Entre 1930 et 1933, la famine a pris la vie d’un quart de la population de la République soviétique socialiste autonome kazakhe. Un ouvrage réalisé par Sarah Cameron, après des longues années de recherche sur cette portion peu connue de l’histoire kazakhe, a été traduit au Kazakhstan.
Novastan reprend et traduit ici un article publié le 9 septembre 2020 par le média kazakh Vlast.kz.
C’est un sujet encore peu connu de l’histoire kazakhe : entre 1930 et 1933, une famine liée à la collectivisation des terres, décidée par les autorités soviétiques, a causé la mort de près du quart de la population. Ce sujet a fait l’objet d’un livre publié en novembre 2018, intitulé The Hungry Steppe: Famine, Violence, and the Making of Soviet Kazakhstan et écrit par Sarah Cameron.
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Durant l’été 2020, l’ouvrage a été traduit en russe et en kazakh par la fondation de Dossim Satpaïev également politologue au Kazakhstan. Ce livre est le résultat de nombreuses années de recherche et de travail sur des archives du Kazakhstan et de la Russie, dont certaines étaient analysées pour la toute première fois.
Un sujet majeur mais non recommandé pour la recherche
Selon les chiffres officiels, la famine de 1930 à 1933 a fait plus d’un million et demi de morts et forcé le déplacement de plus d’un million de réfugiés vers les régions environnantes. La famine a provoqué une crise économique sans précédent.
« Acharchylyk » (« famine » en kazakh) est un sujet majeur et si peu étudié que l’organisation d’un grand colloque dédié à ce sujet serait facilement imaginable. Cela permettrait à des historiens, des économistes, des sociologues ou encore des ethnographes de se rassembler pour débattre et analyser les différents impacts de cette tragédie sur le développement de la société kazakhe : des études postcoloniales, des études de genre, la construction de la nation, la politique de la mémoire ou encore la transmission d’une histoire orale.
Et pourtant, les chercheurs kazakhs confient à Sarah Cameron que leurs superviseurs leur « recommandent de choisir d’autres sujets de recherche ». La posture politique officielle sur cette question reste ambiguë. L’existence de la famine et des erreurs commises par le régime soviétique est officiellement reconnue, mais le sujet reste sensible. Cette autocensure des universitaires, mais aussi des journalistes, crée une tension autour du sujet. Ainsi, la sortie du livre en russe et en kazakh est d’autant plus significative. Cette publication est l’opportunité d’approfondir et de diversifier la discussion et de s’éloigner des querelles de chapelle, par exemple sur la signification du mot « génocide ».
Conséquences de la sédentarisation dans les steppes kazakhes
Dans son livre, Sarah Cameron analyse la collectivisation au Kazakhstan autant dans une recherche de construction d’une nation soviétique que dans l’idée de modernisation d’une société nomade. La chercheuse insère ce phénomène dans un contexte plus large : celui de la colonisation impériale. Elle démontre que la politique coloniale de l’Empire russe dans les steppes kazakhes, depuis le XIXème siècle, a conduit d’une part à une gigantesque transformation du mode de vie nomade et d’autre part à un important changement écologique.
L’exode des paysans de la partie occidentale de la Russie et de la Sibérie au Kazakhstan a considérablement influencé l’épuisement des ressources de la steppe. Les nomades ont été contraints d’abandonner leur habitat traditionnel, tandis que la sédentarisation et l’agriculture ont provoqué l’épuisement des sols, le drainage des plans d’eau et la propagation des épidémies. Les conséquences de cette sédentarisation forcée ont eu, par la suite, un impact direct sur l’ampleur de la famine.
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Avec l’avènement du pouvoir soviétique, la sédentarisation et la « civilisation » des Kazakhs ont été jugées comme étant la meilleure politique. Dès l’époque de Catherine II (1762-1796), la sédentarisation des Kazakhs fut considérée comme la voie principale pour ce peuple, même si de nombreux scientifiques prouvaient le contraire – dans les années 1920, des chercheurs soviétiques en agronomie affirmaient que l’élevage nomade était le moyen le plus efficace pour exploiter les régions arides du Kazakhstan; ils déconseillaient fortement de rompre avec ces traditions ancestrales et proposaient des moyens pour accroître l’efficacité de l’élevage nomade.
Par exemple, l’ethnographe et économiste Sergueï Chvetsov, dans son livre L’économie kazakhe dans ses conditions traditionnelles (1926), démontre que l’élevage nomade est aussi rentable que l’agriculture sédentaire. Et le chapitre concernant le débat scientifique et politique des années 1920 sur l’avenir du peuple kazakh fait réfléchir à des voies alternatives de modernisation d’une société nomade, qui auraient pu être mises en œuvre si la lutte interne du parti n’avait pas conduit à la montée de Staline et à la terreur.
« Un crime contre l’humanité«
Sarah Cameron utilise ces textes pour démontrer que les décisions désastreuses des dirigeants moscovites n’étaient pas le résultat d’une mauvaise connaissance du contexte local : le gouvernement était conscient de mettre en danger de mort un très grand nombre d’individus, mais toutes les précautions ont été ignorées au nom de résultats politiques et économiques. Malgré la position objective et généralement quelque peu détachée de la chercheuse, l’auteure déclare que « la famine kazakhe était un crime contre l’humanité ».
Trois chapitres du livre sont successivement dédiés à la collectivisation, à la famine et à la campagne Goloshchekin du « petit Octobre » qui les a précédées. Sarah Cameron raconte en détail et par ordre chronologique les événements de 1928 à 1934.
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Le fil conducteur du récit repose sur l’idée que la mauvaise organisation et la préparation médiocre du plan sur la collectivisation, le manque de personnel local, ainsi que la négligence de la vie et des intérêts de la population autochtone, ont causé la confusion, l’action arbitraire des militants locaux, le pillage, la violence et la migration massive. En effet, le peuple kazakh s’est soulevé à plusieurs reprises, des milliers de personnes ont quitté le pays pour les zones frontalières. Ces événements ont mené à une terrible catastrophe, dont, dans une certaine mesure, il n’a été possible de se remettre qu’après des décennies.
Victimes jugées coupables
Sarah Cameron, qui parle à la fois russe et kazakh, a utilisé la voix de témoins des événements des années 1930, qui étaient alors des enfants. La chercheuse s’est tournée vers une impressionnante quantité de documents d’archives afin de rendre cette tragédie moins abstraite. Elle s’est concentrée sur les histoires des citoyens ordinaires et les souffrances qu’ils avaient enduré.
Il est difficile de croire que, aux yeux des autorités, ces citoyens étaient considérés non comme des victimes mais comme des coupables de la catastrophe. Selon l’élite du parti, l’échec de la collectivisation était dû au « sous-développement » des nomades et à leur attachement à des liens familiaux, considérés comme arriérés selon le point de vue du marxisme-léninisme. Les archives évoquent également des histoires sur des « agents étrangers », des ravageurs, qui auraient incité la population aux soulèvements, aux migrations et à la désobéissance.
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Selon Sarah Cameron, la collectivisation, malgré sa monstruosité, a finalement permis aux dirigeants soviétiques d’atteindre quelques uns de leurs objectifs à l’égard du Kazakhstan. Le régime soviétique est ainsi parvenu non seulement à intégrer les Kazakhs au sein des institutions et de l’autorité locale du parti, mais aussi à fabriquer le concept de nationalité, utilisé par la suite comme élément principal de l’identité kazakhe. La mission de construction de la nation et de modernisation de la société nomade a été accomplie, mais à quel prix ?
La sortie de The Hungry Steppe pourrait permettre de relancer le débat autour de la tragédie de Acharchylyk. Sarah Cameron admet que ce sujet « garde encore de nombreux secrets ». Certaines thématiques, rapidement décrites dans le livre, pourraient devenir des sujets de thèse. De plus, l’intérêt de la recherche occidentale au sujet de la famine au Kazakhstan étant visiblement croissant, il serait irrationnel de continuer à limiter les chercheurs locaux, laissant ainsi aux historiens étrangers l’occasion d’écrire l’histoire de la famine au Kazakhstan.
Sergeï Kim
Journaliste pour Vlast.kz
Traduit du russe par Jelena Dzekseneva
Édité par Nazira Zhukabayeva
Relu par Jacqueline Ripart
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