Cela fait plusieurs années que Douchanbé connaît un véritable boom dans la construction immobilière. La main d’œuvre vient d’elle-même frapper aux portes des chantiers. Dans 90% des cas, il s’agit d’anciens travailleurs migrants.
Novastan reprend et traduit ici un article publié par Asia-Plus.
Le chiffre précis du nombre de citoyens tadjiks renvoyés de Russie et du Kazakhstan – la Russie leur a fermé ses portes – n’a été officiellement communiqué par aucune agence. On ne peut qu’essayer de deviner leur nombre réel. Selon les estimations données lors d’une conférence de presse à Moscou, le directeur des projets de la Fondation pour le développement des relations de bon voisinage, M. Yuri Moskovski, le nombre de citoyens interdits de territoire en Russie pour l’année 2016 s’élèverait à 1,6 millions d’individus.
Loi russe sur la migration
Parmi eux, 700 000 citoyens ouzbeks, 400 000 citoyens tadjiks, et 200 000 Kirghizes. Selon les observations, il y a eu davantage d’expulsions en 2017, car la Russie a renforcé le contrôle sur l’application de la loi sur la migration, entraînant une vérification plus systématique des permis de travail.
Les migrants eux-mêmes s’accordent sur le fait que 2018 sera une année compliquée. Ainsi, souvent sans attendre l’expulsion, ils rentrent d’eux-mêmes. Il y a aussi le cas de ceux qui, ayant connu la migration et le retour au pays, ne souhaitent plus s’imposer une nouvelle séparation avec leur famille. Ils tentent alors de vivre et de travailler dans leur patrie.
En dépit de cela, des statistiques officielles montrent que le nombre de citoyens tadjiks travaillant en Russie en 2017 a augmenté de 100 000 personnes, s’élevant ainsi, par rapport à l’année 2016 à plus de 900 000 personnes.
« Ici, nous sommes bien »
En se promenant à Douchanbé, nous observons l’une des constructions de la capitale, qui s’élèvera le long de la rue Ayni, et nous nous demandons s’il y a parmi les ouvriers des anciens migrants. Il s’avère qu’ici c’est le cas de près de 90% d’entre eux.
En entendant notre conversation avec le chef de chantier, un homme mince d’environ 35 ans vient vers nous et se présente sous le nom de Khurshed. Il occupe le poste de chef adjoint du chantier, et vient tous les jours à la capitale depuis Vahdat, qui se situe à 30 km. Il est rentré chez lui il y a quatre ans, après avoir été expulsé et interdit d’entrée sur le territoire russe. Il ne sait pas s’il pourra repartir ou non par la suite.
Cependant, cela ne l’inquiète pas beaucoup : travailler à Douchanbé marche plutôt bien. Il n’a pas fait d’études supérieures. Tout ce qu’il sait, il l’a appris de ses mentors en Russie. « J’ai travaillé à Saint Pétersbourg, j’ai construit des cottages, rénové des écoles. Mais travailler dans mon pays, c’est plus confortable, ma famille est proche et je ne crains pas qu’elle manque de quoi que ce soit. Cela ne fait que trois mois que je suis sur ce chantier. Avant, j’ai travaillé dans différents domaines, dans le commerce, j’ai fait des réparations, maintenant nous avons beaucoup de nouveaux bâtiments en construction. N’importe qui trouve du travail ici s’il le souhaite », raconte-t-il.
Une caravane à Moscou
Contrairement à Khurshed, son collègue Shamsiddin Radjabov a travaillé dans ce milieu pendant 15 ans et a pu se rendre dans différentes villes et régions russes comme Moscou, Saint Pétersbourg, Kaliningrad ou dans le kraï de Khabarovsk.« C’était l’époque où on pouvait partager une chambre avec 15 camarades. Par la suite, si on avait de la chance et qu’on trouvait un bien correct à un bon prix, on pouvait louer un appartement pour quatre personnes. Un jour, il m’est arrivé de vivre l’hiver dans une caravane dans la banlieue de Moscou. On a travaillé à Tsirzq et construit des immeubles de plusieurs étages à Lublin » se souvient-il.
D’après ses dires, le plus gros salaire qu’il a reçu en Russie s’élevait à 35 000 roubles, soit 1 000 $, ce qui suffisait à couvrir ses dépenses. Un quart de ce salaire était envoyé chez lui. « Mais maintenant, d’après mes collègues, on touche 35 000 roubles. 5 000 sont dépensés pour leur brevet, 8 000 pour un appartement, et le reste pour la nourriture, et si vous avez de la chance, entre 10 à 15 mille roubles peuvent être envoyés à la maison ».
Escroqueries et salaires non versés
Certaines années, raconte-t-il, on ne pouvait rien envoyer aux familles pendant 4 à 7 mois, parce qu’on était victimes d’escroqueries, où que l’on était simplement pas payé.« En Iakoutie, où j’ai travaillé pendant un an et demi, moi et deux de mes amis n’avons pas été payés. En ce temps, on nous devait 1,5 millions de roubles. Nous avons demandé de l’aide à nos compatriotes qui vivaient là depuis longtemps et qui avaient des relations. Mais ils étaient dans le coup. Nous nous sommes donc retrouvés sans salaire et on ne pouvait rien y faire », déplore Shamsiddin.
Non loin de l’endroit où nous discutons, une équipe d’ouvriers originaires du Pamir prépare l’armature. Madjnun, âgé d’une soixantaine d’années, fait partie de ceux qui sont allés en Russie dans les années 1990 pour trouver du travail. L’homme a travaillé à Ekaterinbourg pendant près de 20 ans ans.
« Je suis rentré il y a deux ans. A cause d’un excès de vitesse, j’ai reçu une amende administrative, et l’on m’a empêché de revenir. Voilà comment s’est arrivé. J’ai trouvé du travail rapidement, même si j’ai dû changer de lieu de résidence et devenir un migrant interne, mais la patrie c’est la patrie. Ici, je suis plus à l’aise, je vis et je travaille » sourit-il.
« Tu vis tout le temps dans la peur »
Ayniddin, âgé de 39 ans, a migré à l’adolescence, et a travaillé en Russie pendant 20 ans. Après l’école il aurait pu entrer dans une école technique de construction. Mais la situation difficile du pays et le chômage ont contrait sa famille à éloigner leur fils de la guerre civile. La seule option était alors la Russie.
« J’ai travaillé comme chauffeur de taxi, dans le commerce, j’ai posé des briques, j’ai été plaqueur, maçon, menuisier, et j’acceptais généralement n’importe quel travail. La troisième unité de Moscou city a été faite par moi et ma brigade, et maintenant presque tous construisent cet immeuble à Douchanbé » , raconte le jeune homme.
« Nous avions tous nos documents en règle. Mais je suis rentré en 2014, parce que la crise a commencé en Russie, le cours du rouble s’est effondré, les brevets ont été introduits, et les contrôles se sont faits plus fréquents, presque deux fois par semaine. Cela ne permet pas de travailler tranquillement. Tu vis tout le temps dans la peur, même si tous tes documents sont en règle ».
Le jeune homme ne s’en cache pas. Parfois, les documents étaient pris de force, les salaires n’étaient pas payés, et les travailleurs forcés à effectuer des tâches non initialement prévues dans le contrat. Les passeports se perdaient, et de nouveaux devaient être récupérés à l’Ambassade du Tadjikistan. Ce système était souvent orchestré par les propres compatriotes eux-mêmes.
Des chaînes aux mains
« Dans une maison de la banlieue de Moscou, j’ai vu comment des migrants étaient attachés par chaînes aux mains pour ne pas qu’ils s’enfuient. Voilà comment ces pauvres gens se déplaçaient et travaillaient, marchant droit, enchaînés et tournant autour de la maison. Je l’ai vu de mes propres yeux. C’est ce que font nos compatriotes, vous voyez, ils vendent nos gars comme des esclaves », raconte Ayniddin sans un sourire.
Un des collègues d’Ayniddin, debout à ses côtés, commence à approuver d’un signe de tête les propos de son ami. Venu d’Ishkashim à Douchambé pour travailler, son expérience migratoire a été bien meilleure.
« Je suis parti pour la première fois travailler en 2012, pour un an. Je suis venu à la demande de mes amis pour construire à Sotchi un stade à Krasnaïa Poliana. Le conducteur de travaux était une entreprise yougoslave et tous les documents ont été faits par l’entreprise. Nous avions de bonnes conditions de travail, étions logés dans une maison, nourris trois fois par jours, les chambres avaient des télévisions et tous les équipements. Par la suite j’ai travaillé en Bachkirie, il se trouve que je suis retourné chez moi et que j’y avais oublié 30 000 roubles. Mon patron a trouvé mon numéro et m’a envoyé mon argent. C’était un musulman sur tous les plans » affirme-t-il.
De nombreux migrants internes
Sur l’ensemble des sites en construction de la capitale, on trouve des migrants internes venant des régions les plus reculées du pays pour bâtir de nouveaux immeubles. Le plus souvent ils sont heureux de ce qu’ils ont, heureux de travailler chez eux.
D’après beaucoup d’entre eux, se sentir nécessaire à sa patrie, être proche de ses parents, de sa femme et de ses enfants, de passer des vacances avec ses amis ou ses proches, relève d’un sentiment incomparable. Ils veulent faire savoir à leurs compatriotes exilés qu’il ne faut pas désespérer, parce qu’ils pourront trouver du travail dans leur pays, et qu’il faut seulement persévérer.
Traduit du russe par Maud Sampo
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