Le nouveau film du réalisateur tadjik Nossir Saïdov retrace l’histoire de trois femmes qui sortent de prison. À travers les péripéties de ses héroïnes, La Route dresse le portrait d’une société tadjike face à l’affranchissement par les femmes des normes sociales.
Novastan reprend et traduit ici un article publié le 17 mars 2020 par le média tadjik Asia-Plus.
Le 16 mars dernier, le réalisateur tadjik Nossir Saïdov présentait La Route en avant-première à Douchanbé, la capitale du Tadjikistan. Le film raconte le parcours de trois femmes tadjikes de leur sortie de prison jusqu’à la capitale, comme l’a rapporté le média kazakh New Reporter. Le chemin est semé de belles rencontres mais aussi de mésaventures. Loin des archétypes féminins du pays, les trois héroïnes apparaissent comme des femmes libres et entreprenantes. Le film fait écho aux difficultés que rencontrent certaines femmes dans leur volonté d’émancipation et aux réactions de la société.
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Nossir Saïdov est l’un des rares réalisateurs tadjiks dont les films sont un évènement dès leur sortie dans le pays. Il a collaboré sur les meilleurs films des réalisateurs tadjiko-russes, Bakhtiar Khoudojnazarov et Valeryi Akhadov. En 2009, il a réalisé son premier long métrage, Véritable midi, avec, dans le premier rôle, l’acteur russe Iouri Nazarov. Il a ensuite réalisé Le Miroir sans reflet, puis Le Professeur, avec la star du cinéma soviétique, Marat Oripov, et l’actrice iranienne Mahnaz Afshar, qui a reçu de multiples récompenses internationales. Il sort le film La Route, sans star internationale à l’affiche, mais avec des acteurs connus au Tadjikistan qui font des apparitions récurrentes dans ses films.
Les héroïnes de ce road-movie sont trois femmes tadjikes, Nadya (interprétée par Nisso Moukhamadjonova), Saïokhat (Zoulfiya Sodikova) et Manija (Mavlona Najmiddinova). Tout juste sorties de la prison de Khodjent, dans le nord du pays, elles cherchent à rejoindre la capitale. Elles rencontrent un chauffeur de pick-up, qui se révèle un homme d’une grande bonté. Alors qu’ils arrivent au marché, Manija lui fait du charme et flirte avec lui, si bien que d’abord morose, Nouriddine – appelé Nourik par sa nouvelle connaissance – commence à s’éprendre. Après le marché, il invite tout le monde à dîner. Au menu : du poisson frit, et toute une table recouverte de mets et d’un vase rempli de fruits. Il offre à Manija un nouveau téléphone portable Samsung avec deux cartes SIM et une tablette de chocolat. Cependant, il convie ensuite imprudemment deux amis. L’un d’eux se soûle et rappelle aux femmes qu’elles viennent de sortir de prison, ce pour quoi Saïokhat lui jette une assiette de salade au visage. Il se fait congédier et les femmes poursuivent leur voyage, non sans péripéties, évidemment.
Des femmes libres et entreprenantes, loin des archétypes féminins du pays
Dans le Tadjikistan d’aujourd’hui, faire de reprises de justice les héroïnes d’un film est un choix audacieux. Dans les films de Nossir Saïdov, les femmes ne se comportent pas comme il le faudrait, elles divorcent de leurs maris (Le Professeur, 2014) ou travaillent dans une station météorologique (Véritable midi, 2009), ce qui est plausible, mais pas pour la majorité de la société tadjike. Dans le pays où une femme sur cinq subit des violences conjugales, il est d’usage de représenter la femme dans l’art comme la gardienne discrète du foyer, belle, de préférence jeune et, surtout, obéissante. Une reprise de justice, même en robe grise, qui flirte avec des étrangers, jette des assiettes de salade au visage d’un agresseur et boit de la vodka, n’est pas un personnage que l’on peut aimer ou respecter, même si on la laisse vivre en paix. Au Tadjikistan, les femmes qui sortent de prison se heurtent au mépris de la société et de leurs proches, si bien qu’elles sont prêtes à retourner derrière les barreaux pourvu qu’on les laisse tranquilles. De véritables femmes reprises de justice témoignent de cette situation dans le film documentaire sorti l’année dernière, Je crois, je vis, j’aime.
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Dans le film La Route, les héroïnes ne parlent pas de ces problèmes. Le sujet n’est pas abordé : la plupart des hommes qui croisent le chemin de Nadya, Saïokhat et Manija sont relativement bienveillants. Il y a bien sûr quelques exceptions : les enfants des héroïnes ne sont pas contents de revoir leurs mères, un ami de Nourik les injurie. Ils sont cependant minoritaires, les autres personnages aiment et comprennent ces femmes.
Susciter la pitié et montrer l’impuissance
Alors que les spectateurs tadjiks pourraient ne pas partager ces sentiments, le film les invite à prendre les trois héroïnes en pitié. Pour ce faire, Nadya, Saïokhat et Manija sont sans cesse en train de pleurer et de raconter leurs malheurs. Elles font face à de nombreuses mésaventures, tant et si bien qu’à la fin, elles deviennent véritablement pathétiques. Il s’agit d’ailleurs d’une technique courante au Tadjikistan : si vous présentez au public un personnage qui ne correspond pas à ses attentes, rendez-le pathétique pour qu’il soit pris en pitié. Il est toujours plus facile de s’apitoyer sur un individu, le plus désagréable soit-il, que de le laisser vivre sa vie comme il l’entend.
Il est donc possible d’avoir de la compassion pour les femmes qui ne correspondent pas aux normes de la société, mais pas encore de les respecter. Par exemple, le 13 mars dernier, lorsque de jeunes femmes sûres d’elles, belles mais peu obéissantes ont organisé une sorte de meeting féministe, elles ont été dispersées par la police et injuriées sur les réseaux sociaux. Si elles s’étaient rendues à ce meeting en pleurant à chaudes larmes, l’attitude à leur égard se serait probablement limitée à de la condescendance.
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Seulement, les féministes tadjikes ont bien compris que, si la société se mettait à les prendre en pitié, elles n’obtiendraient jamais l’égalité. Il faut montrer son impuissance. Par exemple, si Manija s’était muée en militante et qu’elle était allée défendre ses droits, elle aurait rapidement été remise à sa place. Dans le film, il est donc impossible pour les héroïnes de lutter contre l’injustice puisqu’il n’y a, en fait, pas de problèmes. La plus grande faute d’un agent de circulation, qui apparaît dans l’une des péripéties, est d’accepter de ne pas rédiger de procès-verbal pour violation du code de la route parce que Manija lui propose de lui donner son numéro de téléphone. Nourik, le chauffeur de pick-up, est assez riche pour payer à tout le monde un repas luxueux et des cadeaux à Manija et Nadya a suffisamment d’argent à sa sortie de prison pour s’acheter un billet – certes de train – pour la Russie.
Tout est bien qui finit bien ?
À un moment, La Route ressemble en tous points à un film de l’époque soviétique, et ce d’autant plus que le travail de prise de vue est solide (le cadreur du film est Gueorgui Dzalaïev), tout comme l’est la musique (composée par Daler Nazarov), bref tout ça a comme un goût d’Union soviétique. Les personnages plaisantent agréablement les uns avec les autres et utilisent une langue tadjike simple, que tout le monde comprend, sans mots compliqués ni branchés. Et même si, à la fin du voyage, les trois héroïnes ne sont pas dans la meilleure des situations, le spectateur est comme apaisé. Comme si tout allait bien se passer pour elles.
En fin de compte, aucune des héroïnes ne réclame quoi que ce soit, la société ne semble pas coupable de leurs malheurs, on peut donc les prendre en pitié et poursuivre son chemin, serein, en fredonnant la célèbre mélodie soviétique « Nouri man ».
Traduit du russe par Camille Calandre
Edité par Priscilla Parard
Relu par Anne Marvau
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