Les accords frontaliers récemment signés entre le Tadjikistan et le Kirghizstan peuvent incarner un effort de stabilisation régionale mené par les acteurs centrasiatiques dans un contexte de forte recomposition des rapports de puissance à l’échelle mondiale. Donald Trump s’étant jusqu’ici montré peu préoccupé de restaurer l’influence américaine en Asie centrale dans le cadre de sa nouvelle mandature, dans quelle mesure la Chine bénéficie-t-elle d’un tel rapprochement ?
Dès le lendemain des accords signés à Bichkek, le 13 mars dernier, entre les chefs d’Etat du Tadjikistan et du Kirghizstan, Mao Ning, représentante du ministère des Affaires étrangères de la République populaire de Chine, félicitait les deux pays lors d’un point presse. Elle soulignait le rôle tenu par les dirigeants Emomali Rahmon et Sadyr Japarov, selon les informations rapportées par l’agence officielle chinoise Xinhua et la branche tadjike du média russe Sputnik.
Comme le relevait en février le non moins officiel Quotidien du Peuple, cet aboutissement diplomatique s’appuie sur un travail de démarcation et d’efforts diplomatiques menés par les deux pays depuis au moins l’automne 2022. Après un nouvel épisode de violence d’ampleur à la frontière entre les deux pays, survenu le 14 septembre 2022, les deux parties avaient décliné la proposition de médiation russe.
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En vous abonnant à Novastan, vous soutenez le seul média européen spécialisé sur l’Asie centrale. Nous sommes indépendants et pour le rester, nous avons besoin de votre aide !Tadjikistan et Kirghizstan ont alors entrepris, non sans difficulté, un travail destiné à rompre un cycle de violence dangereux pour les deux régimes, l’attractivité des deux pays et l’ensemble de la stabilité régionale. Mené sous le regard bienveillant de la Chine, il serait tentant d’interpréter ce rapprochement comme l’effet d’une influence chinoise accrue dans ces anciennes périphéries du monde soviétique, au détriment de la Russie. Cette influence chinoise est, en outre, souvent associée à un fort tropisme mercantile, là où la Russie est plus volontiers identifiée par ses postures sécuritaires.
Si cette analyse peut être considérée comme simpliste, voire contrefactuelle par certains observateurs, le Parti communiste chinois (PCC) a néanmoins effectivement bien des motifs de se réjouir d’un tel développement, dont il convient par ailleurs de rappeler que les premiers acteurs demeurent les Tadjiks, Kirghiz, mais aussi les Ouzbeks conjointement impliqués dans ces accords.
Un enjeu de sécurité nationale ?
Selon les discours développés par plusieurs documents stratégiques et doctrines de politique étrangère rendus publics par la République populaire de Chine, l’effort de résolution des conflits frontaliers et de coopération mené par les deux anciennes républiques soviétiques converge avec les objectifs de « sécurité commune » et s’inscrit dans une logique de « priorité », assimilant ces questions à un enjeu de sécurité nationale pour la Chine.
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La Global Security Initiative introduite en 2022 par Xi Jinping revendique une conception de la sécurité originale, selon laquelle sécurité et insécurité ne sauraient s’envisager comme des phénomènes confinés à l’intérieur d’un territoire ou d’un seul pays, mais s’étendent au-delà des frontières et affectent l’ensemble des nations, unies par « une communauté de destin ». Ce principe s’applique à plus forte raison à des pays partageant des frontières avec la Chine, tels que le Tadjikistan et le Kirghizstan.
Formulée pour la première fois en 2002, lors du XVIème Congrès du PCC, une des doctrines cardinales de la politique étrangère chinoise intègre par ailleurs la périphérie de la Chine dans une vision plus vaste, articulant sécurité du sanctuaire national et de sa périphérie aux ambitions de projections des intérêts chinois. « Les grandes puissances sont la clé, la périphérie est la priorité, les pays en développement constituent la base, et le cadre multilatéral est la scène » : cette doctrine figure aujourd’hui au cœur de la pensée Xi Jinping en matière de politique internationale.
La Belt and Road Initiative, officiellement annoncée par le même Xi Jinping lors du discours d’Astana en 2013, est le produit logique de cette vision et mobilise, en outre, une architecture de sécurité considérable.
La vallée du Ferghana dans la compétition géostratégique
Cette conception de la sécurité ne peut être dissociée de la matrice impériale chinoise et d’une longue histoire marquée par des cycles dynastiques d’expansion et de déclin. Au cours des dynasties Han, Tang ou Qing, les périodes d’apogée de l’histoire chinoise correspondent à de fortes présences commerciales et militaires chinoises à l’Ouest du bassin du Tarim et des monts Pamir, et jusqu’à la vallée du Ferghana, précisément au cœur des disputes entre Tadjikistan, Kirghizstan et Ouzbékistan.
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Ces trois pays possèdent le statut de « partenaire stratégique global et durable de la nouvelle ère », lequel correspond au niveau de partenariat bilatéral le plus élevé de la hiérarchie diplomatique établie par Pékin. Le signal politique envoyé par ces accords projette une volonté partagée de résolution des différends frontaliers, de stabilisation des régimes engagés auprès de Pékin, et favorise la présence et la pénétration chinoises dans ces pays et au-delà.
Aujourd’hui comme autrefois, Tadjikistan et Kirghizstan constituent des points de passage stratégiques reliant le monde chinois au monde musulman et au monde européen, partenaires particulièrement valorisés par Pékin. La stabilisation des frontières et un renforcement de la coopération régionale est donc un objectif souhaité de longue date par la Chine.
Un contexte d’affaiblissement de l’influence américaine
Celle-ci apporte un contexte favorable au développement de projets d’infrastructures d’envergure régionale, tel que le chemin de fer Chine-Kirghizstan-Ouzbékistan, dont le tracé aboutit précisément dans la partie ouzbèke de la vallée. Après un départ longtemps différé, les travaux ont débuté en décembre dernier. Cette ligne présentera l’avantage de réduire significativement la durée et les coûts de transport entre Chine, Ouzbékistan et au-delà, tout en contournant la Russie mais également le Kazakhstan, lequel abrite un important corridor alternatif à la route russe.
Un autre projet transnational d’ampleur traversant la vallée du Ferghana est le CASA-1000, destiné à approvisionner l’Afghanistan et le Pakistan en énergie hydroélectrique. Bien que ce projet ne soit pas une initiative chinoise, ces deux pays sont au cœur des préoccupations du PCC, et toute contribution à leur intégration économique peut être bien accueillie par la Chine.
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Plus généralement, ce succès diplomatique s’inscrit de surcroît dans une dynamique de reflux de la présence américaine en Asie centrale. L’évacuation de la base de Manas au Kirghizstan en 2014, le retrait d’Afghanistan en 2021, plus récemment le gel annoncé de l’USAID par la nouvelle administration de Donald Trump, particulièrement lourde de conséquences dans un pays tel que l’Afghanistan, ou encore la menace d’une fin des financements américains du média Radio Free Europe constituent autant de vides et de facteurs de déstabilisation laissés aux initiatives des acteurs centrasiatiques, mais aussi chinois, russes, iraniens ou indiens.
Renforcer la présence chinoise au Tadjikistan et au Kirghizstan
L’accord frontalier consolide donc le travail de profondeur stratégique que la Chine établit dans ces deux pays. Mais par eux-mêmes, ils suscitent l’intérêt des ressortissants et d’opérateurs économiques chinois dont l’action à l’étranger est étroitement contrôlée par le PCC.

Ainsi, outre les polluantes activités minières menées par des groupes chinois ou sino-tadjiks, il est à noter que le Tadjikistan est un des premiers producteurs mondiaux d’antimoine, matériau stratégique indispensable à la compétition technologique que la Chine mène avec Washington. L’exploitation du plus important filon du pays, situé à Anzob, dans le district d’Ayni, est d’ailleurs le fait du consortium Anzob Limited Liability Company (LLC), détenu à 49 % par des capitaux américains et 51 % par l’Etat tadjik, rapporte le média tadjik Asia-Plus.
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Enfin, la branche kirghize de Radio Free Europe rapportait en 2019 que 300 personnes avaient manifesté à Bichkek contre l’immigration chinoise et l’octroi de la citoyenneté aux Chinois se mariant à des femmes kirghizes. Bien que l’ampleur de ce phénomène soit difficile à attester, il s’inscrit dans une sinophobie répandue au Kirghizstan, pays partageant de larges frontières avec la Chine et réputé constituer une terre d’asile pour les Ouïghours du Xinjiang.
La Chine n’est pas la seule bénéficiaire de l’accord
Reprenant des analyses américaines, certains commentateurs chinois n’ont pas manqué d’interpréter le conflit frontalier entre Tadjikistan et Kirghizstan comme un échec du garant sécuritaire russe, en notant la différence de traitement apportée par la Russie à cette crise frontalière par rapport au déploiement de troupes dans le Caucase, dans le contexte du conflit au Haut-Karabakh, par crainte de la concurrence exercée par l’influence turque.
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De manière quelque peu voilée, l’origine de ce conflit était imputée dans cette lecture à une négligence russe ainsi qu’au désir de conserver le monopole de son ancienne influence. Quoi qu’il en soit, il est à noter qu’immédiatement après l’accord, c’est bien en Russie que se rendait le président tadjik Emomali Rahmon, fort de son succès, tandis que le président Sadyr Japarov s’était rendu en Chine en février, un mois avant la signature de l’accord, et qu’un sommet UE-Asie centrale se tient début avril, à Samarcande.
Jonathan Bonjean
Rédacteur pour Novastan
Relu par la rédaction
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Abrous, 17 days ago
Non spécialiste du sujet, cet article me semble poser les enjeux du contexte du Sommet UE-Asie Centrale : l’UE serait-elle en position favorable comme investisseur économique si vraiment on assiste à un reflux de la présence américaine et russe ?
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Jonathan Bonjean Jonathan, 11 days ago
Merci pour votre commentaire.
Le reflux de la présence russe doit être relativisé: la Russie demeure présente en Asie centrale à travers une empreinte économique importante mais aussi en tant que puissance motrice d’organisations régionales telles que l’Organisation du Traité de Sécurité Collective, sollicitée par le Kazakhstan en 2022 ou l’Union Economique Eurasiatique, bien que l’ensemble des pays d’Asie centrale ne soit pas membre de ces deux organisations.
Concernant l’UE, il importe d’envisager les choses en fonction des intérêts des pays centrasiatiques. Ces derniers sont soucieux de maintenir un équilibre et une concurrence entre leurs partenaires. La position de l’UE en Asie centrale dépendra de sa capacité à apporter des alternatives bénéfiques face aux compétiteurs russes ou chinois. Investir afin de construire des relations commerciales qui ne seraient pas basées exclusivement sur l’exportation de matières premières, comme cela fut envisagé lors du récent sommet UE-Asie centrale constitue une offre séduisante.
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