La récente loi kirghize sur les fake-news fait débat. Alors qu’elle permet la fermeture ou le blocage de médias indépendants qui s’opposent au gouvernement, rien n’est fait contre les fabriques de trolls qui publient des informations non vérifiées favorables au parti au pouvoir.
Novastan reprend et traduit ici un article publié le 25 novembre 2022 par le média kirghiz 24.kg.
Depuis l’expulsion du journaliste Bolot Temirov, la société kirghize commence à prendre conscience de la répression menée par le pouvoir. Le sujet a pris encore plus d’ampleur après l’arrestation massive des membres du comité pour la protection du barrage de Kempir-Abad, cédé à l’Ouzbékistan sans consultation nationale. Pourquoi certaines personnes peuvent écrire des posts haineux sur les réseaux sociaux, des insultes ou des propos racistes, sans que le ministère de l’Intérieur ni le Comité pour la sécurité nationale (GKNB) n’interviennent, alors même que certaines personnes sont emprisonnées ou expulsées du pays pour avoir critiqué des membres du gouvernement ?
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Ce n’est pas seulement la liberté qui est en danger, mais aussi la sécurité de chacun des citoyens. La parlementaire Elvira Sourabaldieva a révélé que les députés ayant voté contre l’accord avec l’Ouzbékistan subissent depuis des menaces. Les organisations internationales pour la protection des droits se sont adressées au président Sadyr Japarov en lui demandant de mettre fin à la répression mais, sans surprise et comme à son habitude, il a ignoré la sollicitation.
La liberté d’expression mise en danger
Ceux qui critiquent le pouvoir, qu’ils soient députés, activistes ou blogueurs, sont désormais appelés « bouzouklar », des agitateurs. Avec l’entrée en vigueur de la loi Goulchat Asylbaïeva « sur la protection contre les fake-news », tous les médias sont considérés comme agitateurs.
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Si les analystes du gouvernement soutiennent que le projet de loi est dirigé contre les médias « indésirables », il a au contraire ouvert la voie aux fake-news. D’une main, les hommes politiques musèlent les journalistes et les blogueurs, tandis que de l’autre, ils nourrissent une armée de trolls.
Des fabriques de trolls
Le média kirghiz Kloop et le portail Factcheck.kg ont mené une enquête révélant le fonctionnement des fermes de trolls. Les internautes qui les font fonctionner – cachés derrière de faux comptes – écrivent des commentaires en la faveur d’un personnage politique qui a une réputation à blanchir. À l’origine de ces fabriques très coûteuses se trouve l’ancien adjoint à la direction du service national des douanes, Raïymbek Matraïmov, condamné pour corruption. Lors de l’élection présidentielle de 2020, les trolls ont été actifs en faveur de certains candidats, parmi lesquels Sadyr Japarov.
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L’année suivant les élections, les fermes de bots n’ont cessé de fonctionner. Au cours de l’année 2021, une quantité record de campagnes électorales et deux référendums, l’un sur le changement de la forme du pouvoir et l’autre sur la Constitution, ont été menés, largement commentés sur les réseaux. Ce faisant, l’autorité présidentielle instaure une dangereuse verticalité du pouvoir. L’activité en ligne des trolls consiste à diffuser des fake-news en faveur du gouvernement et de ses politiques, qui sont anticonstitutionnelles et discriminatoires.
Par ailleurs, les informations erronées qu’ils rapportent nuisent fortement aux journalistes indépendants. Rien n’est fait pour faire cesser l’activité des trolls et la diffusion des fake-news, au contraire : la loi Goulchat Asylbaïeva porte atteinte à la liberté d’expression.
Le revers de la médaille
En laissant les trolls et les propagandistes officiels diffuser des fake-news, le gouvernement s’assure que le pouvoir reste entre ses mains et celles de ses alliés, et que la vis est serrée pour ses opposants. Les représentants des instances agissent de la même manière. Par exemple, en octobre dernier, le tribunal de Bichkek a condamné l’utilisatrice Twitter Elena Vlasova pour une publication que l’expertise judiciaire a reconnue comme « nuisible et insultante à l’égard d’une ethnie ». Sur l’espace Internet kirghiz, monopolisé par les trolls, la décision de justice a été saluée par les internautes qui l’ont trouvée « juste et appropriée ».
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Elena Vlasova a été condamnée à une année d’emprisonnement. La société civile n’est pas dupe et commence à percevoir la production de commentaires, sur Facebook notamment, comme une dérive de la répression.
Des médias bloqués
Du côté des médias, la situation n’est pas tellement meilleure. Depuis le jour de la promulgation de la loi draconienne Goulchat Asylbaïeva, trois médias ont été touchés : ResPublica a été contraint au silence en juin dernier, tout comme Azattyk, la branche kirghize du média américain Radio Free Europe, en octobre dernier. 24.kg a été partiellement touché en août 2022. Le prétexte du musèlement d’Azattyk est une vidéo du projet Current Time, une structure affiliée à Radio Free Europe, intitulée « Des combats intenses à la frontière du Kirghizstan et du Tadjikistan ».
La justice a jugé que la vidéo employait « des éléments de langage incitant à la haine, des informations erronées sur la prétendue attaque kirghize au Tadjikistan » et relayait « des informations qui attisaient l’hostilité, la discrimination parmi les citoyens et les divisaient sur la question des évènements de la région de Batken. » Pourtant, aucune expertise de la vidéo ne recense de tels éléments de langage.
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Alors que certains médias jugés « indésirables » ont été fermés ou bloqués au Kirghizstan, les canaux Telegram abondent de publications avec un net penchant nationaliste. Là, les informations sont manipulées dans le but d’accabler les rédactions indépendantes et certains sites Internet, demandant au ministère de la Culture et de l’Information de les bloquer. Pourtant, rien n’est fait pour vérifier ces publications et leurs auteurs, et moins encore pour limiter ce qui s’apparente à de la censure ou du lobbying.
Les conséquences sur la société kirghize
Le virage vers la répression et le lobbying amène à une inégalité devant la justice qui nuit aux libertés individuelles, exerce une pression sur les individus et stigmatise certains. En conséquence, la société kirghize est divisée, une chasse aux sorcières est lancée et les délateurs occupent la place d’honneur.
La suspicion s’empare de la société qui, fragmentée et cloisonnée, voit l’activisme politique s’épuiser. Au contraire, le gouvernement renforce son pouvoir autoritaire, promulgue des lois répressives et donne aux forces de l’ordre un pouvoir quasiment illimité.
Daria Podolskaïa
Journaliste pour 24.kg
Traduit du russe par Thibaut Bacquaert
Édité par Judith Robert
Relu par Emma Jerome
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