À quoi ressemble la vie quotidienne à Semeï, ville où a vécu et étudié le poète kazakh Abaï Kounanbaïev ? L’auteur du projet Nastoïachtchi Kazakhstan, « le véritable Kazakhstan », réalise pour le média kazakh Kursiv et la compagnie Chevron un reportage sur ce lieu historique. Les opinions de l’auteur de l’article ne reflètent pas les opinions de la compagnie Chevron ni de la rédaction de Kursiv.
Novastan reprend et traduit ici un article publié le 12 avril 2021 par le média kazakh Kursiv.kz.
Selon ses archives, la ville située sur les rives de l’Irtych est vieille de plus de 300 ans. Au XIXème siècle, Semeï a vu se succéder différents exilés politiques, comme les écrivains russes Fiodor Dostoïevski, Evguéni Mikhaélis lorsqu’il était étudiant, ou encore le révolutionnaire russe Nifont Dolgopolov.
À cette même époque, le poète kazakh Abaï Kounanbaïev y a étudié et vécu. Plus tard, Moukhtar Aouézov et Kanych Satpaïev ont fréquenté le lycée de la ville.
Hommage au poète
Le musée Abaï, ouvert en 1940, est l’une des principales attractions touristiques de la ville. Pour le 150ème anniversaire du poète, en 1995, le musée et le centre d’étude dédié à son œuvre ont été regroupés en un seul ensemble. Le bâtiment qui abritait la madrassa où a étudié Abaï Kounanbaïev a quant à lui été reconstruit.
Pour les 175 ans du poète, en 2020, le musée a été restauré en profondeur et modernisé. Le musée présente une grande quantité d’objets. Certains, issus de la vie quotidienne des Kazakhs, ont été transmis par l’auteur lui-même, ou par Nifont Dolgopolov, celui-ci les ayant récupérés dans le village où vivaient les Kounanbaïev. Un espace est également réservé à l’œuvre de ce dernier, avec des livres et des informations disponibles en format électronique.
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« Khaliolla Ouskenbaïev, un frère d’Abaï, a étudié dans le corps de cadets d’Omsk, où se trouvait aussi Tchokan Valikhanov. Il a ramené des livres avec lui, et Abaï a appris les bases du russe avec Khaliolla. Quand celui-ci est mort, encore jeune, Abaï a récupéré ses livres. Pendant la guerre, les exilés russes ont ouvert une bibliothèque à Semeï. C’était la bibliothèque publique Gogol. Le journaliste américain George Cannon l’a visitée lors d’un voyage. Il parlait dans son livre La Sibérie et l’Exil de la vie des exilés et d’Abaï », raconte Meïramgoul Kaïrambaïeva, la vice-directrice du musée et responsable de la documentation scientifique.
Des bâtiments décrépis
La ville compte 66 monuments historiques et culturels : 34 sont des monuments architecturaux et de développement urbain, 16 sont des œuvres d’art monumentales, et 16 autres sont des monuments historiques ou archéologiques.
Dix de ces monuments sont d’importance nationale tandis que 56 sont d’importance locale. Parmi eux, il y a le bâtiment de l’ancien lycée pour filles, devenu ensuite un institut vétérinaire, construit au début du XXème siècle. Les experts estiment que la situation du bâtiment est préoccupante.
L’immeuble a brûlé deux fois : construit en 1910, il a brûlé une première fois en 1917. Le bâtiment a été restauré et une École polytechnique s’y est installée, puis un hôpital pendant la Seconde Guerre mondiale, et un institut vétérinaire dès les années 1950. En 1986, le bâtiment a brûlé une deuxième fois.
« C’est un sujet douloureux pour nous. Dans les années 1990, le bâtiment de l’institut vétérinaire a été privatisé. Maintenant, une compagnie d’Almaty construit un centre commercial, Semeï Mall, juste à côté. J’espère qu’ils vont restaurer le bâtiment. Un autre monument, le bâtiment du premier télégraphe, est abandonné depuis 25 ou 30 ans. Il dépend de l’akimat (l’administration publique locale). Il est trop lourd pour le budget, il est plus simple de construire du neuf. Chaque jour, le bâtiment s’abîme un peu plus. Personne ne veut le restaurer ni l’acquérir », explique Ardak Isataïev, le directeur du département d’architecture de Semeï.
De vieilles demeures à restaurer
Il reste dans la ville 40 maisons de marchands datant du milieu du XIXème ainsi que du début du XXème siècle. Elles ne sont pas considérées comme des monuments historiques et culturels, c’est pourquoi elles sont petit à petit détruites et disparaissent des cartes de la ville. De nouveaux bâtiments les remplacent.
Ardak Isataïev poursuit : « Les rez-de-chaussée de ces maisons sont enterrés, ils étaient destinés aux domestiques. Dans toutes ces propriétés privées vivent une, deux, trois ou quatre familles. Elles ont surtout été conservées dans la région du Tatarstan. Il y a exactement les mêmes à Kazan. Ce serait bien si l’État les rachetait et les restaurait. Au moins autour de la mosquée, ce serait le quartier historique. »
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Les fonctionnaires et les citoyens, qui se sentent blessés à chaque information concernant la démolition de ces maisons, demandent que ces monuments historiques et culturels soient conservés et non détruits.
Des chantiers énormes
Plus de 320 000 personnes vivent à Semeï. À Öskemen, le chef-lieu de l’oblast du Kazakhstan-Oriental, ils sont 346 000. Les autorités veulent permettre à Semeï d’atteindre 400 000 habitants d’ici 2025 en construisant énormément, et ce depuis 2014. Selon l’akimat, 35 500 personnes vivront dans le quartier de Karagaïly, en cours de construction.
« Ce fonds de logement constitue 1,2 million de mètres carrés habitables. Les constructions occupent 293 hectares. Il y a été construit 26 immeubles, et 32 maisons sont en cours de construction, dont 14 seront utilisées dès cette année. Pour 25 maisons, les documents sont déjà prêts et les projets sont réalisés sous l’autorité de l’État. Pour 42 autres maisons, les documents sont en cours de préparation. En tout, 227 maisons seront construites d’ici 2025. Les infrastructures se développent parallèlement », précise Ardak Isataïev.
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Selon lui, un complexe de 5 600 places pour la culture et la santé a été construit. Il y a là des piscines olympiques, des salles de cinéma et des salles de jeux pour enfants. Le projet a coûté 24 milliards de tengués (49 millions d’euros). C’est la République qui a alloué ce budget. Il est également prévu de construire 17 bâtiments sociaux : sept écoles de 1 200 places chacune, sept maternelles de 320 places, un complexe récréatif de 150 places et un stade de hockey de 500 places. Le projet est principalement géré par deux entreprises : Firma Asia et VostokStroï.
Un fort besoin en logement social
Dans d’autres quartiers de la ville ont aussi lieu des travaux, mais ils ne sont pas aussi importants qu’à Karagaïly. Ainsi, des investisseurs privés ont construit neuf maisons en centre-ville, et la construction de dix immeubles est prévue pour cette année. Ce sont tous des logements commerciaux. Les logements locatifs et à crédit pour les demandeurs de logements sociaux sont construits uniquement dans le nouveau quartier Karagaïly.
« En 2020, 148 familles se sont vues garantir un logement : 78 d’entre elles sont des familles nombreuses, 26 étaient des enfants orphelins et 44 des handicapés ou des familles monoparentales. En mars, 126 autres familles auront eu droit à un logement social : 25 constituées d’enfants orphelins, 69 familles nombreuses et 32 socialement vulnérables », indique Ardak Isataïev.
Selon les données du génie urbain et de l’inspection du logement de Semeï, 11 868 personnes sont sur liste d’attente pour obtenir un logement social dans la ville. 1 638 sont des orphelins, 756 des familles nombreuses, 3 920 sont socialement vulnérables et plus de 5 000 sont des fonctionnaires.
La ville en demande de travailleurs
La ville observe un déficit de personnel. Selon le bureau de placement de Semeï, 912 personnes cherchaient du travail au 1er janvier 2020, contre 1 746 début 2021.
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« En tout, depuis le début de l’année, 1 200 personnes ont trouvé un emploi à long terme : 140 ont un travail social, 370 font des travaux publics. Nous avons piloté le lancement d’un nouveau programme de l’État, « Premier emploi ». Avec ce projet, le salaire est de 58 340 tengués (119,3 euros). Nous allons signer un accord pour deux ans. Des jeunes de moins de 29 ans peuvent participer au projet. La première année, le salaire est versé par le bureau de placement », explique lа directrice du département de l’emploi au bureau de placement de Semeï, Ardak Baïsarina.
Les travailleurs qualifiés préfèrent quitter la ville
Il est à noter que dans la ville où se trouve la plus grande université de médecine du pays, les médecins et les pharmaciens manquent. Une fois qu’ils ont fini leurs études, les spécialistes déménagent dans d’autres villes, où ils ont la possibilité de mieux gagner leur vie.
« Le personnel de santé s’en va, surtout à Pavlodar et à Nur-Sultan. On a besoin de cadres partout. Là-bas, les conditions de travail sont meilleures. On a besoin de beaucoup de travailleurs. Presque toutes les entreprises de la ville s’adressent à nous, dont l’usine de ciment et le fournisseur d’électricité. Le salaire y est de 60 000 tengués (123 euros). L’élevage de poulets de Priirtych n’a pas assez d’employés. Ils ont besoin de plus de poulaillers et de techniciens. Le salaire est de 100 000 tengués (205 euros) et en plus, il dépend de la productivité. Ils proposent de la nourriture et des services de livraison », poursuit Ardak Baïsarina.
Les chômeurs qui se retrouvent sur le marché du travail sont principalement des personnes de 45 à 50 ans. Il est plus difficile de trouver du travail pour cette tranche de la population.
De nouvelles productions
Cependant, de nouvelles entreprises ouvrent à Semeï. Par exemple, une importante usine d’extraction de pétrole va bientôt être mise en fonction ; sa production sera destinée à 90 % à l’export. L’usine est déjà construite et est prête à être lancée. Le projet a coûté 12 milliards de tengués (24,5 millions d’euros). 238 emplois seront créés dans cette entreprise.
Depuis juin 2020, l’une des plus vieilles entreprises de Semeï, avec une histoire de plus de 90 ans, revit : il s’agit du kombinat de production de cuir. Il est important de rappeler que pendant un temps, il s’agissait de la seule entreprise de ce type. C’est avec elle que l’industrie a commencé à se développer dans l’ancienne région de Semipalatinsk, devenu Semeï en 1994, en s’orientant vers le travail des matières premières pour l’export en produisant de la laine et du cuir pour de grandes usines.
Un renouveau difficile pour le kombinat
Dans les années 1990, le kombinat a été privatisé. En 1998, la Société en nom collectif à responsabilité limitée (SENCRL) du kombinat de production de cuir de Semipalatinsk a été enregistrée. En 2008, dans le cadre de l’industrialisation, la production de cuir a été relancée et modernisée pour 25 millions de dollars (23,9 millions d’euros). Mais la production a été stoppée en 2012-2013 à cause de l’arrêt des financements de la part de la banque.
Pendant longtemps, l’usine était endettée auprès de la banque, et elle a finalement fait faillite. Les avoirs de la banque ont été acquis par le Fonds d’investissement du Kazakhstan. Selon leurs propres données, les investisseurs actuels de la société Semey Tannery, à qui le fonds d’investissement a transmis des avoirs, ont investi plus de 260 millions de tengués (531 914 euros) dans la production. Et en six mois, la production est passée de 40 à 250 tonnes de production mensuelle de produits et de cuir travaillé de 14 sortes différentes.
95 personnes travaillent à l’usine. La production de l’entreprise est expédiée en Chine et les usines kazakhes achètent localement du cuir retravaillé. Il est prévu de faire monter la production à 500 tonnes par mois.
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La direction fait remarquer que la compagnie a de belles perspectives mais qu’il y a certains problèmes qui empêchent le développement de la production de cuir dans tout le pays. La principale raison est l’import en grandes quantités de chaussures chinoises.
Des promesses face aux divers problèmes de dégradation de la ville
Semeï a son lot de problèmes : l’insuffisance de l’entretien des rues et des transports en commun, la mauvaise qualité des constructions, l’absence de distribution d’eau et d’éclairage, des décharges sauvages aux sorties de la ville et de mauvaises routes. La situation n’est pas meilleure en banlieue : les habitants des quartiers de Voskhod ainsi que de Vostotchny demandent toujours aux autorités de refaire les routes, d’éclairer les rues, de les fournir en eau potable et de faire en sorte que les bus desservent leurs quartiers.
Les habitants disent de la ville qu’elle est un « grand village ». Ils sont souvent insatisfaits du travail de l’akimat ainsi que des fonctionnaires et ne pensent pas que le budget est bien dépensé.
Cependant, les autorités locales promettent sans arrêt de résoudre tous les problèmes des habitants. Par exemple, il est prévu de bientôt approvisionner en eau les quartiers de Voskhod et de Vostotchny. Aujourd’hui, un réseau de grande ampleur est déployé sur une longueur de 2,5 kilomètres et un point de prélèvement d’eau est en construction.
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Il est aussi planifié de mettre en place un système de collecte des ordures et des déchets ménagers. Dans le cadre du projet, des conteneurs, des espaces fermés et des points de collecte des produits manufacturés seront mis en place, des équipements de collecte pour le tri sélectif seront construits, d’une capacité de 100 tonnes par an. De plus, il était programmé la modernisation de l’éclairage de 136 rues avant la fin de l’année 2021.
La nourriture et les vêtements sont moins chers à Semeï qu’à Öskemen. Certains habitants du chef-lieu de l’oblast se rendent donc à Semeï, par exemple pour faire les courses de leur enfant quand il rentre à l’école.
Janar Asylkhanov, journaliste pour Kursiv
Traduit du russe par Paulinon Vanackère
Édité par Chloé Renard
Relu par Emma Jerome
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