Parmi les fonctionnaires du pays, il est mal vu de mentionner les migrants, alors que la migration est le principal moyen de subsistance pour les citoyens du Tadjikistan.
Depuis trois décennies, le peuple tadjik, autrefois sédentaire, est associé dans l’espace post-soviétique aux travailleurs migrants et, plus généralement, à la main d’œuvre peu qualifiée. Cela s’explique par le fait qu’après la chute de l’Union soviétique, au Tadjikistan, une lutte interne a rapidement conduit à la guerre civile, tandis que les autres républiques s’affairaient à l’adaptation de leur économie aux nouvelles réalités.
De nombreux habitants du Tadjikistan sont alors partis à la recherche de travail, car il était impossible d’en trouver dans le pays ravagé par la guerre. Un petit nombre de ressortissants relativement éclairés et hautement qualifiés a trouvé sa place en Europe et en Amérique du Nord. D’autres se sont installés au Kazakhstan et une écrasante majorité, enfin, a choisi la Russie.
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En vous abonnant à Novastan, vous soutenez le seul média européen spécialisé sur l’Asie centrale. Nous sommes indépendants et pour le rester, nous avons besoin de votre aide !Le choix de la Russie était dû en grande partie au fait qu’il était possible d’y trouver un travail décemment rémunéré. En plus de cela, Russes et Tadjiks étaient anciennement citoyens d’un même Etat. La plupart des Tadjiks n’avaient alors pas de problème avec la langue russe.
Il semblait qu’après la réconciliation des belligérants dans la seconde moitié des années 1990 et l’avènement de la paix dans la république, la migration des travailleurs prendrait fin. Cela n’a pas eu lieu : à l’inverse, le flux de personnes quittant le pays à la recherche de travail s’est intensifié.
La persistance de la pauvreté
La cadence d’écoulement de la main d’œuvre hors du pays n’a pas ralenti, même 26 ans après le retour à la paix.
Le Tadjikistan est encore l’un des pays les plus pauvres du monde. En terme de PIB par habitant, en 2021, le pays est le seul de l’espace post-soviétique qui, d’après le classement de la Banque Mondiale, se trouve dans la catégorie des pays à faible niveau de revenus, avec 878 dollars (813 euros). Au Kirghizstan, à titre d’exemple, ce chiffre est de 1 328 dollars (1 230 euros).
Le Tadjikistan se classe également au dernier rang en terme de salaires parmi les ex-républiques de l’URSS. D’après les données statistiques, dans le pays, le salaire moyen en octobre 2023 était d’environ 190 dollars (176 euros). En comparaison, au début du second semestre 2023, le salaire moyen au Kazakhstan était de 807 dollars (776 euros), en Ouzbékistan 358 dollars (331 euros) et au Kirghizstan 352 dollars (326 euros).
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Par ailleurs, le Tadjikistan compte parmi les pays du monde avec la croissance démographique la plus élevée. La croissance annuelle moyenne entre 1991 et début 2022, d’après les données statistiques, a été de 2,7 %. La population de la planète, elle, a augmenté dans son ensemble de 1,5 % en moyenne.
Entre deux feux
Le conflit armé russo-ukrainien qui a commencé en février 2022 a quelque peu modifié la géographie des migrations de travail des citoyens tadjiks. Quelques-uns d’entre eux migrent désormais à titre de réfugiés en Europe, avant de poursuivre leur trajectoire vers les Etats-Unis.
Néanmoins la destination principale de ces migrations reste la Russie où, d’après les données officielles du pays, environ 1,5 million de citoyens tadjiks y vivent et travaillent. L’office migratoire de la République du Tadjikistan, lui, signale un exode annuel ne dépassant pas 600 000 personnes. Beaucoup voient des incohérences dans les statistiques des deux pays.
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En réalité, il ne s’agit pas de contradictions : désormais, tous les citoyens du Tadjikistan ne se rendent pas en tant que migrants saisonniers en Russie. La majeure partie d’entre eux ne revient pas au pays l’hiver : beaucoup se sont installés en territoire russe avec leur famille et continuent d’y vivre de façon permanente.
La situation précaire des migrants tadjiks en Russie
Les migrants tadjiks continuent de travailler d’arrache-pied et de s’installer en territoire russe, en dépit de divers problèmes et privations. Ils subissent souvent des violences de la part de nationalistes, voient leurs droits bafoués tant par leurs employeurs que par la police, et ne sont pas particulièrement bien vus des citoyens ordinaires et hommes politiques russes.
Cette attitude vis-à-vis des migrants tadjiks a incité la Banque asiatique de développement (BAD) à conseiller aux autorités de la république de soutenir ses migrants.
Je fais un don à NovastanDes experts de la BAD ont fait remarquer dans une étude que le gouvernement du Tadjikistan devait prendre en charge la régulation des flux de migrants de travail, assurer leur sécurité et leur bien-être, ainsi que la protection de leurs droits dans leur pays d’accueil.
L’étude identifie de nombreux problèmes auxquels les migrants font face en terre étrangère. Il est notamment souligné que la plupart d’entre eux, par désespoir, mais aussi du fait d’un faible niveau de qualification et d’un analphabétisme juridique, sont prêts à accepter n’importe quelles conditions de travail. « De telles conditions conduisent à l’exploitation par les employeurs, des abus de la part de la police et du racket par des délinquants », estiment les auteurs de l’étude.
Vers une collaboration internationale
De plus, une atmosphère xénophobe a cours en Russie, dont les migrants parlent lorsqu’ils rentrent chez eux. Il s’avère que la majorité d’entre eux travaille dans des conditions difficiles, en plus de vivre dans des appartements surpeuplés et une misère extrême afin d’économiser de l’argent, ce qui se répercute sur leur santé.
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Pour résoudre ces problèmes, les spécialistes de la BAD recommandent au gouvernement de collaborer étroitement avec les gouvernements des pays de destination. Ils conseillent également aux autorités de trouver de nouveaux marchés du travail à l’étranger et de créer des opportunités d’emploi en dehors de la Communauté des Etats indépendants (CEI).
Dans l’étude, il est dit que les migrants sont le principal moteur du progrès économique et de la réduction durable de la pauvreté du pays et qu’ils ont besoin d’un soutien immédiat.
« La migration est le moyen le plus important de subsistance des citoyens tadjiks. La résolution des problèmes existants n’apportera pas seulement des bénéfices aux migrants et à leurs familles, mais aussi à la société, et enfin au pays », concluent les experts de la BAD.
Le tabou et la censure autour de la contribution des migrants tadjiks
Parmi les fonctionnaires tadjiks, le simple fait de nommer le migrant est indésirable. Cela fait bien longtemps que les autorités ne se sont pas prononcées sur sa contribution au développement socio-économique du pays.
Par exemple, une vidéo a été publiée sur les réseaux sociaux, dans laquelle un journaliste d’un média d’Etat enjoint un fonctionnaire local à ne pas mentionner la contribution des migrants dans le développement du territoire.
Dans cette vidéo, le fonctionnaire est en train de nommer quelques personnes, déclarant : « parmi les migrants qui se trouvent à … », lorsque le cameraman l’interrompt afin de lui faire faire la remarque : « Ne parle pas de migrants, mon frère ! En règle générale, il ne faut pas évoquer les migrants ! » Plutôt que de « migrants », le caméraman lui suggère alors de parler des « dignes enfants de ce village ».
Les banques discrètes elles aussi
D’autres faits très concrets peuvent être mentionnés, comme quand des fonctionnaires haut placés ont déclaré dans des conférences de presse leur refus de parler de la contribution des migrants au soutien de la stabilité socio-économique du pays.
L’ex-responsable de la Banque nationale du Tadjikistan (BNT), Abdoudjabbor Chirinov, encore en 2013, refusant de dévoiler des informations sur les transferts monétaires des migrants, avait déclaré que « la question pourrait prendre une coloration politique ».
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En plus de cela, il avait refusé de préciser les actes législatifs sur lesquels il pouvait s’appuyer pour prendre une telle décision.
Un autre ancien représentant de la BNT, Djamched Nourmakhmadzoda, avait en 2019 encouragé les journalistes à ne pas attirer l’attention sur l’argent des migrants. « Ne plaçons pas l’argent des migrants au centre de l’attention. Notre économie n’a-t-elle vraiment rien d’autre que cela ? », s’était-il enquis.
Une grande part du PIB
Les experts des institutions financières internationales classent l’économie du Tadjikistan parmi les plus dépendantes des transferts monétaires au monde.
Les agences compétentes au Tadjikistan ne divulguent pas de données sur les transferts de fonds des migrants. Auparavant, elles étaient accessibles sur le site web de la Banque centrale de Russie, mais depuis le début de la guerre en Ukraine, elles sont classées au secret.
Quant à elle, la Banque mondiale, un des principaux partenaires du gouvernement du Tadjikistan pour le développement et qui, en conséquence, dispose de ces informations, a partagé qu’en 2022, les transferts monétaires vers le Tadjikistan ont représenté un total de 5,2 milliards de dollars (4,8 milliards d’euros). Cela équivaut à 49 % du PIB de 2022 pour la république.
Des soutiens pour leur famille
Voilà qui représente un record de transferts monétaires vers le Tadjikistan. En termes de ratio de ces envois par rapport au PIB, le pays a encore renforcé sa position de leader dans le monde. Afin de bien saisir la contribution des migrants, il convient de souligner qu’ils renvoient chez eux des devises étrangères (roubles, dollars, euros), contribuant à couvrir le gigantesque déficit de la balance commerciale tadjike.
Le fait est que le potentiel d’exportation du Tadjikistan est trois fois inférieur à ses besoins d’importations. En d’autres termes, l’argent gagné grâce à l’exportation de produits ne couvre qu’un tiers des importations nécessaires au pays. Les deux tiers restant de devises requises pour l’acquisition de biens extérieurs sont assurés par les envois d’argent par les migrants.
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Outre l’argent des migrants et, dans une moindre mesure, des prêts et subventions de donateurs internationaux, il n’existe tout simplement pas d’autres sources significatives d’entrées de devises.
Le rôle clé des transferts monétaires
Par ailleurs, les spécialistes des institutions financières internationales soulignent l’importance des transferts pour le secteur de la consommation tadjike, sur lequel repose de fait l’économie du pays. Les familles des migrants utilisent les transferts de fonds pour acheter des biens et produits, ainsi que pour payer des services comme l’électricité, Internet, les transports etc.
Les commerçants de biens et services, en conséquence, reçoivent des recettes grâce à cet argent. Celles-ci étant soumises à des taxes, elles contribuent au budget de l’Etat. Par ce biais, des dépenses budgétaires sont couvertes, telles que celles consacrées au salaire des fonctionnaires où à la construction d’infrastructures.
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Une importante réduction des transferts monétaires conduirait à une réduction du chiffre d’affaires du marché et donc des recettes fiscales. Or, 70 % des recettes budgétaires de l’Etat du Tadjikistan proviennent précisément de l’imposition.
Cela peut conduire à des réductions de financement de certains secteurs, conduisant là encore à une réduction de la circulation monétaire, avec tout ce que cela implique. Cela peut se poursuivre sans fin, affectant tous les aspects de la vie du pays dans une réaction en chaîne.
Païrav Tchorchanbiyev
Journaliste pour Asia-Plus
Traduit du russe par Élise Medina
Édité par Ella Boulage
Relu par Charlotte Bonin
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Vincent Gélinas, 2024-05-18
Wow, 49% du PIB. Ça doit être de loin la proportion la plus élevée d’Asie centrale. Je me demande à quel point cette proportion est plus élevée que celle de ses voisins ex-soviétiques.
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