La Banque nationale du Kazakhstan a annoncé en juin dernier l’émission de cartes de paiement cryptographiques. Une première pour ce pays d’Asie centrale, qui marque une nouvelle étape dans l’encadrement institutionnel de l’économie de la blockchain.
Astana jouit actuellement d’une visibilité internationale significative. La capitale kazakhe a en effet accueilli coup sur coup un Forum International à la fin du mois de mai et un nouveau Sommet Chine-Asie centrale les 17 et 18 juin. Entre ces deux évènements, le média kazkah Orda rapportait plusieurs annonces officielles de la Banque nationale du Kazakhstan suite à une réunion avec des acteurs de la finance, de la FinTech et du monde digital.
Parmi celles-ci figure le projet de cartes de paiement cryptographiques. Ce nouveau produit financier permettrait aux consommateurs présents au Kazakhstan d’effectuer des paiements à partir de portefeuilles d’actifs numériques agréés par le Centre Financier International d’Astana (AIFC). Ce mode de paiement s’appuierait sur un système de conversion instantanée des actifs numériques de type token associés à des blockchains, pouvant être échangés en dehors de tout contrôle par les banques centrales, en monnaies dites « fiat« , c’est-à-dire en monnaies régaliennes dont le cours est fixé par les politiques monétaires des Etats via leurs institutions financières. L’émission de stablecoins adossés au tengué et au e-tengué, monnaie digitale du pays, figurent également parmi les propositions avancées.
De prime abord, la nouvelle peut s’apparenter à une forme de compromis, ou de logique d’équilibre entre contrôle politique et ambition d’échapper à toute gouvernance étatique propre aux narratifs associés à la blockchain. Mais cette innovation s’inscrit en réalité dans un historique assez particulier au Kazakhstan. Depuis quelque temps, les autorités kazakhes s’efforcent en réalité de tirer le meilleur parti de cette contradiction, du fait de la position particulière du pays entre les grandes puissances économiques. Néanmoins, cette stratégie, déjà mobilisée à l’époque de l’ex-président Noursoultan Nazarbaïev, a depuis fait l’objet de nombreux revirements et mises à jour.
L’histoire tumultueuse de l’économie de la blockchain au Kazakhstan
Au cours des années 2010 au début des années 2020, le Kazakhstan s’est imposé comme une destination particulièrement valorisée par l’industrie du minage des cryptomonnaies ou des entreprises actives dans le domaine de la blockchain. L’exemple le plus célèbre est peut-être celui d’Amaleda Research et sa filiale Genesis Digital Assets, liées à l’entrepreneur Sam-Bankman-Fried, aujourd’hui condamné et déchu.
En raison d’un environnement légal souple et d’un faible coût en électricité, le Kazakhstan était en 2021 le deuxième plus gros producteur de Bitcoins au monde. L’interdiction des paiements et du minage de cryptomonnaies par la Chine en 2021 a largement contribué à renforcer l’attractivité du Kazakhstan pour les acteurs de cette industrie.
Selon le média Eurasianet, alors qu’à l’échelle mondiale, Pékin se taillait la part du lion en matière de minage de cryptomonnaies jusqu’en 2019, seul 1,4 % du minage mondial était localisé au Kazakhstan en septembre 2019. Suite aux mesures d’interdiction chinoises, cette contribution kazakhe en part de minage de cryptomonnaies à l’échelle mondiale est passée à 18,1 % en octobre 2021.
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A partir de 2022, les liens avérés entre le clan de Nazarbaïev et l’économie de la blockchain, ainsi que les conflits d’usage suscités par cette activité énergivore dans un pays sujet à de récurrentes pénuries d’électricité, ont incité le gouvernement de Kassim Jomart-Tokaïev à apporter des mesures de régulation à l’ensemble de la filière.
Des sociétés impliquées dans le minage des cryptomonnaies détenues par Bolat Nazarbaïev, frère de l’ancien président, ont ainsi cessé leurs activités sous la pression de l’Agence de Surveillance Financière (AMF) en 2022. La même année, l’activité de minage est également soumise à une taxation spécifique. Selon le chercheur Hugo Estecahandy, ces mesures s’inscrivent dans une stratégie de « sédentarisation » des mineurs de cryptomonnaies, menant jusqu’ici leurs activités de manière dérégulée sans bénéfice tangible pour l’Etat kazakh. La taxation porte ainsi à la fois sur la consommation énergétique comme sur les revenus générés par cette activité.
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Les autorités kazakhes ne perdent néanmoins pas de vue le potentiel économique et stratégique propre aux technologies de la blockchain, loin s’en faut. A l’instar de l’Ouzbékistan, les politiques publiques kazakhes s’efforcent de trouver un équilibre entre attractivité et contrôle des acteurs de ce secteur, dans ce qui s’apparente à une démarche de « domestication » de la blockchain.
Alatau, un projet de « Crypto-City »
Au cours du Forum International d’Astana, le président Kassim Jomart-Tokaïev a alors affirmé vouloir faire du Kazakhstan un des principaux « centres informatiques eurasiens« , et chercher à développer des pôles de formation intégrés à des activités de l’industrie digitale et attirer des élites qualifiées. Pour assouvir son ambition, le chef d’Etat a décrit un projet de « Crypto-City » destiné à être expérimenté dans la nouvelle ville d’Alatau, un projet de « Smart City » située à proximité d’Almaty. Celle-ci est définie sur son site officiel comme une ville innovante destinée à devenir un hub international située sur les axes stratégiques connectant la Chine à l’Europe, mais également à la jonction d’un axe Nord-Sud la plaçant dans une position idéale.
Au cours du forum, le ministre de la digitalisation Zhaslan Madïev est revenu sur ce projet en précisant qu’il sera possible, dans le cadre de cette expérimentation, de réaliser des paiements en utilisant des cryptomonnaies pour acheter des biens de consommation courante comme de l’immobilier ou afin de réaliser des investissements.
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Le Kazakhstan se positionne ainsi au sein de la vaste compétition en vue d’attirer les investisseurs, industries de pointe et élites qualifiées, que se livrent les grandes métropoles d’Asie centrale et de l’Asie de l’Ouest, afin de concurrencer des villes telles que Dubaï, Doha ou Riyad. En suivant le modèle dubaïote de ville hyper-attractive et développée par les investissements, l’Etat kazakh limite le recours au financement public onéreux et facteur d’endettement afin de développer un tel projet. Le recours au paiement par cryptomonnaies et actifs numériques intervient ici de manière décisive.
Une stratégie géo-économique
Pour apaiser la méfiance de nombreux gouvernements autour de ce genre de transactions, les risques induits par les fluctuations des cours de cryptomonnaies sont présentés comme contrôlés afin de rassurer les investisseurs.
D’inévitables risques propres aux actifs issus de la blockchain demeurent associés à cette économie : cours fluctuants, absence de contrôle centralisé, financement des organisations criminelles ou terroristes, menaces contre les portefeuilles et les personnes… Toutefois, la chronologie de cette annonce n’est pas anodine : si les Etats d’Asie centrale se disputent la paternité d’une Silicon Valley eurasiatique, cet appel du pied survenu deux semaines avant le sommet Chine-Asie centrale entend sans doute attirer certains investisseurs chinois frustrés par la législation chinoise.
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Il est d’ailleurs permis d’envisager que le Parti Communiste Chinois ne soit fondamentalement pas hostile au principe de la blockchain en lui-même, mais bien plus à l’incertitude qui s’y rattache. De la même manière que l’économie des jeux et casinos, interdite en Chine continentale, est reléguée à Macao et de manière informelle en Thaïlande, il est possible que Pékin délègue le risque posé par l’industrie de la blockchain aux pays d’Asie centrale les plus dynamiques. C’est-à-dire, dans la perspective chinoise, à une autre de ses périphéries. Si ce travail de « domestication » s’avérerait concluant, la Chine s’efforcerait de vouloir capter une part des bénéfices réalisés par ses partenaires. Et par conséquent, de renforcer sa coopération avec ces mêmes pays.
Jonathan Bonjean
Rédacteur pour Novastan
Relu par Léna Marin
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