Le pays le plus pauvre d’Asie centrale est un lieu stratégique pour les deux grandes puissances. Mais l’influence russe domine encore largement.
Novastan reprend et traduit ici un article originellement publié par Asia Plus.
Le Tadjikistan a accueilli des exercices militaires réunissant la Russie et les Etats-Unis. Est-ce un hasard ou une coïncidence, étant donné que l’Ouest dans son ensemble et la Russie mènent depuis déjà plus de 10 ans une lutte visible et invisible pour le contrôle de l’Asie centrale ?
Les exercices conjoints entre les armées russe et tadjike ont duré 10 jours, du 27 mars au 7 avril dernier. Ils ont réuni 40 000 militaires et réservistes tadjiks et 2000 soldats et officiers issus de la base militaire russe 201, qui a pu connaître quelques difficultés par le passé.
Dans le même temps, trois journées d’exercices militaires ont été organisés avec 150 Américains et 100 participants du Tadjikistan.
Le Tadjikistan entre partenaire russe et OTAN
Cette situation peut paraître paradoxale : le Tadjikistan est considéré comme un partenaire stratégique de la Russie dans la région depuis des années et abrite la plus grande base militaire russe en dehors de la Russie. Mais bien que cette alliance stratégique n’ait jamais été rompue, le Tadjikistan développe une collaboration militaire avec les pays occidentaux, en particulier avec membres de l’OTAN.
Ces exercices ont divisé les experts russes à propos du Tadjikistan : certains estiment que l’élargissement de la présence militaire des Etats-Unis en Asie centrale, spécifiquement au Tadjikistan, ne sert pas les intérêts de la Russie. D’autres sont certains que cet exercice américano-tadjik est un évènement ponctuel.
Deux évènements qui ont semé le doute
Alexandre Kniazev, expert de la région, a affirmé dans une interview à Radio Azadi, la branche afghane de Radio Free Europe, que les Etats-Unis organisent des conférences similaires au Kirghizstan et au Kazakhstan et qu’ils n’influent aucunement sur les relations russo-américaines en Asie centrale.
Selon lui, les Etats-Unis souhaitent seulement rappeler leur présence dans la région. Ces séminaires militaires avec le Tadjikistan ne sont en réalité que des échanges d’expérience.
Cette opinion n’est pas partagée par l’expert militaire Alexandre Kramtchkhin, qui soutient que de tels séminaires sont politiques et témoignent d’une activité intense, mais sans effets. Selon lui, montrer un activisme dans la lutte contre le terrorisme international est une mode en soi, une nouvelle religion mondiale.
Une rivalité qui date de la première guerre d’Afghanistan
Pour expliquer comment une situation comme celle-là peut arriver, nous devons remonter à la fin des années 1970. Les sources de l’opposition entre la Russie et l’Amérique en Asie centrale remontent à la période d’accession à l’indépendance, alors qu’auparavant, l’Asie centrale a gravité autour de l’orbite tsariste puis communiste. En 1979 les « tsars » du Kremlin décidèrent d’élargir cette zone d’influence en repoussant la frontière sud de l’Asie centrale en envahissant l’Afghanistan.
Cette incursion a été formellement justifiée en avançant que le président Hafizullah Amin était un espion américain dont il fallait se débarrasser, sous peine de voir l’Afghanistan occupé par les Américains. Hafizullah Amin avait également assassiné peu de temps auparavant le président en place, Nour Mohammad Taraki, qui était favorable au régime de Moscou.
L’Afghanistan est devenu un lieu d’affrontement pour la clarification des relations entre les deux puissances mondiales, l’URSS et les Etats-Unis. L’aide de la Maison Blanche aux moudjahidines dans la guerre contre les troupes soviétiques en Afghanistan n’a pas été ouvertement affichée dans les années 1980. Cependant, elle était perceptible et se chiffra en 10 ans à environ quatre milliards de dollars.
La lutte des moudjahidin afghans contre les troupes soviétiques a été largement relayée à l’Ouest. Ils étaient surnommés « soldats de Dieu », leaders de partis islamistes, luttant contre l’armée soviétique, et ont même été reçus à plusieurs reprises par Ronald Reagan.
Les moudjahidines ont un temps attaqué l’Asie centrale
Quelques mois après cette rencontre, les moudjahidines afghans, suivant les recommandations de la CIA et du contre-espionnage pakistanais, ont déplacé leurs actions militaires sur le territoire de l’Asie centrale soviétique.
Après une sortie particulièrement audacieuse et des bombardements dans le district de Panj, au Tadjikistan, le gouvernement soviétique accusa le Pakistan d’ingérence dans les affaires intérieures de l’URSS. Le président Zia-ul-Haq comprit l’allusion et interdit le passage et le bombardement du territoire soviétique.
Après le retrait des troupes soviétiques de l’Afghanistan en 1989, la Maison Blanche a abandonné ses anciens alliés, qui se sont divisés en fonction de leurs affinités religieuses. Les Tadjiks d’Afghanistan, porté par le leader de la société islamique d’Afghanistan, portèrent leurs regards sur la Russie, héritière de l’URSS, contre qui ils avaient pourtant combattu durant 10 ans.
Le Pakistan, allié principal de la Maison Blanche dans la région, a soutenu le parti radical islamiste de Gulbuddin Hekmatyar, qui réduit en ruines la capitale afghane après le renversement du leader communiste Mohammad Najibullah en avril 1992.
Les Talibans ont éclipsé le Tadjikistan
Les guerres intestines discréditèrent sérieusement les moudjahidines, et au printemps 1994 une nouvelle force fit son apparition sur la scène politique afghane : le mouvement « Taliban », qui au cours des mois précédents a conquis beaucoup de provinces.
S’emparant de la capitale afghane, les Taliban trainèrent hors du bâtiment de la mission des Nations-Unies l’ancien président d’Afghanistan Mohammad Najibullah et son frère, le battent sauvagement et le pendent à un feu rouge.
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Le leader du mouvement Mollah Omar déclara alors la guerre à tous les acquis de la civilisation moderne, et refusa de reconnaitre les valeurs universelles de l’humanité. Entre 1994 et 2001, le régime des Taliban a tenu bon et n’a cessé de mettre au défi les grandes puissances.
Avec le 11 septembre, le Tadjikistan au centre de l’attention
Le Tadjikistan voisin a suivi avec une grande attention ces développements. Mais jusqu’aux attaques du 11 septembre, le pays est resté relativement ignoré de la Maison Blanche.
Après l’effondrement de l’URSS au début des années 1990, le « Grand jeu » en Asie centrale, oublié alors de tous, se réveilla. Avec une différence notable : les Etats-Unis ont d’une certaine façon remplacé la Grande-Bretagne.
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Au cours de ses dix premières années d’indépendance, le Tadjikistan s’est orienté entièrement vers la Russie, ce qui n’a rien d’étrange, au vu de l’absence de représentation américaine sur son sol et l’importance moindre des autres pays du monde pour lui.
Mais quand le Président américain George W. Bush déclare la guerre au terrorisme, tout change. L’ennemi public devient Oussama Ben Laden, cible des attaques aériennes des Américains. La guerre anti-terroriste de Bush contre les Taliban qui hébergeaient Ben Laden a été soutenue par pratiquement tous les pays du monde, dont la Russie.
Une base américaine a failli voir le jour
Le Tadjikistan, partenaire stratégique du Kremlin au vu de son rôle base arrière de l’Alliance du nord, un groupe armé afghan en lutte contre les Taliban, attire l’attention de la Maison Blanche. Pour la première fois en 9 années de gouvernement, le Président Emomalii Rahmon est invité officiellement en Europe et aux Etats-Unis.
L’objectif des Américains étaient de constituer des bases autour de l’Afghanistan. Le choix s’est limité aux pays de l’Asie centrale, et à l’arrivée l’Ouzbékistan, le Kirghizstan et le Tadjikistan ont accueilli des bases américaines.
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Mais rien ne s’est passé comme prévu pour la base tadjike. Comme l’écrit le journaliste indépendant Joshua Kucera en 2013 sur Eurasianet, l’ancien ambassadeur américain à Douchanbé Franklin Huddle a vu la transaction annulée à la dernière minute.
L’ancien ambassadeur a affirmé que Donald Rumsfeld, l’ancien ministre de la Défense des Etats-Unis, était venu au Tadjikistan avec l’ordre du Président Bush d’ouvrir une base militaire. « J’ai participé aux rencontres en qualité de traducteur. Une fois la base donnée, le gouvernement du Tadjikistan a demandé aux Russes de partir, ce qui n’était pas une mince affaire », témoigne Franklin Huddle.
Un pont plutôt qu’une base
Selon les mots du diplomate américain, par la suite Rumsfeld changea d’avis et préféra la base kirghize Manas, au vu de ses infrastructures plus adaptées. « J’ai dû communiquer au Président Rakhmon des nouvelles pas très agréables le jour de Noël. Le gouvernement tadjik, dans son ensemble, prit la nouvelle de manière virile, ne dit rien et rompit toute relation » raconte-t-il.
Pour compenser son refus, la Maison Blanche s’engage à construire un pont sur la rivière Piandj, pour 35 millions de dollars. Franklin Huddle souligne également qu’à la fin 2001, quand le Tadjikistan a accepté de céder une partie de son territoire aux Américains, les Russes auraient avalé la pilule et n’auraient pas cherché à s’opposer.
L’ancien ambassadeur affirme que si Rumsfeld n’avait pas changé d’avis, Douchanbé aurait officiellement expulsé les Russes du Kouliab, et qu’à sa place les Américains auraient construit leur base.
« La Russie n’avait pas encore retrouvé toute la confiance en elle perdue à la suite de l’effondrement de l’URSS, et en plus, après le 11 septembre, le Kremlin était enclin à la collaboration. C’est pour cela qu’il ne se sont pas exprimé publiquement contre l’expulsion de la base du Kouliab » avance Franklin Huddle.
Les Etats-Unis en position de faiblesse
16 années se sont écoulées depuis les débuts de la coalition occidentale en Afghanistan. Les objectifs de la Maison Blanche, définis à la veille de l’attaque de l’automne 2001, ne sont pratiquement pas remplis : les Taliban ne sont pas détruits, et la production de drogue a notablement augmenté.
Pour l’heure, les Etats-Unis n’apparaissent pas en position de force au Tadjikistan pour une éventuelle base. Même avec quelques exercices conjoints, cela ne risque pas d’évoluer avant plusieurs années.
Traduit du russe par Violette Lagleize