’aux méandres des rivières de Sibérie méridionale. Ensuite, l’eau suit son propre cours : les barrages exigent une obéissance sans faille des ouvriers aux maîtres d’ouvrage et finissent toujours par se détruire. L’eau est indomptable et s’escrime à sortir de son lit, à déborder des canaux et barrages. Les infrastructures hydrauliques sont les témoins de la faiblesse de l’homme face au pouvoir de la nature.
Enfin, les projets de grande envergure liés à l’eau sont mis en œuvre non seulement pour asservir les populations et contrôler les éléments, mais aussi pour des raisons idéologiques : les barrages et les centrales hydroélectriques, comme les pyramides, défient les siècles pour asseoir la grandeur d’un État. Pourtant, le mariage de l’eau et du pouvoir ne sont pas forcément synonymes d’oppression et d’asservissement éternels. Pendant l’agonie de la mer d’Aral qui a suivi la chute de l’URSS, le barrage de Kokaral financé par la Banque mondiale et le gouvernement kazakh, est devenu un symbole non pas du totalitarisme, mais au contraire de la mondialisation et du rôle limité de l’État. Sa mission : tenter de maintenir un certain niveau d’eau dans la partie nord de la mer.
L’Empire russe, précurseur de l’assèchement
En Asie centrale, les civilisations ont toujours été liées aux bassins fluviaux, ceux de l’Amou-Daria et du Sur-Daria principalement. Leur volume et leur direction, écrit Karl Wittfogel, dépendaient des infrastructures d’irrigation construites, réparées et détruites au fil des systèmes politiques. Même avant le XXème siècle, le littoral de la mer d’Aral a changé au moins deux fois sous l’influence de facteurs naturels et humains.
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Le catastrophique assèchement moderne a débuté pendant la période coloniale, lorsque les fonctionnaires du tsar ont décrété que l’irrigation était un outil pour développer le territoire « arriéré » qu’était l’Asie centrale. L’économie a également joué un rôle essentiel, car l’irrigation de nouvelles colonies permettait à l’Empire russe de développer l’essentielle culture du coton, après l’épisode douloureux de la famine de coton Lancashire des années 1860 provoquée par la guerre civile américaine. Si les marchands et les fonctionnaires appréciaient le poisson d’Aral, le coton était plus important. Même les scientifiques de l’époque, tels le climatologue Alexandre Voïeikov, martelaient que l’eau n’était utile à l’humanité que comme outil d’irrigation : en mer, elle est gaspillée.
Par la suite, l’Union soviétique a pris le relais de cette politique : malgré l’importance de libérer les peuples de l’est et de lutter contre la faim, il était stratégiquement indispensable d’assurer l’autonomie du pays. Pour répondre à la division économique du travail, le rôle de produire du coton a été dévolu à l’Ouzbékistan. L’application de cette décision s’est déroulée selon les principes de Karl Wittfogel : centralisation, travail forcé (avec des canaux souvent creusés par les prisonniers de guerre et les déportés), collectivisation et contrôle par un puissant appareil bureaucratique.
Le respect du plan supérieur au profit
Pour William Wheeler, le pouvoir du ministère des Ressources en eau s’est alors considérablement développé et les intérêts de l’industrie du coton ont pris le dessus sur les intérêts de la pêche et des habitants de la région. Au fur et à mesure de l’intensification des mesures, le littoral de la mer d’Aral reculait. Toujours selon Karl Wittfogel, l’objectif de ces travaux n’était bientôt plus la recherche du profit économique, mais, à l’instar de l’Égypte antique ou de Babylone, le respect du plan. L’obtention de pyramides de tonnes de coton était le fruit du gigantisme bureaucratique.
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Pourtant, l’histoire de l’irrigation soviétique s’est démarquée des théories de Karl Wittfogel. Les autorités ne pouvaient en effet canaliser les ressources en eau en l’absence de digues bétonnées et, dans les années 1970, les pertes dans les zones irriguées atteignaient 11 à 12 000 mètres cubes par hectare. Le manque de systèmes de drainage a entraîné la stagnation des pesticides et autres produits toxiques dans le sol, dont le nettoyage nécessitait de l’eau pure.
De plus, le socialisme soviétique, contrairement aux principes de Karl Wittfogel et d’autres théoriciens du totalitarisme, n’était pas en mesure d’assurer un contrôle total du pays. L’eau était sujette à des luttes sourdes et interminables entre le ministère des Ressources en eau et le ministère de la Pêche, entre les républiques et les régions, etc. Sans compter que dans les kolkhozes, auxquels le pouvoir central n’avait presque pas accès, on s’est davantage servi de l’eau pour arroser les vergers et potagers que les champs de coton.
À Aralsk, la nostalgie de l’ère soviétique
Aralsk, sur la côte kazakhe de la mer d’Aral à l’époque soviétique, a été un important centre de transport. Le coton en provenance du Karakalpakistan y était acheminé par wagons et envoyé aux usines textiles de Russie et des pays baltes, de même que les céréales et d’autres denrées produites dans les régions septentrionales. La ville abritait un port et une fabrique de conserves de poissons, avant que la salinisation et le recul de la mer ne rendent la pêche impossible à partir de 1978.
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Sans reconnaître explicitement cette catastrophe écologique, les autorités soviétiques se sont efforcées d’améliorer les conditions de vie et de travail des pêcheurs en les envoyant exploiter d’autres lacs du Kazakhstan. Le poisson qui transitait par Aralsk provenait alors du Grand Nord, de l’Extreme Orient et des pays baltes et le chantier naval s’activait à la production de barges envoyées en Sibérie par chemin de fer. Après l’effondrement de l’URSS, ces échanges économiques déficitaires ont cessé et les locaux ont dû seuls faire face à une catastrophe non seulement écologique, mais également économique.
Selon William Wheeler, l’enthousiasme dans la ville a brusquement chuté et l’on s’est mis à se rappeler l’époque soviétique avec nostalgie, en prenant soin d’occulter la destruction de la mer d’Aral. Car l’effondrement de l’URSS et la perte d’emplois qui s’en est suivie sont perçus comme une catastrophe bien pire. L’assèchement de la mer passe à l’arrière-plan par rapport aux soucis du quotidien.
La jeune génération se fait l’écho de la thèse officielle qui affirme, selon le scientifique, que tout est la faute de l’Ouzbékistan, qui a pompé toute l’eau pour exploiter le coton. De temps à autre, l’écoulement naturel de la mer d’Aral dans le bassin de la mer Caspienne ou les gaz produits par les fusées de Baïkonour sont pointés du doigt. Mais le projet soviétique d’irrigation, jamais. Pour William Wheeler, personne ne fait de lien entre le gigantisme socialiste et le drame écologique. À l’instar de Karl Wittfogel, les habitants d’Aralsk se focalisent sur des notions abstraites. La foi dans le mythe stalinien, capable, pour ses détracteurs, de voler de l’eau pour cultiver coton et riz ou, pour ses partisans, de détourner en un clin d’œil les rivières de Sibérie méridionale pour unifier tous les cours d’eau de l’URSS, est pour eux bien plus évidente que l’hydrosocialisme soviétique réaliste des ères Nikita Khrouchtchev et Leonid Brejnev.
Un grand coup de communication
Les grands projets hydrauliques publics sont à nouveau nés de leurs cendres. Dans les années 1990, chacun croyait le sort de la mer d’Aral scellé en l’absence de moyen d’empêcher sa mort. Les autorités locales ont alors tenté de construire des barrages pour en protéger la partie septentrionale, mais sans réelle volonté ni ressources, de sorte qu’ils n’ont jamais abouti. Dans la nouvelle République du Kazakhstan, le tout-puissant ministère des Ressources en eau soviétique a cédé sa place à un modeste comité subordonné au ministère de l’Agriculture.
La construction du nouveau « bâtiment du siècle » n’a été rendue possible qu’avec le soutien des organisations capitalistes internationales, principalement la Banque mondiale. Achevé en 2005, le barrage de Kokaral, qui sépare les deux parties de l’ancienne mer, a été d’un grand secours. Il a permis le retour de poissons d’eau douce, à nouveau activement pêchés dans plusieurs villages.
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Si le barrage a été en majeure partie financé par la Banque mondiale, cela n’a pas empêché les autorités kazakhes de s’afficher comme le sauveur du peuple et de la nature, marchant en cela dans les pas de leurs prédécesseurs soviétiques. Dans les rues d’Aralsk, une affiche montre Noursoultan Nazarbaïev vanter personnellement les mérites du barrage. À l’arrière-plan, derrière l’ancien président et l’inscription « Kokaral : le projet du siècle », apparaît une digue, symbole de la puissance de l’eau et de la confiance en la technologie qui lui fait face.
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Cette image ne reflète pourtant pas la réalité : l’eau et la nature ont de nouveau montré leur imprévisibilité à Kokaral. La digue a été construite en prenant comme base un climat sec ; chaque printemps, dans le nord de la mer d’Aral, le danger de débordement est donc bien réel. Les ingénieurs ont paré à cette éventualité en installant des écluses à travers lesquelles l’eau excédentaire est libérée. Mais impossible de retenir poissons et alevins qui se précipitent par milliers vers une mort certaine dans les eaux salées et toxiques du sud. Voilà ce que montre cette affiche.
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Les habitants d’Aralsk ne sont pas dupes : certes, le barrage a été construit par leur président, mais combien d’argent a été volé lors de la construction ? Le poisson péché dans la mer d’Aral part vers l’Europe et les régions du nord, et la ville est toujours asséchée. Aralsk a perdu le statut qu’elle avait durant la période soviétique et ne faisait visiblement pas partie du « projet du siècle ». Plus qu’un réel projet de défense des sites et des hommes, le gigantisme hydraulique se révèle être un grand coup de communication.
Artiom Kosmarski
Journaliste pour Fergana News
Traduit du russe par Pierre-François Hubert
Édité par Christine Wystup
Relu par Anne Marvau
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