Certains pays de l’ancienne URSS ont souffert lourdement de la collectivisation et de la famine des années 1930. En 1933, l’Ouzbékistan est particulièrement touché, notamment parce que ses terres produisent du coton et non du blé. Les témoins racontent.
Novastan reprend et traduit ici un article publié le 19 juin 2019 par le média russe spécialisé sur l’Asie centrale, Fergana News.
La famine. C’est l’une des conséquences majeures de la collectivisation des terres mise en place sous l’URSS. Cette crise a touché un nombre important d’États soviétiques, notamment en Asie centrale. Plus de 80 ans plus tard, un groupe d’historiens américano-ouzbeks s’est intéressé à cette famine, aujourd’hui presque oubliée, qui a pourtant ravagé l’Ouzbékistan en 1933. Les chercheurs se sont penchés sur ses victimes ainsi que sur l’émergence de la culture de la pomme de terre, de la tomate et des aubergines, auparavant considérées comme impures. Un article publié dans la revue Kritika, » Explorations in Russian and Eurasian History », durant le printemps 2019 par Marianne Kamp, de l’Université de l’Indiana, donne un compte rendu des résultats obtenus.
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En Asie centrale, c’est le Kazakhstan qui a subi le plus lourdement la collectivisation et la famine des années 1930. Mais l’Ouzbékistan n’a pas été épargné par ces tragiques évènements, dont on sait encore bien peu. Le travail de collecte et d’examen de témoignages, souvent oraux, restait à accomplir. Deux historiens américains et un ouzbek se sont attelés à cette tâche, s’entretenant avec pas moins de 130 villageois issus de sept régions du pays. Des hommes et des femmes nés entre 1900 et 1925, incorporés eux-mêmes ou via leurs parents dans des kolkhozes, des fermes collectives, au début des années 1930. Ces entretiens, longs d’une à trois heures, se sont tenus en ouzbek ou en tadjik.
Otchartchilik
Souvent, les souvenirs d’autres évènements tragiques s’entremêlaient : guerre civile, famine ou encore Grande Guerre patriotique, le nom de la Seconde Guerre mondiale sous l’Union soviétique. Mais en l’absence de médiatisation de la famine des années 1930 dans les anciennes Républiques soviétiques, le risque de voir les personnes interrogées « compléter » leurs souvenirs avec des articles ou des émissions consacrés au sujet était très restreint. Les scientifiques considèrent dès lors que, malgré la fragilité de la mémoire et l’influence du présent sur la conscience du passé, principal obstacle à la vérité historique, le matériel obtenu est fiable.
Les historiens emploient le terme ouzbek « otchartchilik », qui désigne une période de famine, une disette, pour qualifier les années 1930 en Ouzbékistan. Il n’exprime pas seulement la notion de famine, mais aussi l’épuisement brutal des réserves alimentaires en raison de la sécheresse, de la guerre ou de situations similaires. Il se rapproche beaucoup du terme holodomor, le mot pour décrire la famine induite par la collectivisation en Ukraine. Les scientifiques se sont intéressés aux habitudes alimentaires de l’époque, la manière de trouver la nourriture ou encore les maladies qui circulaient. Parmi les personnes interrogées, des employés de dehkans, des fermes individuelles ou collectives d’Asie centrale qui produisaient leur propre nourriture, des producteurs de coton qui l’achetaient par leur travail, d’anciens koulaks et des chefs de kolkhozes, sauvés de la faim grâce à leur statut.
L’économie de la faim
Les autorités soviétiques étaient peu enclines à organiser les dehkans en Ouzbékistan jusqu’en 1929, lorsque le parti communiste local promit de rassembler dans les cinq ans 60 % de la production de coton ouzbek au sein d’exploitations collectives. Les militants ont alors commencé à construire des fermes collectives sans attendre que le parti ne désigne la zone prioritaire, à savoir la vallée de Ferghana, région la plus peuplée, spécialisée dans la production de coton. En 1931, les objectifs sont dépassés : 85 % des exploitations sont collectives.
Comment expliquer cette métamorphose rapide ? La plupart des habitants des zones rurales de la République socialiste soviétique d’Ouzbékistan étaient de petits propriétaires terriens. Ils ont continué à vivre de la même manière sans perdre la possibilité de cultiver leurs vergers, les autorités n’ayant pas rompu les liens sociaux. Certes, ils devaient à présent travailler pour une exploitation collective et en tirer un revenu nettement moindre, mais leur mode de vie demeurait presque inchangé. Les Kazakhs et les Turkmènes ne pouvaient en dire autant : la collectivisation confisquait leur bétail et les forçait à se sédentariser, rompant complètement avec leurs traditions. De même, dans les montagnes tadjikes, près de 48 000 familles sont parties s’installer dans les vallées entre 1925 et 1940 pour établir des exploitations collectives de coton, complètement dépendantes de l’État en matière de nourriture et de logement. En Ouzbékistan, les beys, qui ne représentaient pourtant que 5 % des habitants des zones rurales, ont particulièrement souffert de la collectivisation et ont été exilés dans le Caucase et en Ukraine ou déplacés vers des sovkhozes inexploités.
Pas de pain, pas du coton
Pourtant, l’Ouzbékistan ne se suffisait pas à lui-même et dépendait de l’économie soviétique, de sorte que la famine qui frappait le Kazakhstan et l’Ukraine eut des répercussions sur la République. Durant l’Empire russe, la culture du coton dans certaines régions avait été intensifiée, les rendant dépendantes des importations de céréales. Rien qu’entre 1925 et 1928, ces importations ont grimpé de 253 000 à 549 000 tonnes. Les autorités ouzbèkes ont bien tenté de développer l’agriculture céréalière pour rééquilibrer la balance, mais ces céréales ont principalement été semées sur des sols secs, toutes les terres irriguées étant occupées par le coton.
En 1932-1933, en raison d’un manque d’eau, les récoltes de céréales ont été inférieures d’un tiers à celles des années précédentes. En outre, la collectivisation et la famine qui sévissait dans certaines régions ont chahuté les approvisionnements. Ainsi, certains convois en provenance de Russie ont fait demi-tour en cours de route. Le parti communiste ouzbek a alors tâché de faire pression sur le Kremlin : pas de pain, pas de coton. En mai 1932, Moscou fut contrainte de se procurer des céréales en Perse. Sans signe d’amélioration, Akmal Ikramov, premier secrétaire du Comité central du parti communiste d’Ouzbékistan, envoya un télégramme à Joseph Staline en mars 1933, le priant d’envoyer des vivres de toute urgence et signalant un début de famine.
Les premières victimes
Des Kazakhs fuyant la famine se sont mis à affluer. « En 1933, des Kazakhs sont arrivés au kolkhoze, ils n’avaient rien à manger. Ils ont vécu chez nous pendant cinq ou six mois puis sont rentrés chez eux », a expliqué Hourram, de la province de Kachkadaria, aux chercheurs. « La famine s’est déclarée au Kazakhstan. Les Kazakhs ont émigré chez nous. Plus il en arrivait, plus la situation empirait. Beaucoup de gens mourraient », ajoute un citoyen de la province de Tachkent, la capitale ouzbèke.
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Bientôt, le problème de la nourriture s’est posé aussi en Ouzbékistan. Parmi les 130 personnes interrogées, six ont vu des membres de leur famille mourir de faim ou du typhus en 1933, même dans les zones agricoles. « Il n’y avait rien à manger dans notre village et nous avons dû récolter des pommes et des abricots pas mûrs. Mon petit frère est tombé malade et en est mort », explique Narzi, de la province de Kachkadaria. « Il n’y avait pas assez de nourriture, on nous payait en pain. Les gens mangeaient du tourteau de coton et mouraient. Mon petit frère Pazil est mort », poursuit Nemat, alors membre d’un kolkhoze dans la province de Boukhara, dans l’ouest du pays. En ville, les convois transportant les cadavres se succédaient : « Beaucoup de gens allaient dans les presses à huile et déterraient du tourteau qu’ils mangeaient. Leur ventre se mettait à gonfler et ils mouraient. Leurs cadavres étaient emmenés sur des charrettes pour être enterrés. Nous, les enfants, étions témoins de ces scènes terribles », enchérit Charofoutdin, d’un village de la province de Ferghana, dans l’est de l’Ouzbékistan. Avec la faim viennent les épidémies. « Tandis que les gens mouraient de faim, le typhus est arrivé. La situation était catastrophique, il n’y avait plus assez d’hommes pour enterrer les morts, alors les femmes s’en chargeaient », explique Ahmad, de Gijduvon, dans la province de Boukhara.
La plupart des personnes interrogées ne blâment pas le pouvoir soviétique ou l’organisation en kolkhozes. Pour elles, c’est la nature qui est responsable. « L’otchartchilik a commencé à cause du manque d’eau. Nous avons planté du blé sur des terres non irriguées et il n’a pas poussé », poursuit Hourram. Mais certains y voient des erreurs humaines. « C’était le rôle du kolkhoze de trouver l’eau pour les champs. Comme il n’y en avait pas, la sécheresse s’est installée, les cultures se sont asséchées et le prix des céréales a explosé », ajoute Abdourassoul, de la province de Kachkadaria. Même son de cloche dans les provinces de Khorezm et de Tachkent.
L’art de la survie
Les personnes interrogées reviennent souvent sur leur changement d’alimentation pendant la famine : épinards et autres herbes, fruits non mûrs, graines de melon, mûres, mâche, navets, pains de maïs. Certains mélangeaient leur farine avec des feuilles pour cuire du pain, d’autres récoltaient des vers à soie encore en cocon. Heureusement, la situation n’a pas atteint les mêmes horreurs qu’en Ukraine et dans d’autres régions voisines, où des cas de consommation de chiens ou de grenouilles, voire de cannibalisme, ont été recensés.
Une vraie révolution alimentaire s’est produite lorsque les Ouzbeks se sont tournés vers des aliments considérés comme russes et impurs. « Avant 1933, pas question de manger du chou, on disait que c’était bon pour les Russes. Pareil pour les aubergines. Avant, on ne mangeait que des naans, des pains cuits au tandoor, mais la famine a mis les pains de seigle et de maïs au goût du jour », détaille Achourboy, de la province de Tachkent. Ainsi, le maïs, auparavant considéré comme une culture fourragère, a commencé à être consommé avec la famine.
Pour les experts, la famine de 1933 puis la Seconde Guerre mondiale ont forcé l’Ouzbékistan à suivre le chemin emprunté par l’Europe aux XVIIIème et XIXème siècles : l’accoutumance aux légumes du nouveau monde, tels que les pommes de terre et les tomates. Auparavant, les Ouzbeks n’étaient pas portés sur la nourriture « russe », même si l’on sait que les Tatars et les mennonites allemands cultivaient des pommes de terre dans les environs de Tachkent et dans le Khanat de Khiva dès le XIXème siècle. En 1928, seules 2 900 déciatines (sur le 1,7 million que comptait la République) ont été semées. « Si un soldat, de ceux qui ont combattu les Basmatchis, frappait à la porte et demandait une marmite à emprunter, on lui demandait ce qu’il allait cuisiner. S’il répondait des pommes de terre, on lui criait » Haram ! » et on lui jetait la marmite au visage », explique Yakoubdjon, de Vodil, dans la province de Ferghana.
Les années 1930 ont donc vu les pommes de terre, le chou et les tomates entrer progressivement dans le quotidien des Ouzbeks, en partie à cause de la famine, en partie à cause de la collectivisation, les autorités centrales gérant les cultures par région. Ils ont alors perdu leur statut « impur ». « En 1937, on a planté pour la première fois des pommes de terre dans notre village. Je pense que les autorités nous les avaient fournies. Ensuite des tomates, mais personne ne les mangeait… Puis des aubergines. Un brigadier spécial avait été affecté à leur acheminement », détaille Bobo, de Marguilan, dans la province de Ferghana. Finalement, nombre d’Ouzbeks se sont habitués à manger des pommes de terre au cours de leur service militaire pendant la Grande Guerre patriotique. Même chose pour les tomates : d’abord considérées comme impures, elles ont trouvé une certaine popularité avec la famine et la collectivisation. « Au début, personne n’en mangeait parce qu’elles étaient » haram « . On les donnait aux vaches. Mais quand les gens ont eu faim, ils se sont habitués », explique Youltchivoï, de la province de Namangan.
Les résultats de l’enquête sont surprenants. Si l’Ouzbékistan a bien souffert de la famine et de la collectivisation des années 1930, ce n’était rien comparé au Kazakhstan. Les kolkhozes ont apporté de nouveaux fruits et légumes dans les assiettes des Ouzbeks. Ils y sont restés non seulement par nécessité, la conservation des pommes de terre nécessitant peu de frais, mais aussi parce que les Ouzbeks se sont mis à les apprécier.
Artiom Kosmarski
Journaliste pour Fergana News
Traduit du russe par Pierre-François Hubert
Edité par Sayyora Pardaïeva
Relu par Anne Marvau
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