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Législatives en Ouzbékistan : pourquoi deux partis d’opposition n’ont pas pu se présenter aux élections

Les dernières élections législatives en Ouzbékistan se sont déroulées sans la participation de l’opposition. Malgré tous leurs efforts, Erk et Birlik n’ont pu s’enregistrer au ministère de la Justice pour y prendre part. Le politologue ouzbek Kamoliddine Rabbimov tente d'analyser la situation.

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Deux partis d'opposition parmi les plus importants n'ont pas pu participer aux élections législatives de 2019 en Ouzbékistan.

Les dernières élections législatives en Ouzbékistan se sont déroulées sans la participation de l’opposition. Malgré tous leurs efforts, Erk et Birlik n’ont pu s’enregistrer au ministère de la Justice pour y prendre part. Le politologue ouzbek Kamoliddine Rabbimov tente d’analyser la situation.

Novastan reprend et traduit ici un article publié le 14 janvier 2020 par le média ouzbek Hook report.

C’est l’une des critiques majeures des observateurs internationaux concernant les élections législatives ouzbèkes. Lors du scrutin organisé le 22 décembre et le 5 janvier dernier, les partis politiques Erk (Liberté) et Birlik (Unité), n’ayant pu s’enregistrer au ministère de la Justice, n’ont pas été en mesure de se présenter aux élections. Sans surprise, le parti présidentiel a emporté largement le scrutin. 

Erk et Birlik ne sont pas des inconnus sur l’échiquier politique ouzbek. Birlik a été fondé en 1988 comme un mouvement populaire visant à faire reconnaître l’ouzbek comme langue nationale, à séparer l’Ouzbékistan de l’URSS et à procéder dans le pays à des changements démocratiques. Après l’indépendance, le parti a été interdit pour « activités antigouvernementales » et est passé dans la clandestinité. En 2003, lors d’un des congrès officieux, Birlik se déclare « parti politique ». Le premier président du parti a été Abdourakhim Poulat, un scientifique ayant émigré aux États-Unis où il se trouve actuellement.

De son côté, Erk est le premier parti officiellement enregistré dans l’Ouzbékistan indépendant. Il a été fondé par d’anciens membres du mouvement Birlik. Le leader d’Erk, Mouhammad Salikh, était le seul rival d’Islam Karimov pour l’élection présidentielle de 1991. En 1994, le parti, de même que le mouvement Birlik, n’a pas pu se réenregistrer au ministère de la Justice et est devenu illégal. Après les attentats terroristes de 1999, la répression contre les membres d’Erk s’intensifie et le leader du parti est accusé d’avoir organisé ces attentats.

Officiellement, les partis ne sont pas interdits

Les critiques ont fait réagir le président de la Commission électorale centrale, Mirzo-Oulougbek Abdousalomov. Durant une conférence de presse le 22 décembre dernier, il a assuré qu’il n’existait en Ouzbékistan aucune interdiction touchant les partis politiques, comme c’était le cas auparavant. Selon lui, rien n’empêche l’opposition, et notamment Erk et Birlik, qui ne ménagent pas leurs critiques à l’égard du gouvernement actuel, de faire son travail. En évoquant ces deux partis, « l’opposition en exil », il a souligné qu’ils pouvaient maintenant reprendre leurs activités dans le pays.

Mirzo-Oulougbek Abdousalomov relève en outre que le Parti démocratique populaire d’Ouzbékistan (NDPU), qui a obtenu 22 sièges au Parlement, pouvait tout à fait être considéré comme un parti d’opposition. « Toutes les conditions juridiques et politiques sont réunies pour cela », a-t-il dit.

Une déclaration officielle importante

Pour le politologue Kamoliddine Rabbimov, cette déclaration du président de la Commission électorale est de première importance. « Pendant les quinze ou vingt dernières années, les hauts responsables du pays ne mentionnaient que négativement les partis d’opposition. Mirzo-Oulougbek Abdousalomov est le premier dans l’histoire récente de notre pays à aborder ces sujets de façon neutre ou même positive », affirme le chercheur.

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Du temps d’Islam Karimov (1989-2016), explique Kamoliddine Rabbinov, les termes « parti d’opposition » étaient synonymes d’extrémisme politique. « Non seulement les représentants de l’État, mais aussi tout un chacun, tous avaient peur d’utiliser cette appellation. Et dans les médias officiels, il était absolument interdit d’aborder ce thème, à moins que ce ne soit par ordre d’en haut, dans le cadre d’une affaire criminelle », rappelle le politologue. L’administration précédente, juge l’expert, considérait l’opposition comme une menace pour la stabilité et la sécurité du pays, un frein au développement de l’État.

Populisme classique ou signal destiné à l’opposition ?

La déclaration de Mirzo-Oulougbek Abdousaloumov sur les partis d’opposition a surpris, et elle est diversement interprétée sur les réseaux sociaux. Les uns y voient un signe favorable pour l’opposition qui pourra, selon eux, participer aux prochaines élections. Pour d’autres, c’est une habileté populiste destinée au monde occidental. Kamoliddine Rabbimov suppose une intention délibérée d’ « adoucir la situation », de lui donner « une tournure positive ». L’absence de l’opposition aux élections avait en effet été vivement critiquée sur le plan international.

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Le politologue Kamoliddine Rabbimov.

« Dans un État libre, la moitié au moins des partis politiques doivent avoir une position radicalement critique, ils doivent défendre des points de vue d’opposants. Quand il n’y a qu’un seul parti au pouvoir, les autres partis deviennent naturellement partis d’opposition », décrit Kamoliddine Rabbimov. « C’est la règle simple et intangible de toute démocratie. Mais aux dernières élections, pas un seul parti n’a critiqué ni la situation politique, ni le gouvernement, ni le président. Pas un seul parti ne s’est présenté comme parti d’opposition. Selon les standards des pays démocratiques libres, c’est une anomalie », estime le politologue.

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« Mirzo-Oulougbek Abdousaloumov, poursuit-il, est un fonctionnaire de haut rang, c’est aussi un homme d’expérience et un fin politique. Il ne parle certainement pas sans avoir soigneusement réfléchi et analysé tous les aspects de la situation. » Mais Kamoliddine Rabbimov est sceptique à l’égard des déclarations qui assurent qu’à l’avenir, tous les partis, y compris ceux d’opposition, pourront être enregistrés et participer aux élections. « Pendant un quart de siècle, le gouvernement d’Ouzbékistan a constamment trompé sa population avec des promesses non tenues. Il est donc bien naturel que les habitants du pays ne fassent pas confiance au pouvoir », affirme-t-il.

 Un jeu du passé ?

Anvar Ousmonov, membre du kengach central (conseil des députés) du parti Birlik, a déclaré dès le 23 décembre dans une interview à Radio Ozodlik, la branche ouzbèke du média américain Radio Free Europe, que la déclaration de Mirzo-Oulougbek Abdousalomov était un « jeu du passé », de l’époque où l’opposition n’était pas interdite de jure, mais où elle n’avait de facto aucune possibilité d’exister librement.

Anvar Ousmonov a raconté également ses vaines tentatives pour enregistrer Birlik et participer aux élections. « Avant le scrutin, nous avons envoyé au ministère de la Justice neuf courriers dans lesquels nous exprimions clairement notre souhait de participer aux élections. Les représentants de Birlik ont été reçus au ministère, nous avons eu des entretiens tout à fait courtois. Mais le résultat est le même que du temps de Karimov : Birlik n’a pas été enregistré. » Quelques mois plus tôt, les représentants de Birlik avaient été reçus au Parlement européen et avaient expliqué les obstacles qu’ils rencontraient de la part du gouvernement ouzbek.

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Les tentatives du parti Erk pour rentrer dans le pays n’ont pas davantage été couronnées de succès. Mouhammad Salikh, le leader du parti, souligne que ses demandes de contact avec le président Chavkat Mirzioïev sont demeurées sans réponses. « J’ai écrit une lettre au président pour demander à être personnellement réhabilité et à pouvoir poursuivre mon activité politique dans le pays. Mais je n’ai pas reçu la moindre réponse », affirme-t-il à Radio Ozodlikl. Selon Mouhammad Salikh, il existe aujourd’hui encore en Ouzbékistan des couches sociales qui soutiennent les idées d’Erk, et cela fait peur au pouvoir.

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Les représentants d’Erk ont été reçus le 10 janvier par le ministre de la Justice Rouslanbek Davletov, décrit Radio Ozodlik. Le ministre, racontent-ils, a attentivement écouté ce qu’ils avaient à dire, mais il leur a ensuite conseillé d’abandonner leur parti, celui-ci « appartenant au passé ».

Pour le gouvernement, l’opposition émerge

Les observateurs internationaux ont noté en Ouzbékistan, avec le nouveau président, une « amélioration de la législation électorale » et une « tolérance croissante à l’égard des opinions indépendantes ». Mais ils constatent aussi l’absence de l’opposition aux élections et d’une « véritable compétition ».

« Ces évolutions, les progrès de la liberté de parole méritent des éloges, mais ils ne peuvent compenser l’absence de partis d’opposition, le mépris persistant des droits fondamentaux et de sérieuses irrégularités le jour des élections », estime la cheffe de la mission du Bureau des institutions démocratiques et des droits de l’homme (BIDDH), Tana de Zulueta.

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Lors d’une conférence de presse le 20 décembre dernier, le premier vice-Président du Sénat Sadyk Safaïev s’est exprimé sur cette question de l’opposition en Ouzbékistan, rapporte le média ouzbek Kun.uz. Il estime que dans le pays, une opposition est en train de naître. « En Ouzbékistan, l’opposition politique commence à faire connaître ses conceptions. Notre tâche est de créer les conditions qui lui permettront de voir le jour. »

De son côté, Kamoliddine Rabbimov espère que l’Ouzbékistan accomplira d’ici à 2024 des réformes politiques importantes et que les prochaines élections se dérouleront dans des conditions de véritable concurrence. « Il y a actuellement dans le monde des conflits qui touchent à la liberté et à la démocratie. D’un côté, les modèles démocratiques classiques sont en faillite, parce que les partis politiques d’hier, le niveau de participation politique ne conviennent plus aux Occidentaux d’aujourd’hui », décrit le politologue. « Mais le monde ne refuse pas la démocratie, au contraire : le progrès des libertés, la meilleure conscience des problèmes collectifs font que les anciens modèles démocratiques ne peuvent plus répondre aux besoins de la société. Cela veut dire que la mondialisation et le libre-échange d’informations réclament des gouvernements qu’ils accélèrent les réformes politiques et juridiques. Dans le monde contemporain, un gouvernement discrédité non seulement n’est pas en mesure d’accomplir les tâches qui lui incombent, mais il perd aussi la possibilité de défendre les intérêts de son État », explique Kamoliddine Rabbimov.

« Si des portes peuvent s’ouvrir avant les prochaines élections parlementaires vers une libre organisation des partis politiques, si les conditions juridiques et administratives pour fonder un parti sont simplifiées, alors les représentants de la jeune génération auront la possibilité de fonder beaucoup de partis nouveaux, progressistes », envisage le politologue ouzbek. « Imaginez la concurrence politique, la vigueur du Parlement si d’ici à 2024 le nombre de partis pouvait atteindre 15 ou 20. Est-ce possible ou pas ? Cela dépend surtout de l’état d’esprit du pouvoir actuel, de la confiance qu’il a en lui-même. J’espère fortement qu’on supprimera en Ouzbékistan toutes les barrières non officielles qui font obstacle aux réformes politiques, en particulier celles qui empêchent une libéralisation des procédures permettant de fonder et d’enregistrer un parti politique. »

Javokhir Otchilov
Journaliste pour Hook Report

Traduit du russe par Jacques Duvernet

Édité par Anne Marvau

Corrigé par Aline Simonneau

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