Cette année, l’Alliance française de Tachkent fête ses 10 ans d’existence. Après une décennie riche en projets autour de la langue et la culture française, retour sur le développement de cette institution et les débuts de l’apprentissage du français en Ouzbékistan, dès les années 1990.
La frêle silhouette aux cheveux blonds d’Angela Bagdasaryan se faufile dans les ruelles
de Tachkent d’un pas dynamique. Dans les années 1990, elle fut directrice des cours et de la
bibliothèque de la première Alliance française du pays. Celle-ci était située à l’époque dans
une salle de la maison des enseignants de l’Université des langues du monde de la capitale
ouzbèke.
Aujourd’hui, c’est un autre lieu qu’elle a décidé de nous montrer : le bâtiment de
l’Alliance française de Tachkent, inauguré en 1996, après avoir quitté la fameuse
maison des enseignants. Le soleil brûlant imprègne la peau, jusqu’à faire perler dans le dos de
délicates gouttes d’eau. « C’est la première fois que je reviens ici », murmure-t-elle. « A
l’époque, c’était un vieux quartier avec d’anciennes maisons qui dataient du début du XXème
siècle. Mais maintenant, tout est presque totalement démoli ». Le temps en a effacé les traces,
et les gratte-ciels ont depuis remplacé les demeures cossues.
Après avoir dépassé les locaux de l’école n°43, puis une maison portant une plaque commémorant la Seconde Guerre mondiale, Angela Bagdasaryan l’aperçoit enfin. « Elle n’a pas changé », chuchote-t-elle. La grande bâtisse existe encore, à quelques pas du fameux bazar Alay, dans lequel s’amasse, dans un labyrinthe d’odeur, un nombre incalculable de stands d’épices, de fruits et de légumes. Elle lève la tête. Son regard se pose sur le fronton de la grande porte. Avec le temps, la vigne s’y est tissée un manteau de feuillage.

Une passion pour la langue française
L’attrait d’Angela Bagdasaryan pour la langue de Victor Hugo remonte à l’adolescence : « J’adorais la littérature française. Mon premier souhait était d’être traductrice de romans ». Une passion des livres qui deviendra presque une obsession : « Je cherchais partout des livres en français, mais je n’en trouvais pas. Alors j’allais chez les bouquinistes lorsque je me rendais à Moscou, et j’y passais presque tout mon temps ». Balzac, Zola… autant d’illustres écrivains dont Angela Bagdasaryan a dévoré les pages.

« La lecture de tous ces livres français me faisait rêver, car à l’époque où je faisais mes études, il n’y avait pas d’espoir d’aller en France ». Sous l’ère soviétique, il était compliqué, voire impossible, pour les étudiants en URSS, de voyager en Europe. Mais Angela Bagdasaryan était déterminée à faire du français son métier. Et tous ces interdits l’ont plutôt confortée dans son choix de poursuivre l’apprentissage puis l’enseignement de cette langue. Après de brillantes études, elle travaille un temps à l’université des langues du monde à Tachkent, avant d’être recrutée pour participer à la création de la première alliance française.
De la maison des enseignants à l’Alliance française d’Ouzbékistan
Cette première alliance, il a fallu beaucoup de volonté pour la mettre en place. Remontons le temps jusqu’à l’année 1991, date de l’indépendance du pays. L’Alliance française n’existe pas encore. A l’université des langues du monde de Tachkent, alors dénommé « Institut des langues étrangères », où Angela Bagdasaryan travaille, celle-ci fait la connaissance de Chantal Quentin. La Française aux cheveux blonds y enseigne aussi la langue de Molière. « Elle était très dynamique, souligne Madame Bagdasaryan, et a réussi à obtenir des autorités ouzbèkes en 1992 une pièce dans la maison des enseignants pour créer une bibliothèque française » : un local spacieux de 40 mètres carrés, qui était situé au premier étage de ce bâtiment.
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Dans cette salle, après les cours, c’est Angela Bagdasaryan qui a la responsabilité de la bibliothèque. « Au départ, il n’y avait pas beaucoup de livres. On y trouvait des romans, et aussi quelques journaux ». Cette maison des enseignants se situait près de la place de l’« Amitié des peuples », en plein centre-ville de la capitale ouzbèke. En 1992, la création de l’ambassade de France, avec à sa tête Jean-Paul Véziant, donne de l’élan aux activités de la bibliothèque, qui se diversifient avec la mise en place de « cours gratuits de français. »

Mais Chantal Quentin et les membres de l’ambassade de France n’entendent pas en rester là. « Chantal a commencé à faire les démarches administratives pour créer une alliance », explique Angela Bagdasaryan. Et la première Alliance française de Tachkent voit finalement le jour, dans le cocon de la maison des enseignants, en 1993. Une année symbolique, puisqu’elle marque aussi la première visite d’Etat en France d’Islam Karimov, alors président de la République d’Ouzbékistan. Il s’agit du premier déplacement officiel du président ouzbek à Paris depuis l’indépendance de son pays.
« Georges Lefeuvre a ensuite pris la relève de Chantal Quentin, retrace Angela Bagdasaryan. Il était attaché linguistique de l’ambassade de 1993 à 1997, et également vice-président de l’alliance. Au départ, on ne savait pas bien comment tout cela fonctionnait. Il nous a tout appris, car il avait beaucoup d’expériences et connaissait bien le fonctionnement de ce type de structure. Il avait travaillé très longtemps à l’Alliance française de Peshawar au Pakistan », précise-t-elle.

C’est d’ailleurs cet homme plein d’énergie qui décide de déménager l’Alliance française de Tachkent dans un autre lieu. « On était prisonnier d’une administration très soviétique à l’époque, et la maison des enseignants devenait trop petite car nous avions de plus en plus d’étudiants ! » explique Georges Lefeuvre, ancien diplomate, anthropologue et actuellement chercheur à l’IRIS (Institut des relations internationales et stratégiques).
La création de l’Alliance française d’Ouzbékistan : une ambition collective
En 1994, en parallèle de celle de Tachkent, une nouvelle alliance est créée à Samarcande. « Il fallait faire vite », souligne Georges Lefeuvre. François Mitterrand, alors président, fait cette année-là sa première visite d’Etat dans le pays du grand conquérant Tamerlan (Amir Timur pour les Ouzbeks). Outil de diplomatie culturelle, l’Alliance française d’Ouzbékistan voit donc officiellement le jour et regroupe les deux alliances.
Puis en octobre 1995, suite à la prise d’indépendance de l’Alliance de Samarcande, celle de Tachkent lui emboite le pas. Dans la capitale ouzbèke, « on a loué une maison dans le centre-ville, rue Kakharov, avec un petit jardin, où il fallait faire beaucoup de travaux », raconte Angela Bagdasaryan. Et Georges Lefeuvre d’ajouter : « ils ont duré très longtemps à cause de la situation économique de l’Ouzbékistan et de la pénurie de matériaux de base, comme le ciment que nous importions du Kazakhstan. Quand je me remémore cette période, je réalise le travail énorme que nous avons tous réalisé… se souvient l’anthropologue. Chantal, Jean-Paul Véziant, moi-même, mais aussi Nazira, Angela, Muhabbat… ce fut une belle et passionnante période dont je garde une mémoire très vive ».

Finalement, après des mois d’un chantier laborieux, les nouveaux locaux sont inaugurés le 25 mars 1996 par Bertrand Dufourcq, Secrétaire général du Quai d’Orsay, lors de sa visite officielle à Tachkent. Angela Bagdasaryan montre alors une photo : « Mr. Lefeuvre commandait beaucoup de livres ! Il y avait un immense travail au niveau de la bibliothèque car il fallait les classer », tient-elle à préciser. « Ils arrivaient dans de gros cartons et cela nous prenait beaucoup de temps. » Elle se souvient d’une ambiance familiale et conviviale : « c’était comme à la maison ! Les étudiants aimaient venir ici, ils se sentaient comme chez eux ».
« Les droits d’inscription pour pouvoir être membre de l’alliance et suivre les cours à l’époque étaient de 10 000 soums, alors que le salaire minimum officiel était de 30 000 soums», se souvient Georges Lefeuvre. « Pour augmenter notre budget, nous avions eu l’idée de développer des services de traduction, et aussi de mise à jour linguistique. Et c’est comme cela que l’on a gagné de l’argent ! Et quand je suis parti en 1997, le budget était alors de plus de 500 000 francs (soit 121 300 euros). De 25 étudiants, on est passé à 350 étudiants. On a fait une énorme progression, que l’on doit aussi au travail des professeurs qui donnaient les cours de français ». Matluba Usmanova, Moukhabbat Allanazarova, Dilbar Ibraguimova, Julia Mratchkovskaya, Zoulfira Gallimoulina, Svetlana Dynnik… leurs noms raisonnent encore entre les murs de cette demeure.
Des statuts qui changent, et un nouveau lieu
Dans le jardin, Angela Bagdasaryan se souvient de l’odeur des kakis et des cerisiers qui se répandait à travers l’entrebâillement des fenêtres et les salles de cours. Elle restera dans ce petit paradis consacré à la culture française jusqu’en 2002. Puis brusquement, la structure ferme pour « des raisons financières ».
Juste le temps de changer de statut et de lieu, et celle-ci « rouvre quelques mois plus tard »… Mais ce sera désormais un centre culturel, géré directement par l’ambassade de France. Toute l’équipe loue une grande bâtisse tout neuve, située au numéro 112 de la rue Zulfiya Khonim à Tachkent. On lui donne le nom de l’une des grandes figures de la littérature française : l’écrivain Victor Hugo. « Je ne sais pas qui a donné le nom centre Victor Hugo, mais j’étais très contente ». Angela Bagdasaryan se souvient « d’un beau buste de Victor Hugo, fait par un sculpteur ouzbek, qui trônait au milieu de la bibliothèque ».

Les missions de cette nouvelle structure sont restées les mêmes : l’enseignement du français, l’organisation d’évènements culturels et la diffusion d’informations sur la France. Celle-ci comprend alors 6 salles de cours.
Nazira Yussupova y a enseigné le français. Âgée aujourd’hui de 84 ans, cette spécialiste de la phonétique n’a pas perdu son dynamisme et sa diction parfaite. Pendant 12 ans, elle fut aussi présentatrice d’une célèbre émission, « Parlez-vous français ? », diffusée sur la quatrième chaîne de la télévision nationale ouzbèke. « Pour moi, le français c’est de la musique », aime-t-elle raconter. Elle se souvient de l’ambiance très chaleureuse qui se dégageait de ce lieu : « Avec les professeurs, nous étions très liés. L’équipe pédagogique était très soudée et compétente. Et les étudiants étaient très contents. C’était de belles années ».
En 2015, le « 112 de la rue Zulfiya Khonim » redevient une
alliance
Puis d’un centre culturel, on est passé à un institut français en 2010, avant que l’endroit ne redevienne, en 2015, à nouveau une alliance. Si le nom et le lieu ont parfois changé, la vocation est toujours restée la même : promouvoir et diffuser la culture française à travers l’apprentissage de sa langue.

Dans la grande bâtisse d’un jaune ocre de l’alliance, il faut chercher dans les archives pour trouver quelques reliques de toute cette histoire mouvementée. C’est Dilshod Akhmedov, l’actuel directeur de l’alliance française de Tachkent, qui nous conduit dans une petite salle servant de réserve au sous-sol. A l’intérieur, « c’est un peu la caverne d’Ali Baba », s’amuse-t-il à dire.
D’anciennes méthodes de français côtoient de vieux livres poussiéreux sur les étagères : dix ans qu’ils n’avaient pas vu l’once d’un rayon de lumière. Sur l’un de ces manuels, on peut y déchiffrer le titre : « le français à grande vitesse » et une date inscrite au dos : 1995. « Les livres anciens, nous les gardons dans les archives pour ne pas les perdre, car ce sont des livres vraiment précieux. Ils sont tous répertoriés sur le logiciel de notre médiathèque. On peut les consulter et il est possible de les emprunter ».

De nombreux élèves passés par l’alliance ont dû effleurer toutes ces pages frénétiquement. Quelquefois peut-être stressés de ne pas comprendre les méandres de la grammaire française, mais rêvant en secret de maîtriser la langue de Molière. Chaque année, ils sont près de 1 400 à pousser la porte de ce lieu, accueillis par une équipe d’une vingtaine de professeurs.
Une bâtisse de plus en plus dédiée aux évènements culturels
Aujourd’hui, pour se diversifier, l’alliance mise entre autres sur la programmation culturelle afin d’attirer un nouveau public. « Nous voulons amener cette alliance à ressembler davantage à un centre culturel », explique Adrien Houguet, vice-président de l’Alliance française de Tachkent et chargé des affaires culturelles. « On souhaite focaliser l’attention sur les échanges culturels mais aussi les échanges linguistiques entre artistes français et ouzbeks ».

« Et puis, on aimerait aussi s’intégrer dans la scène culturelle locale, pour attirer de nouvelles personnes, poursuit le vice-président. Cet endroit, cette alliance, ce n’est pas uniquement un lieu pour les francophones : c’est aussi pour tous les amoureux de la culture française. Et les artistes sont les bienvenus ».
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Théâtre, conférences, projections de films, concerts, expositions… à côté de tous ces évènements, « on passe aussi des examens comme le DELF ou le DALF, mais aussi le TCF », souligne Angela Bagdasaryan, qui continue de venir ici pour donner des cours particuliers de français.

Pour Adrien Houguet, cette année est « une étape clé pour la structure ». Il souhaite avant tout que cette alliance demeure un « lien entre la France et l’Ouzbékistan, et qu’elle favorise le dialogue interculturel entre ces deux pays ». Car cela reste la vocation de l’Alliance française de Tachkent : un pont entre deux peuples avec en trame de fond la langue française.
Par Louise Simondet,
avec la contribution des élèves de l’université de journalisme et de communication de Tachkent
Relu par Charlotte Bonin
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Comment s’est créée l’Alliance française de Tachkent en Ouzbékistan ?
Vincent Gélinas, 2025-09-11
C’est une belle histoire qui durera j’espère encore longtemps.
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