Durant 14 ans, les médias étrangers et certains médias locaux ont été bloqués par les autorités ouzbèkes. Plutôt que de parler de censure, Tachkent mentionnait des « erreurs techniques ». Le média ouzbek Hook.report analyse comment les problèmes d’accès ont affecté les médias ouzbeks, et comment faire pour que cela ne se reproduise plus.
Novastan reprend et traduit ici un article publié le 14 mai 2019 par le média ouzbek Hook.report.
Depuis le milieu des années 2000, de nombreux médias étrangers soulevant les problèmes internes du pays et critiquant le pouvoir ont été bloqués en Ouzbékistan. Certains, comme le média russe spécialisé sur l’Asie centrale Ferghana News, Ozodlik – la branche ouzbèke du média américain Radio Free Europe -, le média ouzbek Uzmetronom ou encore le service ouzbek de la BBC, ont été totalement bloqués. D’autres l’ont été partiellement, comme le site Lenta.ru où il était impossible de lire les textes sur l’élection présidentielle de 2007. Le service russe de la BBC était également touché, où les articles sur le refus des supermarchés étrangers du coton ouzbek étaient indisponibles.
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Le point de départ de ces blocages a été les émeutes d’Andijan, en 2005, où des affrontements entre police et manifestants ont causé entre 187 et 1 500 morts. Les lecteurs ont pu y avoir accès uniquement en utilisant des moyens de contourner les blocages, tandis que les journalistes ont été harcelés ou ne pouvaient tout simplement pas quitter le pays.
Une situation « difficile » pour la presse
L’Ouzbékistan, année après année, a occupé les dernières places dans les classements de la liberté d’expression et de la liberté de la presse. Dans le classement annuel de la liberté de la presse établi par Reporters sans Frontières (RSF), l’Ouzbékistan pointait à la 165ème place en 2018, puis à la 160ème place en 2019. Le pays le plus peuplé d’Asie centrale est passé de la catégorie « situation très grave » à la catégorie « situation difficile ». Au moment de la publication du classement en mai 2019, le site RSF n’était pas accessible en Ouzbékistan.
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Depuis 2016 et l’arrivée au pouvoir de Chavkat Mirzioïev cependant, les lignes sont en train de bouger. Au mois d’avril 2019, Harlem Désir, représentant de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) pour la liberté des médias, a appelé l’Ouzbékistan à redonner l’accès aux médias étrangers. Et c’est ce qui s’est produit le 10 mai, lorsque de nombreux sites ont été à nouveau accessibles. Le responsable de l’Agence d’information et des moyens de communication de masse, Komil Allamjonov a affirmé que « l’étude avait permis d’identifier certaines erreurs techniques qui empêchaient le bon fonctionnement de ces sites en Ouzbékistan et que des mesures avaient été prises pour y remédier. »
Dans un communiqué, Komil Allamjanov a déclaré que l’accès aux sites de Voice of America, d’Amerika Ovozi, du service ouzbek de la BBC, de Deutsche Welle, d’Amnesty International, de Human Rights Watch, de Reporters sans frontières, d’Eurasianet.org, d’AsiaTerra, de Fergana Agency, du Centre1, d’Uzmetronom, et d’autres sites étrangers d’actualités, est désormais ouvert. Et c’est vraiment le cas.
Les autorités n’ont jamais reconnu les blocages
Pour autant, Komil Allamjonov n’a pas explicité quels étaient les problèmes spécifiques qui ont empêché le travail des médias étrangers dans le pays. De fait, les autorités ouzbèkes n’ont jamais reconnu l’existence de blocages. En partie parce qu’avant l’automne 2018, une telle notion n’existait pas juridiquement en Ouzbékistan. On ne sait toujours pas exactement qui est responsable des « erreurs techniques » qui ont empêché les utilisateurs de visiter les sites.
À la fin de 2018 et au début de 2019, Facebook et YouTube ne fonctionnaient pas dans le pays. Pour autant, l’accès à ces réseaux sociaux a également repris après la résolution des « erreurs techniques ».
D’autres ressources, comme Ozodlik, ne sont toujours pas disponibles en raison d’ « erreurs techniques ». Au moment où Facebook était rendu à nouveau accessible, il était possible d’accéder à Ozodlik pendant un certain temps sans moyen de contourner les blocages.
Comment les « problèmes » ont affecté l’Ouzbékistan
Après l’apparition de « problèmes techniques », les médias ouzbeks se sont développés beaucoup plus lentement que les médias étrangers. Cela s’applique non seulement à la qualité, mais aussi à la quantité. À la fin de l’année 2018, 1 662 médias ont été enregistrés dans le pays, qu’ils soient des médias de presse écrite, de radio et de télévision. Parmi eux, 495 sites Web. En comparaison, il y avait 12 746 publications en ligne en Russie en 2018.
Aujourd’hui, dans la catégorie « nouvelles et médias » du moteur national de recherche www.uz, 200 publications en ligne ont été répertoriées au total. La plus visitée est daryo.u, qui rassemble selon www.uz jusqu’à 500 000 personnes chaque jour. Le plus impopulaire est le site du journal du district de Kanlykul « Kanlykol Habarlary », qui accueille en moyenne 7 personnes.
Le journalisme en général, à la fois dans la pratique et dans la perception des Ouzbeks, est devenu plus déséquilibré. Au lieu d’enquêtes, d’une profonde intelligence et de la qualité du travail avec des sources de nouvelles, les journalistes d’Hook.report lisent souvent seulement des partages des mêmes communiqués de presse et la copie de la même information d’un site à l’autre.
Un journalisme d’opinion en développement
Ce n’est que ces dernières années que le journalisme d’opinion a pu se développer massivement et que des chroniqueurs apparaissent. Le journalisme citoyen est également apparu. Les médias sont de plus en plus à l’écoute, comme en témoignent les nombreux articles à propos des démolitions. Mais tout ne fait que commencer.
Les raisons d’une telle situation sont multiples. Elles sont d’une manière ou d’une autre liées à des « problèmes techniques », et à une situation qui s’est développée autour des médias pendant de nombreuses années. Par exemple, les citoyens ordinaires se sont longtemps méfiés des journalistes, ne voulant pas attirer les problèmes, tandis que la réponse élémentaire des autorités publiques pouvait attendre un mois ou plus.
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Depuis l’année dernière, les autorités ont désormais un délai maximum de 7 jours pour répondre aux demandes des médias, envoyées par la poste. Aussi, il est nécessaire d’ajouter à ce délai la vitesse de l’envoi du courrier. Les organismes d’Etat peuvent envoyer leurs réponses et commentaires officiels par ce biais.
Des problèmes économiques pour les médias ouzbeks
Le problème du financement est également important. Les médias ouzbeks ne peuvent pas travailler en tant qu’ONG ni recevoir de subventions à l’étranger, comme c’est le cas au Kirghizstan. Cela conduit la plupart des médias à construire des modèles d’affaires reposant soit sur le financement privé d’investisseurs locaux, soit sur la vente de publicité.
Cette situation a deux conséquences. D’une part, le fait que les publications se disputent le « trafic léger » en publiant pour la plupart des nouvelles « chaudes ». D’autre part, elles sont aussi plus sélectives en termes de sujets.
Il y a aujourd’hui dans le domaine de l’information ouverte des acteurs assez importants. Les médias locaux devront se développer, partager leurs expériences et essayer de garder leur public. Actuellement, les lecteurs qui n’utilisent pas de VPN ont accès à plus de sources d’information et plus de points de vue, ce qui convient mieux à l’analyse objective et à la compréhension de ce qui se passe.
La capacité de blocage des autorités reste entière
Le prestige de la profession de journaliste deviendra probablement plus important, car il est désormais possible d’éviter la stigmatisation en tant qu’ « opposant » ou personne dangereuse pour le régime d’Etat. Il est également probable que les médias étrangers auront accès aux commentaires, aux opinions et aux données qui leur étaient auparavant fermés. Cela révélera l’Ouzbékistan au monde.
Pour autant, si le terme de « problèmes techniques » a disparu, la capacité des autorités à bloquer reste entière. Depuis peu, l’Ouzbékistan peut bloquer n’importe quel site. La différence est que c’est maintenant officiel et ouvert.
Boris Joukovski, Javokhir Ochilov, Darina Solod
Journalistes pour Hook Report
Traduit du russe par la rédaction
Edité par Etienne Combier
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