Réalisé par Kana Beïsekeïev et produit par Kaïrat Nourmougambetov, en association avec la chaîne Qazaq TV, La Femme est un documentaire qui relate avec force le destin poignant de quatre femmes confrontées aux violences conjugales.
Novastan reprend et traduit ici un article publié le 16 février 2021 par notre version anglaise.
La Femme est un documentaire sorti en 2021 qui traite de la violence domestique au Kazakhstan. Dans la société kazakhe, ce sujet n’est pas souvent discuté ni même reconnu alors qu’il en dit long sur les problèmes sociaux les plus importants auxquels le pays est confronté. Le scénario met en lumière les raisons psychologiques et systémiques de cette violence continue. Il indique aussi les solutions qui permettraient d’y remédier.
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Ce film est disponible gratuitement sur YouTube, sous-titré en anglais. Novastan a demandé au réalisateur Kana Beïsekeïev quelles étaient ses intentions en le tournant et comment le public a réagi. Voici ses réponses.
Novastan : pourquoi vous êtes-vous penché sur le sujet des violences domestiques au Kazakhstan ?
Kana Beïsekeïev : L’année dernière, de nombreux journaux ont commencé à parler des violences domestiques, et c’est pourquoi il m’a semblé intéressant de travailler sur la question. On imagine souvent que ces violences constituent un cas de brutalité extrême, et pourtant, c’est bien une réalité au Kazakhstan.
Je ne pense pas qu’il y ait déjà eu un tel documentaire à ce sujet dans notre pays. C’est au printemps dernier que mon équipe et moi avons décidé de réaliser ce film, mais le tournage a dû être reporté en raison du confinement. Nous avons appris par la suite que les cas de violences domestiques s’étaient multipliés durant cette période où les gens étaient enfermés chez eux. Nous nous sommes alors rendus compte qu’il était temps de traiter ce sujet difficile.
J’ai réfléchi à la façon d’aborder le sujet auprès des gens de mon âge, la jeune génération. Honnêtement, cela n’a pas été facile car, de par mon éducation, cette problématique m’était totalement étrangère. Avant, je n’en avais jamais véritablement entendu parler. Mais j’ai une sœur aînée et j’ai été quelque peu surpris d’apprendre combien dans notre culture, il est très difficile d’être une femme.
Pourtant, quand les hommes abordent le sujet avec leur petite amie, ils entendent de nombreuses histoires de violence. Celles-ci se produisent dans la rue et au travail ou bien à la maison et sont parfois même le fait de frères, de membres de la même famille. Vu de l’extérieur, tout semble peut-être aller pour le mieux, mais en réalité il n’en est rien.
Votre documentaire montre comment les rôles assignés à l’homme et à la femme sont fixés de façon rigide au Kazakhstan. Il y a autour de la femme toute une culture du blâme : on lui reproche souvent des peccadilles, par exemple quand les enfants font des bêtises ou bien quand un plat est brûlé. Et après, ça dégénère. Comment expliquer cela ?
Ce problème lié au genre découle de notre culture et de notre conception de la famille. Dans notre pays, la naissance d’un fils est considérée comme un plus grand privilège pour la famille que celle d’une fille. Et cela vaut non seulement pour le Kazakhstan mais aussi pour la plupart des cultures d’Asie centrale, et même du Caucase et de Russie.
La majorité des pays qui nous entourent partagent les mêmes préjugés en faveur des garçons. Il n’y a pas d’équilibre entre les sexes, les parents seront probablement plus heureux si leur enfant est un garçon. Cela semble être une mauvaise plaisanterie, mais c’est la réalité.
Ces préjugés sont omniprésents, on les retrouve dans les romans, dans les films. Dans notre culture, les femmes elles-mêmes pensent qu’il est dans leur intérêt d’avoir un fils plutôt qu’une fille. Ce sont là des opinions largement partagées et il y a vraiment chez nous un abîme entre les sexes. Dans notre société, les femmes, si elles veulent réussir, doivent montrer « qu’elles ont des couilles ».
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Vous n’êtes pas seulement une femme, il vous faut en plus assumer des responsabilités et satisfaire des attentes. Entre les sexes, la partie n’est pas équitable.
Vous pensez donc que, puisqu’elle part dans la vie avec un handicap, une femme est plus dans l’obligation de faire ses preuves ?
La pression commence en fait dès l’entrée à l’école. Dans les petites classes, le garçon pourra se permettre de mauvaises notes, il aura le temps de se rattraper plus tard. La fille, elle, se doit d’obtenir seulement d’excellents résultats. Même si elle poursuit ses études jusqu’au baccalauréat, prouvant ainsi son potentiel, les membres plus âgés de sa famille lui demanderont : « A quoi bon ce diplôme ? Tu ferais mieux de te trouver un mari ».
La fille est censée à la fois apprendre à être une « bonne épouse » et à réussir dans son métier. De nombreuses familles se comportent ainsi, surtout dans les petits villages. Bien sûr, tout le monde n’est pas comme ça. Il n’en reste pas moins que cette opinion existe dans notre société, ce qui génère des problèmes plus importants.
Le film aborde le sujet de l’alcool comme facteur déclencheur des violences domestiques. L’alcoolisme est-il considéré au Kazakhstan comme un problème important ?
Oui, surtout en dehors des grandes villes. Dans les plus petites villes, si vous allez au magasin local, vous y verrez probablement un grand nombre de bouteilles d’alcool en vente. Principalement de la vodka. On se croirait encore dans les années 1990, en URSS ou en Russie. Ici, quand les gens boivent, c’est pour se saouler, et ils sont très portés sur la boisson. Or, l’alcoolisme est un phénomène essentiellement masculin.
Mais ceci est aussi un problème d’argent : beaucoup d’hommes n’ont pas de travail. Sans revenus, il est très difficile de survivre, et cela entraîne beaucoup de dépressions. La dépression les mène à boire, en compagnie de ceux qui leur ressemblent, ces amis qui ne peuvent pas trouver de travail. C’est toujours le même problème, sans cesse répété.
Les hommes parlent de la dureté de la vie, des problèmes avec leurs épouses. Les femmes, elles, qui s’occupent des enfants à la maison, demandent à leur mari pourquoi il se comporte ainsi. « On n’a pas d’argent pour de l’alcool, il faut que tu trouves du travail pour prendre soin de nous ». L’homme réplique : « Je suis l’homme de la maison, ne me parle pas ainsi ». Et de telles disputes peuvent rapidement dégénérer.
Concernant les violences domestiques, un des plus grands problèmes du Kazakhstan est que beaucoup de parents n’apprennent pas à leurs enfants comment devenir de bons maris ou de bonnes épouses qui sauront prendre soin de leur famille quand ils seront adultes. L’ignorance concernant ces questions est grande. La vie de famille, ce n’est pas un jeu, et beaucoup n’ont pas été préparés à assumer cette responsabilité.
Les femmes commencent à se marier très tôt, à 18 ou 19 ans dans les petites villes. Et après 25 ans, elles commencent à être considérées comme trop vieilles pour le mariage, même dans les grandes villes. Dans notre société, on vous force à assumer très tôt des responsabilités. Or, sortis tout juste de l’enfance, les jeunes gens ne savent pas se comporter réellement en adultes. Nos problèmes découlent de ce manque de culture et d’éducation qui conduit à des situations dangereuses.
Une des phrases les plus marquantes du film est celle-ci : « Le système permet que cela arrive ». Si les violences domestiques se produisent, c’est que la police et les législateurs ne prennent pas les choses au sérieux. Un facteur aggravant étant la corruption ambiante, ce que souligne un autre protagoniste : « Ici tout s’achète ». Espériez-vous avec ce film ouvrir la discussion sur d’autres sujets relatifs à ces violences dans la société kazakhe, comme la corruption ou l’organisation des pouvoirs ?
Il s’agissait plutôt pour moi d’atteindre les gens ordinaires, de les conduire à s’interroger : pourquoi n’aborde-t-on pas ces problèmes plus ouvertement ? J’ai fait ce film pour le peuple, il doit être informé de ce qu’il se passe dans notre pays. Il faut que les gens prennent conscience de ce qui devrait être fait et sachent comment réagir au cas où ils seraient confrontés à la même situation.
Cela pourrait impliquer de changer nos lois pour sauver des vies humaines. Mais pour cela, il faut lutter contre les questions culturelles qui ont plus de poids que les lois.
Quand les femmes vont au commissariat après avoir été victimes de violences conjugales, elles se trouvent devant des hommes qui connaissent leur mari et ne prennent pas leur plainte au sérieux.
L’affaire est alors traitée comme une petite dispute de famille et l’on conseille à la femme de retourner dans son foyer et d’essayer de reprendre une vie normale. On la rassure, on lui dit que tout va rentrer dans l’ordre. Peut-être le cas sera-t-il consigné dans un procès-verbal, mais si vous essayez de consulter le rapport deux jours après, il est possible qu’il n’existe plus. C’est précisément ce contre quoi s’insurgent beaucoup de gens.
Quel a été l’effet d’avoir un humoriste faisant des commentaires et des blagues sur une scène vide ? Quel but recherchiez-vous ?
Il s’agit d’un vrai humoriste qui a écrit ses propres blagues pour le film. J’avais entendu auparavant ses plaisanteries sur les violences domestiques et je lui ai demandé pourquoi il faisait de l’humour sur un tel sujet. Il m’a répondu que c’était justement parce qu’il avait vécu une expérience semblable dans sa propre famille.
C’est ce qui m’a donné l’idée de faire ce documentaire du point de vue d’un humoriste. Au moins, sous le biais de l’humour, il aborde le problème. Et lorsqu’il plaisante, il donne vie au débat.
Quelles ont été les réactions à ce documentaire au Kazakhstan ? A-t-il fait l’objet de critiques ?
Ça a été très intéressant. Certaines réactions ont été bonnes, mais pas toutes. Quelques-uns nous ont critiqués parce que, selon eux, nous allons trop loin en nous attaquant à un tel sujet et que nous sommes en faveur d’une modification des lois concernant les violences domestiques. Certaines voix issues de la communauté féministe n’ont pas aimé le film, lui reprochant de ne donner la parole qu’aux hommes pour parler des violences.
Vous savez, ça n’a pas été facile de traiter ce sujet. Mon objectif était simplement de dénoncer les violences domestiques et de donner la parole à un petit nombre de personnes. Dans le film, il y a des conversations entre hommes et certains des participants nous ont demandé pourquoi nous n’avons pas inclus les femmes dans ces discussions.
Il y a eu parfois aussi des réactions violentes de la part de petits groupes, de cellules familiales, ce qui nous a surpris. Mais nous avons bel et bien donné la parole aux femmes, puisque ce film parle des relations homme-femme. Le sujet est cette culture qui inculque aux garçons et aux filles dès leur plus jeune âge à penser différemment, ce qui affecte leur comportement quand ils grandissent.
A la fin, le documentaire indique qu’une nouvelle loi contre les violences domestiques devra entrer en vigueur au printemps 2021. Qu’en attendez-vous?
J’espère qu’elle changera les choses et qu’il sera moins facile pour les auteurs de violences domestiques d’échapper à la justice. Pour l’instant, les procédures sont très lentes, même dans le cas d’une simple amende.
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Je pense donc que la nouvelle loi devrait protéger davantage les femmes. Mais il nous faut aussi travailler avec les hommes là où c’est possible. Je ne suis pas juriste et je ne sais pas exactement quelles seront les répercussions de cette loi, je pense en tout cas que c’est un pas dans la bonne direction.
Avez-vous d’autres projets après celui-ci ?
Je viens d’achever un documentaire sur les camps de Ouïghours au Xinjiang, ce qui m’a amené à interroger également des Kazakhs. J’ai rencontré plusieurs personnes qui ont été internées dans ces camps et qui vivent maintenant à Washington. Le film est actuellement au stade du montage, et j’espère donc que d’ici un mois ou deux je pourrai le mettre sur YouTube.
La Femme est disponible sur YouTube
Tommy Hodgson
Auteur pour Novastan
Traduit de l’anglais par Bruno Cazauran
Édité par Gulafiya Chatayeva
Relu par Charlotte Bonin
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