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Dans les hautes montagnes du Tadjikistan, le dernier calife ismaélien

Au Tadjikistan, la question religieuse est un enjeu au cœur des politiques du pays. Ce qui est considéré pour beaucoup comme de la répression contre les religieux a atteint un nouveau tournant avec l’arrestation du calife ismaélien Mouzaffar Davlatmirov. Entre enjeu politique et culturel, la communauté ismaélienne concentre l’attention du gouvernement.

Rédigé par :

La rédaction 

Traduit par : Nane Bouvier

Vlast

Haut Badakhchan Pamir
Le calife Mouzaffar Davlatmirov est l'une des nombreuses personnalités pamiries qui purgent une peine de prison depuis mai 2022 (illustration). Photo : Ninara / Flickr.

Au Tadjikistan, la question religieuse est un enjeu au cœur des politiques du pays. Ce qui est considéré pour beaucoup comme de la répression contre les religieux a atteint un nouveau tournant avec l’arrestation du calife ismaélien Mouzaffar Davlatmirov. Entre enjeu politique et culturel, la communauté ismaélienne concentre l’attention du gouvernement.

La culture pamirie, unique, se trouve menacée par la répression étatique dirigée contre les pratiques et les chefs religieux. En 2021 et 2022, le chef religieux du Haut-Badakhchan, Mouzaffar Davlatmirov, a été témoin de la cruauté du gouvernement vis-à-vis de sa communauté. Tout cela s’est passé dans le cadre d’une campagne de répression déjà ancienne dirigée contre la religion, la culture et les manifestations antigouvernementales dans la région.

Le calife ismaélien de 59 ans, de Khorog, capitale régionale du Haut-Badakhchan, est en prison, comme des centaines d’autres habitants de la région.

La région autonome du Haut-Badakhchan, montagneuse et peu peuplée, occupe la partie orientale du Tadjikistan. Elle est habitée par les Pamiris, une minorité ethnique qui professe l’ismaélisme, une branche chiite de l’islam que les autorités ont longtemps considérée avec méfiance.

Un conflit évolutif

Le 16 mai 2022, Mouzaffar Davlatmirov a été le témoin du nettoyage de Khorog par l’armée tadjike et par les forces de l’ordre. Lors de ces actions, pas moins de 25 personnes ont été tuées. Selon la journaliste locale Anora Sarkorova, 32 personnes ont été tuées dans les environs de Rouchan.

Cette opération est le point culminant des tentatives répétées et violentes du pouvoir central à Douchanbé de prendre le contrôle du Haut-Badakhchan. Mouzaffar Davlatmirov ne voulait pas être lié aux officiels tadjiks. Son but était de préserver les pratiques de la foi ismaélienne. En d’autres termes, le calife se consacrait entièrement à la culture pamirie.

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Cela l’a amené à entrer en conflit avec le pouvoir, dominé par la majorité ethnique tadjike, sunnite. Mouzaffar Davlatmirov est arrêté en juillet 2022, à la fin de « l’opération antiterroriste ». Huit jours plus tard, il est reconnu coupable, lors d’un procès à huis clos, d’appels publics à l’extrémisme. Il est condamné à cinq ans de prison.

« Dans ses sermons, il appelait les habitants à garder leur calme, mais dans le même temps, il critiquait les actions illégales du gouvernement », raconte un proche associé, préférant garder l’anonymat, auprès du service tadjik de Radio Free Europe.

Emprisonné pour avoir « porté les corps dans les tombes »

Il n’y a pas de preuves que Mouzaffar Davlatmirov appelait à l’extrémisme. Il ne le faisait pas lors des précédentes périodes de violences dans le Haut-Badakhchan, par exemple dans les années 2012-2013. A cette époque, des dizaines de personnes avaient été tuées dans un affrontement entre les forces gouvernementales et des groupes locaux, après le meurtre d’un commandant local du service de sécurité nationale.

« Tellement d’entre nous ont été tués », raconte un interlocuteur d’openDemocracy qui souhaite rester anonyme. Cette personne connaissait Mouzaffar Davlatmirov et ajoute qu’il était « un de ceux qui avaient porté les corps dans les tombes ».

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Beaucoup considèrent, dans le Haut-Badakhchan, qu’il a été emprisonné pour avoir célébré les funérailles de chefs locaux influents, tués pendant l’opération « antiterroriste » de 2022, alors que le gouvernement exigeait qu’il n’en fasse rien.

« Mais les représentants des structures régaliennes n’en avaient rien à faire de sa lutte pour la justice, ni du fait que Mouzaffar Davlatmirov était respecté à la fois des habitants et des chefs officieux de la région », explique la source à Radio Free Europe. Une fois de plus, il a fait passer sa foi et les individus avant l’Etat. Mais il semble que c’était la fois de trop pour les autorités tadjikes.

Une culture unique en danger

Le paysage rude et difficile d’accès du Haut-Badakhchan abrite une culture unique. Les Pamiris sont un groupe de musulmans chiites entourés de sunnites. Cependant, il semble que ce groupe ait précédé l’arrivée de l’islam de quelques centaines d’années. Les Pamiris parlent des langues iraniennes orientales qui se distinguent des deux principales langues iraniennes de la région, le tadjik et le dari.

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A date, cette culture des hautes montagnes d’Asie centrale est proche de l’extinction et Mouzaffar Davlatmirov pourrait être l’un des derniers califes du Haut-Badakhchan.

Plusieurs personnalités publiques influentes ont été tuées lors des événements de mai-juin 2022, et des centaines de personnes parmi les plus actives de la région – journalistes, influenceurs, militants, juristes et même poètes – se trouvent maintenant en prison suite à des procès secrets, selon le même procédé qu’avec l’affaire Davlatmirov.

Accusés d’appartenir à des groupes terroristes

Les autorités tadjikes ont annoncé dès le départ que l’opération de sécurité était dirigée contre « les terroristes appuyés par un soutien étranger », mais cette affirmation a rapidement disparu du discours officiel. La majorité des plus de 100 Pamiris emprisonnés à ce jour a été condamnée pour « extrémisme » ou pour lien avec « des groupes extrémistes ».

Par le passé, le gouvernement tadjik a accusé les chefs officieux locaux de la région d’appartenir à « des groupes terroristes ». Les habitants s’adressent à ces « chefs » pour demander de l’aide afin de communiquer avec les fonctionnaires haut placés ou pour chercher du travail. La population locale ne les considère pas comme des criminels. De plus, les habitants sont enclins à considérer les militaires et les forces gouvernementales de sécurité comme l’élément sans foi ni loi dans la région.

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La raison la plus probable de cette campagne cruelle de la part du gouvernement tadjik est qu’il n’a pas réussi à contrôler le Haut-Badakhchan de la même manière qu’il contrôle toutes les autres parties du pays. Malgré le fait que ce soit la région la plus pauvre du pays, c’était là où se trouvait l’une des sociétés civiles les plus actives d’Asie centrale. Avant mai 2022, c’était la seule région dans laquelle il se produisait constamment des manifestations contre la politique du gouvernement.

Interdiction de se réunir dans les maisons pour prier

En ce moment, cette culture est attaquée. Les autorités ont ordonné de fermer les lieux de prière ismaéliens en mai 2022, lorsque les violences ont débuté, puis elles ont interdit les pratiquants de se réunir dans les maisons pour prier. Les habitants peuvent, comme avant, prier dans les centres officiels, mais il n’y en a que deux dans le pays, un à Khorog et l’autre à Douchanbé. Ces centres n’ont plus le droit de mener des activités culturelles et éducatives.

Selon un journaliste indépendant du Haut-Badakhchan, Mouzaffar Davlatmirov était en première ligne en matière d’opposition. Le gouvernement tadjik ne l’aimait pas parce qu’il « ne supportait pas leur ingérence dans les affaires religieuses ».

Les autorités de Khorog ont ordonné aux plus âgés des communautés d’avertir les habitants que le portrait de leur chef spirituel, l’Aga Khan, devait être retiré des murs des maisons.

Le rôle de L’Aga Khan

L’Aga Khan est le fondateur de la Fondation humanitaire Aga Khan Development Network (AKDN). La plupart des améliorations dans le Haut-Badakhchan depuis l’indépendance du Tadjikistan sont de son fait. L’AKDN a financé la construction de stations hydroélectriques qui fournissent en électricité les villages isolés, les parcs et l’University of Central Asia à Khorog. La Fondation a également financé la recherche sur les cultures hybrides qui peuvent pousser dans des régions de haute altitude.

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A une époque, même le président du Tadjikistan, Emomali Rahmon, accueillait favorablement l’Aga Khan, mais depuis 2012, la permission de se rendre dans le pays lui a été refusée. Le gouvernement met en place tout ce qui est possible pour réduire son influence dans la région.

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Tout cela se déroule sous nos yeux. Les événements dans le Haut-Badakhchan ont été soumis à de sévères critiques de la part des organisations internationales de défense des droits humains, mais le gouvernement tadjik n’en prend pas compte.

Il n’y a eu aucune répercussion diplomatique sérieuse sur les autorités tadjikes suite à leur campagne contre les Pamiris. Si la politique de l’Etat tadjik ne s’adoucit pas et poursuit sur cette voie, cette culture ancienne de haute montagne cessera d’exister.

Mouhammad Zaïn Chafi Khan et Bruce Pannier
Pour Vlast

Traduit du russe par Nane Bouvier

Edité par Mariane N’dri

Relu par Charlotte Bonin

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