Entre 2005 et 2019, les médias étrangers ont été bloqués en Ouzbékistan, partiellement ou totalement. Alors que la situation s’améliore dans le pays le plus peuplé d’Asie centrale, les journalistes reviennent sur cette période trouble.
Novastan reprend et traduit ici un article publié le 14 mai 2019 par le média ouzbek Hook.report.
Durant 14 ans, les médias étrangers ont eu un accès restreint au public et aux administrations ouzbeks. Les blocages des sites Internet et de l’accès physique des journalistes ont débuté après les émeutes d’Andijan, en 2005, où des affrontements entre police et manifestants ont causé entre 187 et 1 500 morts. Après le scandale international, le président ouzbek de l’époque Islam Karimov (1989-2016) ferme le pays.
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Les lecteurs ont pu y avoir accès uniquement en utilisant des moyens de contourner les blocages, tandis que les journalistes ont été harcelés ou ne pouvaient tout simplement pas quitter le pays. Depuis le 10 mai 2019, cette situation est désormais du passé et les autorités ouzbèkes ne bloquent plus ces médias étrangers.
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Dans une série d’interviews, le média ouzbek Hook.report a recueilli la parole de journalistes et responsables de ces médias étrangers. Tour d’horizon.
Daniel Kislov, Directeur général du média russe spécialisé sur l’Asie centrale, Fergana News
« Fergana a été bloqué fin mai 2005, à la suite des événements d’Andijan. A partir du 12 mai 2005, notre correspondant Alexei Volosevich avait passé deux semaines dans la ville et avait couvert en détail ce qui se passait. Tout ce travail a été réuni dans un article intitulé « Andijan abattu ». Je me souviens encore de son numéro sur le site : 3800. Dans l’article, il avait recueilli 25 histoires de personnes décédées les 13 et 14 mai. Parmi elles, il n’y avait pas un seul homme armé, pas un seul terroriste, pas un seul criminel. Ce sont des civils qui ont été tués par erreur, ou intentionnellement, par l’armée.
Jusqu’en 2005, avant Andijan, l’agence et moi-même avions de bonnes relations avec le pouvoir de l’Ouzbékistan et l’ambassade à Moscou. On était amis, on m’invitait à leurs évènements. En 2000 et 2001, au festival Uznet, Fergana a reçu des prix en tant que meilleur site d’information et meilleur site étranger sur l’Ouzbékistan. J’ai même été coupable : en 2003, à l’invitation de la Fondation Forum de la culture et de l’art de l’Ouzbékistan, qui était alors dirigée par Gulnara Karimova, « j’ai eu l’honneur » d’aller avec un groupe de journalistes en tournée à Tachkent, Samarcande et Boukhara pour raconter à quel point l’Ouzbékistan était magnifique.
Mais en 2005, les choses ont changé. Le site a été bloqué et j’ai été de facto interdit d’entrer sur le territoire de l’Ouzbékistan. C’était une interdiction tacite, mais elle existait. De mai 2005 jusqu’à l’automne 2018, je ne suis plus venu en Ouzbékistan.
Une « liste noire »
Jusqu’en 2016, il y avait une « liste noire » en Ouzbékistan : une liste de plusieurs milliers de personnes pour lesquelles l’entrée dans le pays était interdite. Il y a beaucoup d’exemples où des personnes – qu’il s’agisse de journalistes, d’universitaires ou de défenseurs des droits de l’Homme – arrivaient à l’aéroport d’où ils étaient « renvoyés ».
Les coupures ont eu lieu dans un certain ordre. Chez certains fournisseurs, Fergana ouvrait, alors que chez d’autres, il ne s’ouvrait pas. Ensuite, nous n’avons pas suivi cette situation en détail, car nous étions occupés par un autre travail, mais nous avons reçu des messages selon lesquels le site ne s’ouvrait pas. Bien sûr, nous avons recommandé individuellement à tout le monde d’utiliser des anonymiseurs (les services de réseau virtuel privé ou VPN n’étaient pas encore disponibles ou n’étaient pas autant populaires).
La fréquentation du site après le blocage a bien sûr diminué. Nous avons essayé de gérer les conséquences en quelque sorte, en changeant les adresses IP et les domaines. Au début, nous avions l’adresse Ferghana, et puis nous l’avons changée en Fergana. Pendant un certain temps, le site fonctionnait à nouveau, mais les mains habiles et les têtes intelligentes qui bloquaient Fergana ont trouvé un mécanisme pour que nos ruses ne fonctionnent pas. Nous ne savons toujours pas qui l’a fait spécifiquement et qui a donné l’ordre.
« Il n’y a pas eu de dialogue avec les autorités »
Il n’y a pas eu de dialogue avec les autorités. J’ai essayé d’entrer en contact, mais je n’ai jamais reçu de retours ni de l’ambassade, ni du ministère des Affaires étrangères, ni du gouvernement. En 2005, les autorités n’ont pas renouvelé l’accréditation de notre correspondant Andreï Koudryachov. Les raisons n’ont pas été expliquées, bien qu’il avait été accrédité pendant plusieurs années.
Les correspondants et les journalistes qui collaboraient avec Fergana à l’époque étaient toujours sous pression. Cela a particulièrement commencé après Andijan. Chacun a eu droit à un dossier personnel sur lui, invité à plusieurs reprises par le Service national de sécurité, a été invité à parler, a été menacé de poursuites pénales. Certains ont dû s’y résoudre. Un exemple est notre correspondante Lena Cooper, qui a dû quitter l’Ouzbékistan et obtenir l’asile politique aux États-Unis, ou Pavel Kravets, qui a été contraint de partir et a obtenu l’asile en France. Beaucoup d’autres personnes ont été mises sous pression par les autorités. Le même Alexei Volosevich est tombé deux fois dans des situations désagréables, qui peuvent être appelées des tentatives d’assassinat ou des tentatives de pression par la force, physiquement.
A partir de 2005, nous n’avons plus eu de personnel à temps plein en Ouzbékistan. Nous avons travaillé avec des activistes locaux, des blogueurs, des gens d’autres médias. Il y avait ceux que je ne peux pas appeler des journalistes mais plutôt des sources bien informées au gouvernement et dans d’autres organismes publics. Après qu’Andreï Koudryachov n’a pas reçu son accréditation, et jusqu’en avril de cette année, nous n’avons pas officiellement travaillé. Nous avons payé des honoraires, mais assez souvent, les gens ont écrit pour nous sur une base volontaire, gratuitement.
Dans le contexte de la censure, la censure totale du régime passée, il nous a été aussi difficile d’obtenir des informations que les médias locaux. Il s’est souvent avéré que nos correspondants devaient être anonymes, mais certains d’entre eux signaient par leur propre nom.
Fergana continuera à proposer « une vision alternative »
Je peux raconter une histoire amusante. Un jour, nous avons reçu plusieurs lettres sur les conditions horribles de séjour et de traitement dans l’un des dispensaires de toxicomanie de Tachkent (la capital ouzbèke, ndlr). Notre correspondant indépendant, Sid Yanishev, s’y est volontairement rendu pour y être soigné, y a passé un mois entier, puis a écrit un reportage complet avec des photos et une description : il n’y a pas de médicaments à l’hôpital, pas d’eau chaude ni de gants jetables. Les patients doivent apporter eux-mêmes des serviettes, des pansements de gaze, acheter des médicaments, etc.
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Une semaine après que l’article soit sorti avec la signature ouverte de Sid Yanishev, une Commission est venue à cet hôpital et, si je me souviens bien, le directeur ou le médecin en chef ont été licenciés. C’est un résultat très sérieux du travail du journaliste.
En ce qui concerne l’avenir, nous resterons toujours « opposés », si nous entendons par là une vision alternative des choses, une critique du gouvernement et un travail d’information au profit non de l’Etat, mais de la société. Dans le monde entier, la presse est le plus fort irritant pour le pouvoir, c’est sa fonction. Et l’Ouzbékistan n’y fait pas exception. Mais auparavant, tout média indépendant était appelé « opposition », mettant dans ce mot une sorte de sens anti-Etat et antisocial. Aujourd’hui, cette vision se réduit.
Bien sûr, l’exclusion de notre média et de certains autres, locaux et étrangers, de la liste noire devrait avoir un impact positif sur le développement du journalisme local.
« Solidarité journalistique »
Les journalistes sont toujours en concurrence les uns avec les autres pour des sujets importants, pour des nouvelles, pour des commentaires. Mais il y a aussi la notion de « solidarité journalistique » : nous sommes tous des collègues qui apprennent les uns des autres.
Les médias ouzbeks se développent aujourd’hui de manière très vive. Cependant, le niveau de professionnalisme laisse à désirer. Ce qui est bien fait et rapidement, ce sont les nouvelles. Il y a beaucoup de sites d’information populaires, et c’est bien. Mais j’aimerais voir plus de reportages thématiques, un travail propre des correspondants qui n’écrivent pas que des communiqués de presse. Des enquêtes journalistiques, en somme.
Mais le fait que le pouvoir a permis d’écrire presque librement sur n’importe quel sujet n’est pas suffisant. Il faut encore apprendre à le faire professionnellement. Autrement dit, si le journalisme a acquis beaucoup plus de liberté récemment en Ouzbékistan, il n’est pas encore devenu professionnel.
« La censure et le blocage dans le monde moderne sont techniquement impossibles »
Certains sites multimédias, dont Ozodlik (la version ouzbèke du média américain Radio Free Europe, ndlr), sont restés fermés. Je ne sais pas pourquoi. Je ne vois sur Ozodlik ou Eltuz.com rien de grave, d’illégal et de socialement dangereux, bien que je ne sois souvent pas enthousiasmé par le niveau du journalisme dans leurs publications.
Je répète une banalité : la censure et le blocage dans le monde moderne sont techniquement impossibles. Il y a des VPN, et je vous donne cette interview depuis Moscou sur Telegram, alors qu’il est officiellement bloqué en Russie.
Les blocages étaient efficaces il y a dix ans. Aujourd’hui, la grande majorité des utilisateurs sont avertis et les contourneront sans problèmes, de sorte que toutes les interdictions ne font que nuire à l’image des autorités. J’espère qu’avec le temps, le site d’Ozodlik en Ouzbékistan sera disponible.
« Je souhaite aux autorités ouzbèkes une plus grande ouverture envers les médias »
Il y a deux mois, lors d’une conférence internationale à Tachkent (où je ne suis pas seulement autorisé aujourd’hui, mais aussi invité), j’ai pu m’entretenir en coulisse avec le ministre ouzbek des Affaires étrangères, Abdoulaziz Kamilov. J’ai posé une question sur l’accréditation. Le ministre a immédiatement répondu qu’il n’y aurait pas de problèmes d’accréditation. Très rapidement, notre plus ancien auteur, le célèbre photographe et journaliste Andreï Koudrychov, a reçu sa carte d’accréditation, pour laquelle je remercie sincèrement le ministère ouzbek des Affaires étrangères.
Cependant, nous avons demandé l’accréditation de plusieurs autres journalistes et l’accréditation de notre correspondant. Mais nous n’avons pas, jusqu’à présent, reçu l’autorisation d’y ouvrir un bureau. Nous allons demander à nouveau, l’eau aiguisant la pierre.
Je peux aussi ajouter que les propos d’Harlem Désir, le porte-parole de l’OSCE pour les médias, ont certainement poussé les autorités ouzbèkes à débloquer les sites. Cependant, les travaux dans ce sens ont commencé beaucoup plus tôt. Y compris dans le bureau de Komil Allamjonov.
Je souhaite aux autorités ouzbèkes une plus grande ouverture envers les médias. Et aux journalistes, je leur souhaite la persévérance et la ténacité pour la recherche d’informations importantes. Ah, au fait. Au cours du premier jour depuis le retrait du blocage, l’Ouzbékistan a dépassé la Fédération de Russie en termes de nombre de demandes sur notre site, avec plus d’un million de visites. »
Navbahor Imamova, Correspondante de Voice of America pour l’Ouzbékistan
« « Voice of America », selon mes calculs, a commencé à être bloqué il y a 15 ans, en 2004-2005. C’était particulièrement intense après les événements d’Andijan. Mais nous n’avons pas toujours été bloqués et pas partout. Parfois, le blocage a été levé. Depuis deux ans, je me rends en Ouzbékistan et j’ai vu de mes propres yeux comment à Fergana et à Samarcande l’accès à notre site était possible, alors qu’à Tachkent et à Sourkhan-Daria, il n’y avait pas d’accès. C’est ainsi que les organes de sécurité nationale ont procédé. Quand j’ai demandé pourquoi nous étions bloqués, on m’a dit : « Non, vous n’êtes pas bloqués. »
Honnêtement, Voice of America fournit des informations limitées en termes d’information. Nous prenons en compte les gouvernements de ces pays : nous couvrons leurs activités, nous en faisons des documents critiques. Par conséquent, nous sommes déjà habitués à travailler malgré toutes sortes de blocages et de restrictions. Notre activité est adaptée à cela — nous essayons d’atteindre la plus grande audience dans un environnement limité.
Par exemple, nous avons un public énorme en Chine, même si nous sommes bloqués là-bas. La même chose se produit en Corée du Nord, en Russie, à Cuba. Et notre public s’est formé sur cette base. Il est basé non seulement sur les Ouzbeks, mais aussi sur les Ouzbeks du monde entier, soit au moins 40 millions de personnes. Pour nous, par exemple, un grand public est le nord de l’Afghanistan, le sud du Kirghizstan, le Tadjikistan, la Russie, l’Europe et l’Amérique du Nord, où vivent des millions d’Ouzbeks. Mais l’Ouzbékistan lui-même est important, bien sûr.
Des correspondants persécutés
Je ne sais pas s’il y a eu des menaces contre les journalistes ouzbeks de Voice of America qui travaillaient à Washington. Et personnellement, je n’ai pas non plus fait face à de grandes menaces à mon encontre. Mais nous avions quand même peur. Ils craignaient que si nous allions en Ouzbékistan, nous ne puissions plus partir de là, car ils étaient encore des citoyens du pays.
Les correspondants qui travaillaient en Ouzbékistan ont-ils été persécutés ? Oui. En 2010, notre correspondant national, Malik Mansour, a été accusé d’avoir diffusé des « informations troublantes » et condamné à une amende. L’amende a été payée par Voice of America. Après cela, il a quitté l’Ouzbékistan et travaille maintenant depuis l’Allemagne. Depuis lors, nous n’avons pas couvert les événements en Ouzbékistan de l’intérieur — nous n’avions pas de correspondants. Cependant, l’année dernière, j’ai été accréditée et j’ai commencé à venir régulièrement.
« Nous avons l’habitude de parler de l’Ouzbékistan à l’extérieur du pays »
Lorsque le site était bloqué, il était très difficile de collecter des informations. Nous sommes des médias internationaux, nous observons l’Ouzbékistan de l’extérieur. Et notre mission n’est pas de couvrir complètement tout ce qui se passe dans le pays (c’est plutôt celle de notre partenaire Ozodlik). Nous abordons des questions générales, telles que les relations avec les États voisins, la diplomatie, l’économie, les droits de l’Homme, l’état de la démocratie, les droits des femmes, etc. Nous ne parlons pas de ce qui s’est passé à Samarcande ou à Tachkent, par exemple, mais de la façon dont la politique ou l’économie de l’Ouzbékistan se répercutent sur la vie du peuple et à quoi cela ressemble de l’extérieur.
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Nous attirons l’attention sur les relations de l’Ouzbékistan avec les pays occidentaux, les États-Unis, etc. Et c’est pourquoi nous avons l’habitude de parler de l’Ouzbékistan à l’extérieur du pays. Et le fait que nous venons maintenant et collectons des informations nous permet d’enrichir notre matériel, nos connaissances et nos idées sur la situation réelle, et le public en profite.
« Les citoyens vont toujours chercher des informations de qualité »
Au fil des ans, j’ai dit aux responsables du pays que le blocage des sites est une pratique illogique et inutile, car les citoyens vont toujours chercher des informations de qualité. Et beaucoup de gens sont venus sur notre site de l’Ouzbékistan via un proxy. Nous avons également utilisé nos adresses proxy. À mesure que le nombre d’utilisateurs d’Internet a augmenté en Ouzbékistan, notre audience s’est également élargie.
Le nombre de fans a augmenté, nous nous sommes inspirés de cela et nous avons établi un contact constant avec eux. Ils nous informent tout le temps sur la zone et le fournisseur qui nous a bloqués. Par exemple, de Kokand, on nous a écrit : « Aujourd’hui, vous êtes ouverts chez nous ». Cela a plu et a suscité beaucoup de questions en même temps. J’ai essayé plusieurs fois de comprendre ce qui se passait, j’ai parlé avec des responsables ouzbeks qui n’avaient pas reconnu la politique de blocage, mais qui n’avaient pas nié que quelque chose se passait dans les coulisses. Et donc les nouvelles récentes sur le déverrouillage de notre site sont certainement un bon signal. Nous espérons qu’à l’avenir, ceci restera, mais parfois, il y avait des informations sur le déverrouillage, et ensuite nous étions bloqués à nouveau.
« Il était illogique de nous bloquer : nous entrons déjà dans le pays »
L’Ouzbékistan était ouvert à nous depuis un an (en 2018), lorsque j’ai obtenu mon accréditation l’année dernière en mai. Avant l’accréditation, nous avons longtemps collaboré avec de nombreux médias de la République comme l’agence nationale de presse ou la société de radiodiffusion. Ils partageaient nos documents. Après l’accréditation, notre partenariat s’est encore accéléré. UZA (l’agence de presse officielle) et de nombreux journaux, par exemple « Le mot populaire », publient régulièrement nos documents, qui sont distribués à travers eux par d’autres publications. Et pour cette raison, il était illogique de nous bloquer : nous entrons déjà dans le pays.
À l’avenir, nous voulons également couvrir les événements en Ouzbékistan et nous familiariser avec la situation de plus près. Mais, comme je l’ai dit, notre tâche n’est pas de couvrir régulièrement les questions intérieures de la République. En tant que média international, nous regardons l’Ouzbékistan de l’extérieur, nous étudierons la réalité et analyserons les processus mondiaux. Nous ne prévoyons pas d’ouvrir un bureau, nous ne nous transformerons pas en un média séparé couvrant les problèmes domestiques. »
Hayrullo Fayz, Rédacteur en chef du service ouzbek de la BBC
« Nous avons été bloqués vers 2005 après les événements d’Andijan. À l’époque, j’étais moi-même dans le pays, je travaillais d’Andijan, je couvrais la situation. Il n’y a pas eu d’article spécifique pour lequel l’accès a été fermé. Mais ce n’est pas un secret que, après Andijan, la situation générale en Ouzbékistan est devenue bien pire — cela s’applique à la presse, aux droits de l’Homme et à presque tous les autres domaines. Même le nouveau pouvoir reconnaît que la vie du pays a dérapé largement, de l’économie à la politique étrangère.
En 2006, il était clair que nous étions complètement bloqués et que le site en Ouzbékistan n’était pas disponible. Les premières années, nous avons essayé de nous adresser aux autorités, mais nous avons réalisé qu’avec Islam Karimov, il était impossible de trouver une solution au problème. Par conséquent, ils ont cessé de se concentrer sur cela et ont commencé à travailler différemment. Et tout s’est bien passé.
Quelques années plus tard, lorsque les réseaux sociaux se sont répandus, cela ne nous intéressait pas de savoir si on nous bloquait ou non. Parce que les gens venaient à la fois sur le site, via proxy et VPN, et sur les pages sur les réseaux sociaux où nous publiions des liens avec des textes complets.
« Je m’attends à ce que la fréquentation du site augmente »
Maintenant, les autorités ont officiellement ouvert notre site et c’est génial ! En août dernier, j’étais à Tachkent et j’ai remarqué que l’adresse bbcuzbek.com était fermée, tandis que bbc.com/uzbek était ouverte. Il y a un an déjà, le blocage était partiel et maintenant je vérifie les liens presque tous les jours et tout fonctionne vraiment sans problème.
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J’espère qu’après l’annonce officielle que « la BBC peut être lue », beaucoup de gens qui doutaient auparavant commenceront à nous lire. Je m’attends à ce que la fréquentation du site augmente. Cependant, ces dernières années, la croissance de nos abonnés sur les réseaux sociaux a déjà été sans précédent. On nous regarde, on nous écrit et on comprend que les gens sont intéressés par le fait de savoir ce qui se passe.
Nous n’avons jamais délibérément critiqué l’Ouzbékistan. Et à chaque fois nous avons essayé de contacter les autorités, d’avoir des commentaires. Quand cela n’a pas fonctionné, nous avons écrit qu’il n’y avait pas de réponse de leur part. Nous avons été prêts à donner un espace à toutes les parties sur toutes les questions que nous couvrons.
Nous essayons toujours de couvrir les événements de manière impartiale, qu’il s’agisse de l’Ouzbékistan ou de tout autre pays. C’est de cette manière impartiale que nous avons travaillé en Ouzbékistan depuis 1994 et nous continuerons à travailler de cette façon sous le nouveau gouvernement, quoi qu’il arrive. Nous n’arrondirons pas les angles, parce que cela va à l’encontre de l’éthique élémentaire du journaliste.
« Sans presse libre, il ne peut y avoir de discours sur les investissements normaux »
En outre, les responsables qui « nous ont autorisé » l’ont fait raisonnablement : ils comprennent sûrement que sans la presse libre, il ne peut y avoir de discours sur les investissements normaux et les progrès. Surtout si l’Ouzbékistan veut aller le plus loin possible dans son développement. J’espère vraiment qu’ils continueront au même rythme. Après tout, il y a d’autres sites qui n’ont pas été « ouverts ». J’espère que les collègues d’Ozodlik se réjouiront également de bonnes nouvelles sur eux-mêmes.
Maintenant, nous voulons juste montrer l’Ouzbékistan au monde tel qu’il est, sans embellir. L’Ouzbékistan veut s’ouvrir au monde et nous pouvons l’aider. Depuis plusieurs mois, nous travaillons sur le Coran de Kattalangar, l’un des plus anciens au monde. En août, avec NAESMI et la chaîne Sevimli, nous tournerons un film sur la participation de l’Ouzbékistan à des projets de maintien de la paix en Afghanistan. Récemment, nous avons terminé le tournage d’un projet sur les femmes de l’ère baburide.
Nous voulons montrer des endroits que le monde ne connaît pas, que les touristes ne connaissent pas. Et quand ils le sauront, ils voudront certainement y aller. J’ai parlé à notre producteur qui se rend dans la région de Kachka-Daria. Quand on parle d’Ouzbékistan, tout le monde parle de Khiva, Boukhara, Samarcande. Mais à Kachka-Daria, il y a des villages qui ne sont pas moins exotiques que les anciennes villes. Hier, nous avons fini de tourner un autre film collaboratif : « Les femmes d’affaires sur la route de la Soie ».
« L’ère Karimov a quand même eu un impact négatif sur les journalistes du pays »
Ces projets seront publiés dans au moins cinq à six langues en photo, vidéo, radio et en télévision. Il y a une demande pour eux. Et quand nous aurons nos propres correspondants en Ouzbékistan et quand nous n’aurons pas à envoyer une équipe de tournage de Londres à chaque fois, nous pourrons faire encore plus.
De nombreux sites proposent de travailler ensemble. La BBC travaille dans le monde entier avec des partenaires et j’espère que le service ouzbek pourra également coopérer avec des publications locales.
Je sens que l’ère Karimov a quand même eu un impact négatif sur les journalistes du pays. Et il est peu probable que l’Ouzbékistan devienne dans deux ou trois ans le pays le plus démocratique et le plus ouvert avec les médias modernes. Mais je suis étonné de voir à quel point les journalistes locaux sont encouragés à travailler, y compris ceux qui travaillent dans les publications nationales à la radio et à la télévision. Ils ont peut-être des doutes, mais ils veulent faire quelque chose, changer quelque chose. Cela n’a pas été. Et le changement ne peut que plaire. »
Bektour Iskender, Fondateur et éditeur du média kirghiz Kloop.kg
« Je serai très prudent sur l’évaluation des autorités ouzbèkes en ce qui concerne la liberté d’expression. La « libéralisation » est un mot qui a beaucoup été utilisé ces dernières années. Mais il me semble juste qu’après Islam Karimov, tout peut sembler se libéraliser, et donc je ne voudrais pas trop faire d’éloges concernant les développements en Ouzbékistan.
Ils cessent tout simplement de faire ce qu’ils n’auraient pas dû faire. Je suis seulement préoccupé par le fait que tout ce déverrouillage se produit dans le contexte de la visite prochaine du président allemand (qui a eu lieu le 27 mai 2019, ndlr) et que les responsables ouzbeks continuent d’appeler le déverrouillage un « dépannage technique ». Cela signifie-t-il qu’ils ne sont toujours pas prêts à admettre qu’ils bloquent les sites Web ? Il y a encore plus de questions que de réponses.
Bien sûr, cette décision peut aider le développement des médias, mais pas seulement cette étape. Cependant, je ne suis pas sûr que le gouvernement devrait faire quelque chose pour cela.
« Le gouvernement doit cesser de violer les lois et la société civile »
Au contraire, le gouvernement doit cesser de violer les lois ; la société civile, y compris les journalistes, doit agir. Elle doit rappeler au gouvernement qui, selon la Constitution ouzbèke, a vraiment le pouvoir.
La bonne réponse est la suivante : d’après l’article 7, le pouvoir appartient au peuple. Les citoyens, y compris les journalistes, ont le temps de se souvenir de cet article. Et pas seulement de cet article. Il existe également un bel article 29 de la Constitution ouzbèke qui garantit la liberté de rechercher, de recevoir et de diffuser des informations, ainsi que la liberté de pensée, d’expression et de conviction. Le travail des médias sera au niveau lorsque la communauté journalistique commencera à exiger du gouvernement qu’il respecte ces deux articles.
En ce qui concerne les déblocages partiels, je pense qu’il y a tellement de choses qui ne sont pas systématiquement bloquées que les autorités ouzbèkes ne savent peut-être pas quels sites spécifiques sont bloqués. Plus sérieusement, j’ai le sentiment qu’ils ont simplement choisi des publications assez populaires en Ouzbékistan pour être remarquées.
« Je pense qu’ils ne se sont tout simplement pas souvenus de nous »
Par exemple, notre Kloop est également bloqué et nous ne savons pas exactement pourquoi. Nous pensons que cela s’est produit peu de temps après notre reportage sur Larisa Grigorieva, une militante des droits de l’Homme de Tachkent qui a enquêté sur l’exploitation d’enfants dans les champs de coton et a eu beaucoup de problèmes avec la police. Nous avons publié ce texte en février 2013, et un mois après, le site a cessé de s’ouvrir en Ouzbékistan. Mais comme presque personne ne nous connaît, je pense qu’ils ne se sont tout simplement pas souvenus de nous.
Quant à Ozodlik, je ne sais pas, peut-être qu’ils sont en quelque sorte particulièrement ennuyeux pour le gouvernement et seront donc les derniers à être débloqués. Mais ce n’est rien de plus que mes suppositions.
Un blocage « de plus en plus inutile »
Bloquer les sites d’information est mauvais. Mais les bloquer du point de vue du gouvernement est logique s’il propose comme alternative un produit similaire. Par exemple, en Chine, au lieu de « Google » bloqué, il y a « Baidu », au lieu de «Facebook» bloqué, il existe ses analogues des réseaux sociaux, etc.
En Ouzbékistan, en bloquant les sites d’information, le gouvernement ne semble pas être en mesure d’offrir aux utilisateurs d’Internet quelque chose d’intéressant en retour. Lorsque c’est le cas, le blocage devient de plus en plus inutile.
Si un ou deux sites sont bloqués, dans un an, ils seront simplement oubliés. Si vous bloquez des services entiers et des dizaines, alors un an plus tard, tout le monde sait comment utiliser un VPN. Le Tadjikistan en est l’exemple le plus brillant.
Fergana a également été bloqué au Kirghizstan
Au Kirghizstan, l’ancienne URL de Fergana est honteusement bloquée après que nos autorités ont harcelé le média à cause de commentaires sur le conflit ethnique de 2010 (à moins que je ne me souvienne pas bien, mais il y avait beaucoup de raisons pour lesquelles nos autorités n’aimaient pas Fergana). Ensuite, le site a changé d’URL et personne ne s’est précipité pour le bloquer, il est donc de facto ouvertement disponible.
Nous avons également eu beaucoup de blocages juste avant la révolution de 2010 : à l’époque, Azattyk (la version kirghize de Radio Free Europe, ndlr), la BBC et Fergana étaient bloqués. Finalement, ça ne s’est pas très bien fini pour le gouvernement. Bien qu’ils ne l’aient pas renversé pour cela, bien sûr. »
Timour Karpov, correspondant indépendant
« Débloquer certains médias est certainement une bonne nouvelle et à long terme, cela apportera une libéralisation conditionnelle de la liberté d’expression.
Mais maintenant, il est très étrange pour moi de comprendre pourquoi Ozodlik, Eltuz, le site UGF et Frontline Defenders ne font pas partie des sites pour lesquels les « problèmes techniques » sont résolus. Bien que concernant Ozodlik, j’ai une idée. Leurs médias sont un vrai quatrième pouvoir, même le président y est considéré. Et les autorités locales agissent ici comme une commission anti-monopolistique, partageant le pouvoir d’Ozodlik. En fait, ce n’est certainement pas le cas. En fait, personne n’aime Ozodlik, alors pourquoi le débloquer?
Vers un « impact favorable » ?
Il est vrai que le déblocage sera favorablement accueilli par la communauté occidentale. Et, probablement, ce geste aidera indirectement à attirer des investissements, à moins que les médias ne critiquent les projets de Djahongir Artykkhodjaïev (le maire de Tachkent, ndlr).
Mais si vous creusez jusqu’au fond, alors un seul acteur majeur a été débloqué sur le marché : Fergana. Bien que ce soit déjà bon pour la concurrence, et j’espère que cela aura un impact favorable sur le travail de tous les autres médias. »
Boris Joukovski, Zhavokhir Ochilov, Darina Solod
Journalistes pour Hook Report
Traduit du russe par la rédaction
Edité par Etienne Combier
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