Depuis 2018, dans quasiment chaque pays d’Asie centrale, les jeunes femmes mènent leur petite révolution et s’affichent librement. Mais elles s’attirent dans le même temps les foudres de nombre de leurs compatriotes.
Novastan reprend et traduit ici un article publié le 19 juillet 2020 par le média tadjik Asia-Plus.
Des photos en topless sur Instagram, les seins nus d’une mannequin sur le podium, ou du moins des femmes nues en peintures – tout cela eu lieu en 2018 dans plusieurs pays d’Asie centrale, une région qui reste encore conservatrice. Chacune d’entre elles savait qu’elles serait confrontée au harcèlement et à la haine: en effet, elles ont subi d’importantes pressions, des manifestations ont même été organisées contre certaines d’entre elles.
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Certains experts affirment le début de changements majeurs en Asie centrale et que les noms de ces femmes seront inscrits dans l’histoire.
Il y a quelques années, tout l’Internet tadjik parlait d’art. L’aquarelliste Marifat Davlatova avait exposé des peintures de femmes à moitié nues avec des morceaux de vêtements traditionnels tadjiks. Cela a attiré l’attention autant des adeptes que des profanes du monde artistique. « Nous sommes constamment confrontées dans la rue aux insultes d’inconnus à notre égard, ne serait-ce que pour une épaule découverte. J’ai pensé que si je montrais de beaux corps de femmes en laissant comprendre que ce sont ces mêmes femmes qu’ils insultent dans la rue, ils auraient honte », a-t-elle expliqué dans une interview en septembre 2018 au média américain Voices on Central Asia. « […] Je voulais montrer que le corps féminin est beau et qu’il ne faut pas le considérer comme un objet, comme une chose. C’est une forme de protestation contre les attitudes envers les femmes », a-t-elle ajouté.
« Une fille à l’esprit libre dans un Kirghizstan libre »
Alors que l’exposition de la peintre faisait débat au Tadjikistan, un autre débat s’est ouvert dans le monde musical du Kirghizstan voisin : la chanteuse kirghize de 19 ans, Zere Asylbek s’est filmée en soutien-gorge dans le clip de sa chanson “Kyz” sortie en 2018.
Dans sa chanson, Zere chante :
« Si seulement venait le temps, l’époque où on ne vous apprenait pas comment vivre.
Et où ils ne vous diraient pas “fais-ci, mais ne fais pas ça”.
Pourquoi devrais-je être ce que toi ou la société veut que je sois ?
Je suis humaine, j’ai droit à la liberté d’expression, où est ton respect ? Je te respecte, respecte-moi ! »
Malgré l’importance de son message, son soutien-gorge a davantage attiré l’attention. Zere Asylbek et ses proches ont reçu toutes sortes d’accusations, d’insultes et de menaces. « Alors que certains m’appellent pour me féliciter, d’autres m’écrivent : “Cette sorcière n’est pas sérieusement votre fille, n’est-ce pas ? Comment pouvez-vous permettre cela en tant qu’enseignant ?” Oui, Zere est ma fille. Une fille à l’esprit libre dans un Kirghizstan libre », a décrit son père, Joodonbekov Asylbek, dans un post Facebook.
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La jeune femme a elle-même expliqué son clip. « Au Kirghizstan et dans le monde, près de 90 % des jeunes femmes endurent l’humiliation dans la société, au travail et à la maison. Je voulais écrire cette chanson en mon nom, au nom des femmes », a-t-elle affirmé en septembre 2018 auprès de Radio Azattyk, la branche kirghize du média américain Radio Free Europe. « Au début, je voulais confier l’idée à des professionnels, mais j’ai ensuite décidé d’utiliser mon propre potentiel et d’écrire la chanson moi-même. Voilà comment elle a été créée », a-t-elle ajouté.
Le corps nu comme provocation
Les femmes du Kazakhstan ne sont pas restées à l’écart de cette « flashmob » spontanée. Fin novembre 2018, la mannequin kazakhe Dinagoul Tassova a défilé dans une robe transparente lors de la Fashion Night Astana. « Certains y ont vu une belle robe, d’autres y ont vu un corps nu et tous ont commencé à détester mon image », a décrit le modèle dans une interview à la BBC.
Quelques jours après le défilé, la jeune femme a publié des photos d’elle avec des ecchymoses sur le corps en expliquant qu’elle avait été frappée par un jeune homme pour y avoir participé. « Les blessures physiques ne sont rien comparées aux blessures psychologiques qu’il m’a infligées. J’ai pris la ferme décision que je ne devais pas rester silencieuse à ce sujet ! », a-t-elle affirmé sur son compte Instagram.
En décembre 2018, une jeune kazakhe de 18 ans, Chirine Nartchaïeva, a fait scandale dans le pays pour avoir posté des photos d’elle seins nus, recouverts par ses mains, et des ornements kazakhs traditionnels habillant sa tête, relevait le média kazakh Nur.kz.
Une manifestation a même été organisée contre ses publications, au cours de laquelle les hommes présents lui ont reproché son manque de pudeur et exigé qu’elle revienne dans le droit chemin. « Nous, les habitants du village de Sarbastaou, sommes descendus aujourd’hui dans la rue comme un seul homme pour exprimer notre mécontentement face à cette jeune fille nue en vêtements traditionnels. Avec sa nudité, elle méprise non seulement les vêtements traditionnels kazakhs, mais également toutes les femmes », ont-ils affirmé dans une vidéo relayée notamment par le média kazakh matritca.kz.
Après la vague d’indignation, Chirine Nartchaïeva a enregistré une nouvelle vidéo dans laquelle elle apparaît encore une fois seins nus, mais cette fois-ci avec un chapeau de mariage traditionnel kazakh.
Dans les jours qui ont suivi, une jeune femme kirghize a montré sa solidarité en se photographiant elle aussi seins nus avec un kalpak, le couvre-chef traditionnel kirghiz masculin.
Le problème n’est pas la nudité des femmes tadjikes
Malgré les nombreuses critiques dénonçant au minimum la grossièreté des femmes, les experts prêtent surtout attention aux déclarations des jeunes femmes. Zoulaikho Ousmonova, chercheuse à l’Institut de philosophie, de science politique et de droit de l’Académie des sciences du Tadjikistan estime que tous ces événements sont interdépendants. « Si des événements se produisent dans plusieurs pays en même temps et provoquent une réaction aussi violente, cela démontre que d’importants bouleversements contradictoires secouent la société. Ces bouleversements, qui s’inscrivent dans un processus de transformation sociale, sont motivés par un conflit entre différentes idéologies et visions du monde dans notre société », a-t-elle affirmé au média tadjik Asia-Plus.
Au premier regard, les sociétés conservatrices d’Asie centrale semblent homogènes, pourtant elles sont imprégnées de nombreuses opinions divergentes. « Dans notre société et notre système politique, on laisse de tels évènements se produire. Des évènements inimaginables dans des pays très proches de nous géographiquement. Bien sûr, il y a eu une grande résistance sociale face aux actions de ces jeunes femmes, mais l’État a réagi calmement. En tant que scientifique, cela me rassure bien sûr », explique-t-elle.
Lorsqu’on lui demande dans quelle mesure ces formes de protestation provocantes peuvent être justifiées, l’experte explique que, dans le cas de Marifat Davlatova, le mécontentement de la société ne concerne pas directement la nudité des femmes sur ses peintures. Il s’agit plutôt de critiquer une femme qui crée seule ses œuvres.
« Toute la culture [centrasiatique] s’est développée dans une forme “classique”, dans laquelle il est d’usage de percevoir la femme comme objet et l’homme comme sujet. L’homme, comme sujet, a ses sentiments, ses expériences, ses opinions et crée l’objet comme il l’entend » explique Zoulaikho Ousmonova. « Ainsi, un homme au Tadjikistan peut peindre ce qu’il veut, mais une femme, en tant qu’objet, ne le peut pas. L’action féministe de Marifat Davlatova réside dans son positionnement comme sujet, ce qui a suscité de nombreuses critiques », ajoute la chercheuse.
La députée tadjike Goulnora Amirchoïeva estime qu’aujourd’hui, les jeunes femmes et les jeunes hommes ont des intérêts contradictoires. « Les jeunes femmes veulent recevoir une éducation, être libres, réussir dans leur vie et faire carrière. Les jeunes hommes, quant à eux, pensent qu’ils resteront les maîtres du monde et qu’ils imposeront aux femmes leurs règles et leurs idées. Or, ces règles et ces idées vont à l’encontre des tendances contemporaines, elles sont un pas vers l’obscurantisme », affirme-t-elle auprès d’Asia-Plus.
Goulnora Amirchoïeva dit comprendre ces jeunes femmes qui s’opposent aux conventions sociales. « En raison de leur âge et du jusqu’au-boutisme propre à la jeunesse, les jeunes femmes prennent à juste titre des mesures radicales et expriment leur opposition avec provocation. Mais de nombreuses femmes âgées les soutiennent, font preuve de solidarité plutôt que refuser la légitimité de leurs actions », estime-t-elle.
« Elle a piétiné les valeurs nationales »
La transformation sociale, dont parle Zoulaikho Ousmonova, a commencé en Asie centrale au début du siècle dernier lorsque les femmes ont enlevé leur voile.
Par exemple, le journal Krasnaja Niva (le champ rouge) a publié en 1929 dans son numéro 26 un article intitulé « Parandja » (voile), dans lequel l’auteur décrit comment les femmes devraient changer à l’Est. Il encourage les femmes non seulement à enlever leur voile et à risquer leur vie, mais aussi à être actives.
Il cite notamment une déléguée communiste d’un conseil de village ouzbek. « Nous avons des femmes qui ont répondu à notre appel, qui ont enlevé leur voile et luttent maintenant contre leurs maris. Si elles étaient indépendantes, elles apprendraient un métier, seraient alphabétisées et suivraient le chemin brillant du camarade Lénine », décrit le média communiste. « Elles gagneraient leur combat contre leurs époux. Mais, cher camarade, la femme n’a aucun soutien, elle se bat seule. Après un mois ou deux, il ne reste plus rien de nos slogans. Les femmes doivent remettre leur voile et les seules nouveautés qui demeurent sont les ecchymoses sur leur corps », continue l’article.
Au début du XXème siècle, les défenseurs du port du voile appuyaient leur argumentation sur les atteintes aux traditions ou à la religion. Aujourd’hui, leurs arguments n’ont pas changé. Par exemple, la journaliste kazakhe Bibigoul Daouletbekkyzy a exigé en décembre 2018 que Chirine Nartchaïeva soit expulsée du pays pour avoir « piétiné les valeurs nationales », relève Nur.kz.
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Le chanteur pop kirghiz Mirbek Atabekov, qui avait lui-même sorti un clip provocateur en même temps que Zere Asylbek, a estimé « qu’une jeune femme ne devrait pas montrer ce qui n’est pas approprié », dans une interview au média kirghiz Kaktus.media. Selon lui, « cela commence toujours par des petites choses inappropriées mais qui vont progressivement devenir la norme. Par exemple, en Russie Kirkorov boit ou fait des choses étranges dans ses clips. Cela affecte psychologiquement ses fans. Comprenez, si on laisse tout faire, la valeur de la vie est perdue. Parfois, la modération est préférable », a-t-il affirmé.
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Or, des sociologues occidentaux ont démontré aujourd’hui que rendre accessible ce type de contenu « inapproprié » lui enlève de sa valeur, et que les adolescents contemporains sont moins attirés par la drogue, le sexe ou tout autre chose de ce genre qui fascinait leurs parents avant. Dans un long article du média américain The Atlantic, publié en décembre 2018, des chercheurs tirent la sonnette d’alarme soutenant que les pays développés se désintéressent du sexe et que les jeunes refusent volontairement d’offrir leur virginité.
Un mouvement lancé
Dans la région il y a encore tout à faire, et Zoulaikho Ousmonova est certaine que de telles manifestations artistiques féministes continueront de se reproduire au Tadjikistan, et que la société les acceptera progressivement. « C’est la mondialisation et c’est imparable. Le monde semble immense, mais il est en fait très petit. Tout est à proximité et interconnecté », conclut l’experte.
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Youlia Petrova, fondatrice du groupe Facebook « Philosophie et féminisme en tadjik » pense également que cette tendance se poursuivra car il y a de plus en plus de femmes qui se battent chaque jour pour leurs droits, mais pour la première fois, la vie culturelle s’en est saisie, attirant l’attention de millions de personnes.
“Nous verrons que plus il y aura de femmes pour parler publiquement de ces problèmes systémiques et culturels, plus il y aura de formes créatives pour dénoncer l’injustice. Quand quelqu’un fait quelque chose d’audacieux, cela donne du courage aux autres », estime Youlia Petrova. « C’est toujours inspirant. La nouveauté est fabuleuse, il ne faut pas l’étouffer. Il y a de la place pour tout le monde – pour les traditionnalistes et les progressistes, pour les musulmans et les athées. L’Asie centrale n’est pas une masse homogène des gens mais elle est faite d’une riche diversité », ajoute-t-elle.
Lilia Gaïssina
Journaliste pour Asia-Plus
Traduit du russe par Adrien Balland Delrieu
Edité par Luna-Rose Durot
Relu par Guilhem Sarraute
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Maud Cambronne, 2021-02-22
Si la vue d’un corps tel que la nature l’a fait leur pose tant de problème, pourquoi ne vont-ils pas consulter un psy?
Ras-le-bol de tous ces détraqués sexuels qui poussent des cris dès qu’on voit de la nudité.
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