L’Ouzbékistan fera-t-il un jour la lumière sur les événements ayant eu lieu à Andijan en 2005 ? Il y a 15 ans se produisait dans la vallée de Ferghana l’un des épisodes les plus tragiques de l’histoire de l’Ouzbékistan moderne. Selon certaines estimations, les « événements d’Andijan », qui ont vu l’armée intervenir dans la ville sur ordre des autorités, ont coûté la vie à plus de 700 personnes. Les données officielles parlent elles de 187 victimes. Cette histoire laissera vraisemblablement toujours la place à l’approximation et l’incertitude, alors que les autorités ouzbèkes se sont efforcées de dissimuler la vérité sur les émeutes.
Novastan reprend et traduit ici un article publié le 13 mai 2020 par le média russe spécialisé sur l’Asie centrale, Fergana News.
En décembre 2016, Charkav Mirzioïev est fraîchement élu à la présidence en Ouzbékistan. Contre toute attente pour l’ancien Premier ministre d’Islam Karimov, décédé accidentellement en août 2016, le nouveau président ouzbek entame une période de dégel. Les médias locaux accèdent à une forme nouvelle de liberté et se font les critiques du pouvoir. Le Comité national de Statistiques ainsi que d’autres ministères publient alors des chiffres approximatifs de la réalité et des informations auparavant classées secrètes.
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Mais pas un mot sur les événements d’Andijan, du nom de la ville moyenne située dans la vallée de Ferghana, dans l’est du pays. En mai 2005, des affrontements entre manifestants et forces de l’ordre aboutissent à des violences extrêmes. Selon les données officielles, 187 personnes décèdent, quand d’autres estimations parlent de 700 victimes.
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En trois ans, seuls deux ou trois publications ouzbèkes, sans compter les ouvrages internationaux traitant de l’Ouzbékistan et de l’Asie centrale, ont abordé la tragédie. On trouve également le documentaire « La nuit qui a secoué la Vallée de l’or », réalisé à partir du rapport du procureur général de la République, ou encore un rapport d’experts étrangers, qui a assimilé les auteurs du massacre d’Andijan à des militants islamistes contre lesquels les autorités n’ont eu d’autre choix que de recourir à la force.
Les médias locaux, entre oubli et évocation discrète
De tous les médias ouzbeks, seul Kun.uz a publié ces dernières années, chaque 13 mai, des documents rappelant les événements de 2005. On peut souligner l’évolution de la position du média qui, en 2017, se contentait de mentionner le documentaire « La nuit qui a secoué la Vallée de l’or », reflet de la version officielle, et deux ans plus tard, laissait la parole à des témoins oculaires et abordait des questions difficiles : combien de victimes ont péri dans les émeutes ? La mort des manifestants pacifiques était-elle évitable ?
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En 2019, le site Qalampir.uz a publié un entretien avec le ministre de l’Intérieur ouzbek de l’époque, Zokir Almatov, qui a joué un rôle direct dans les événements. Celui-ci a déclaré que « la question des événements d’Andijan est très douloureuse pour lui ». S’il sait que de nombreuses personnes le considèrent comme responsable du bain de sang, le fonctionnaire considère les événements à Andijan comme une opération terroriste planifiée pour renverser le pouvoir. « Désolé, mais nous avons fait de notre mieux », a-t-il conclu.
En février dernier, la procureure adjointe de l’Ouzbékistan, Svetlana Artykova, a apporté un peu de lumière sur les événements d’Andijan. Dans un entretien accordé à Qalampir.uz, elle a reconnu que des civils comptaient parmi les victimes. Selon elle, leur décès est dû au manque de coordination adéquate entre les soldats et leurs officiers : les moyens de communication fonctionnaient mal, le commandant n’a pas entendu l’ordre à temps ou ne l’a pas compris, il n’y avait pas eu de formation. La procureure adjointe a ajouté que les responsables ont été poursuivis en justice, certains d’entre eux ayant même déjà purgé leur peine. Parmi les médias locaux, seul Anhor.uz a relayé cette déclaration.
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Les autorités décideront-elles, 15 ans plus tard, de révéler toute la vérité sur les événements ? C’est peu probable, ne serait-ce que parce que les acteurs principaux de cette tragédie. Zokir Almatov, mentionné ci-dessus, et l’ancien directeur du Comité pour la Sécurité de l’État, Roustam Inoyatov, occupent toujours des fonctions officielles, bien que différentes.
Une timide mobilisation internationale
En 2013, lorsque l’ONU s’était penchée sur le futur rapport concernant les droits de l’Homme en Ouzbékistan, les autorités de la République avaient déclaré : « Andijan est un sujet confidentiel ». Les défenseurs des droits de l’Homme ont poursuivi leurs efforts pour réclamer une enquête internationale et punir les responsables, mais la pression officielle sur l’Ouzbékistan s’était alors déjà éteinte. Les sanctions imposées après 2005 ont été progressivement levées et les relations avec les pays occidentaux, ternies par les critiques sur les événements, se sont rétablies.
Le changement de l’administration américaine a également joué un certain rôle. En effet, les dirigeants américains actuels se soucient bien moins de la politique d’autres pays et de la promotion de la démocratie dans le monde qu’au cours du mandat de Barack Obama. Officiellement, l’ambassade des États-Unis a présenté ses condoléances à l’occasion de la commémoration des événements d’Andijan en 2016, appelant à « la réconciliation et la responsabilité pour assurer la paix et la stabilité à l’avenir ». Mais l’enquête internationale mentionnée dans les rapports du Département d’État américain sur les droits de l’homme en Ouzbékistan, en 2013 notamment, a complètement disparu ces dernières années malgré la mobilisation des défenseurs des droits de l’Homme.
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Après le changement de pouvoir en Ouzbékistan, Human Rights Watch a fait des recommandations au nouveau président Chavkat Mirzioïev et a déclaré que la mise en place d’une enquête internationale indépendante sur les événements d’Andijan était nécessaire, de même qu’une déclaration officielle adressée à ses concitoyens affirmant son intention d’évaluer les événements de manière critique. Après une année de mandat du nouveau président, l’organisation a de nouveau appelé à « rendre compte des événements de 2005, au cours desquels des centaines de manifestants, pour la plupart pacifiques, ont été tués par les forces gouvernementales et cesser de harceler tant les réfugiés rentrés en Ouzbékistan après avoir quitté le pays à la suite des événements d’Andijan que les familles de ceux qui vivent toujours à l’étranger ».
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En 2018, à la veille de la première visite officielle de Chavkat Mirzioïev aux États-Unis, Amnesty International a invité les autorités américaines à soutenir les appels à une enquête sur les événements de 2005. Le directeur adjoint d’Amnesty International pour l’Europe et l’Asie centrale, Denis Krivocheïev, notant une amélioration de la situation des droits de l’Homme en Ouzbékistan, a déclaré que « les victimes de persécutions politiques, forcées de garder le silence pendant plus de vingt ans, ainsi que tous ceux qui ont souffert des événements d’Andijan, il y a 13 ans, méritent justice ».
Le Haut-Commissaire des Nations unies aux droits de l’Homme de l’époque, Zeid Ra’ad Zeid Al-Hussein, qui s’est rendu en Ouzbékistan en 2017 pour commémorer les événements d’Andijan, s’est également exprimé sur le sujet. « Bien qu’il nous faille regarder vers l’avenir, il est important de comprendre les événements du passé afin que les victimes soient entendues », a-t-il déclaré.
Les événements d’Andijan sont également mentionnés dans les récentes observations sur la situation en Ouzbékistan du Comité des droits de l’Homme de l’ONU. Même si, à l’instar d’autres organisations, il a souligné les changements positifs survenus dans la République centrasiatique au cours des dernières années, le Comité s’est également fait l’écho de la nécessité d’une enquête internationale. « L’Ouzbékistan devrait autoriser la mise en place d’une enquête indépendante, approfondie et efficace pour redorer son image, […] identifier, poursuivre et punir les coupables et garantir les droits des victimes », indique le document.
La parole aux experts
De son côté, Fergana News a recueilli les réactions de représentants d’organisations internationales de défense des droits de l’Homme au sujet des événements d’Andijan.
Fergana News : Ce 13 mai, on commémorera le 15ème anniversaire des événements d’Andijan. Allez-vous le rappeler aux autorités ouzbèkes ? Quand leur avez-vous réitéré pour la dernière fois vos attentes concernant ce triste épisode de l’histoire de l’Ouzbékistan ?
Ivar Dale, conseiller principal du Comité norvégien d’Helsinki : Au cours des deux dernières années, nous avons rencontré des représentants du gouvernement ouzbek. Nous avons organisé une visite en Norvège pour certains responsables ouzbeks, pour se familiariser notamment avec les normes relatives aux droits de l’Homme, visiter le bureau du médiateur, etc. Parmi les problèmes soulevés à ces occasions, nous avons parlé de la nécessité d’une enquête indépendante, ouverte et approfondie sur les événements d’Andijan, impliquant l’envoi d’enquêteurs professionnels sous la supervision de l’ONU sur les lieux.
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Cette question a bien sûr été régulièrement soulevée avant même la mort du président Islam Karimov. Ainsi, j’ai écrit un article en 2015 sur le sujet, publié par Fergana News. Une visite en Ouzbékistan était prévue cette année, mais elle a malheureusement dû être reportée en raison de la pandémie de Covid-19.
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Maisie Weicherding, spécialiste chez Amnesty International : Nous n’avons jamais cessé de confronter les autorités ouzbèkes à leur refus de mener des enquêtes internationales indépendantes et efficaces sur les massacres d’Andijan. Plus récemment, nous nous sommes inquiétés du fait que personne ne peut être tenu pour responsable des violations des droits de l’Homme commises pendant et après ces événements, qu’il s’agisse de recours excessif à la force, de meurtres, de détentions arbitraires, de tortures et mauvais traitements, d’aveux forcés, de procès manifestement injustes, de persécution de familles. Nous en avons parlé au Comité des Nations unies contre la torture en décembre 2019 et au Comité des droits de l’Homme des Nations unies en mars 2020.
Votre regard sur ces événements a-t-il changé au fil des ans ?
Ivar Dale : Notre regard sur les massacres reste inchangé, même si nous constatons des signes d’ouverture de la part des autorités. C’est positif. L’Ouzbékistan a bien évolué au cours des dernières années et les efforts ressortent d’autant plus en raison de la fermeture du pays auparavant. Mais il reste encore un long chemin à parcourir, en particulier en ce qui concerne le respect des principes démocratiques. Une enquête appropriée sur Andijan ne peut et ne doit en aucun cas être évitée par les autorités.
Maisie Weicherding : Notre position n’a pas changé. Nous restons gravement préoccupés par le fait que personne n’a été tenu responsable des abus passés et qu’il n’y a donc pas eu de réparation ni de réhabilitation pour les victimes et les survivants.
L’Ouzbékistan a-t-il pris des mesures concrètes pour enquêter sur les événements d’Andijan ?
Maisie Weicherding : Non, l’Ouzbékistan a insisté sur le caractère adéquat et pleinement conforme aux obligations internationales des enquêtes menées il y a 15 ans. Ils ont refusé d’examiner l’opportunité de mettre en place de nouvelles enquêtes internationales indépendantes et efficaces. Ce comportement soulève de sérieuses questions quant à l’attachement des autorités aux droits de l’homme.
Ivar Dale : Le gouvernement actuel a officiellement reconnu des erreurs dans les événements de 2005. Les organisations de défense des droits de l’Homme sont autorisées à se rendre à Andijan. Mais une enquête professionnelle exhaustive et indépendante et un engagement ferme des autorités ouzbèkes sont essentiels pour que cela ne se reproduise plus jamais.
Steve Swerdlow, avocat dans le domaine des droits de l’Homme, consultant de l’ONU au PNUD et expert pour l’Asie centrale : Bien que 15 années se soient écoulées depuis ces tragiques événements, la douleur, la peur et l’horreur composent toujours le quotidien des proches des victimes et des témoins. L’Ouzbékistan a plus que jamais besoin de justice et de reconnaissance officielle de la vérité.
Plusieurs centaines de citoyens ouzbeks ont été assassinés par leur propre armée sur ordre du chef de l’État. Sans parler des représailles qui ont commencé après Andijan et se sont prolongées durant une bonne partie du mandat d’Islam Karimov (1989-2016, ndlr). Les autorités ont interdit aux citoyens de discuter des événements d’Andijan et de demander justice et des dizaines de défenseurs des droits de l’Homme ont été persécutés et arrêtés. Après Andijan, le pays a connu l’une des pires périodes de son histoire en raison de l’isolement international et économique qui s’est intensifié.
Bien que l’élite politique de Tachkent n’aborde pas officiellement le sujet, la situation économique difficile ainsi que la longue période de stagnation politique, entre 2005 et 2016, ont contribué au souhait de la nouvelle administration de rompre rapidement avec l’héritage d’Islam Karimov et de mener des réformes. Mais sans une enquête sérieuse et impartiale sur les événements d’Andijan et un réexamen des procès de centaines de personnes encore incarcérées et considérées comme prisonniers politiques, ces réformes demeureront vaines.
En tant que représentant depuis dix ans de Human Rights Watch pour l’Ouzbékistan et maintenant en tant que nouveau défenseur des droits de l’Homme, en coopération avec les agences des Nations Unies en Ouzbékistan, je soulève constamment la question d’une telle enquête. Je l’aborde dans mes déclarations et lors de réunions avec le gouvernement. La dernière fois, en décembre 2019, j’en ai discuté avec des représentants des partis ayant pris part aux élections législatives.
La reconnaissance, plus tôt cette année, par la procureure adjointe de l’Ouzbékistan, Svetlana Artykova, « d’erreurs commises à Andijan » a récompensé mes efforts. Mais ce n’est que le début. Les comités des Nations unies pour les droits de l’Homme et contre la torture ont rappelé aux représentants ouzbeks, lors d’une réunion tenue à Genève l’année dernière et cette année, que leur pays avait signé des traités internationaux obligeant Tachkent à mener une enquête.
Dans le contexte actuel, où les médias ouzbeks commencent assez courageusement à aborder les sujets qui fâchent, le film que j’ai réalisé il y a 5 ans avec Human Rights Watch me semble particulièrement pertinent. Il a été produit avec l’aide de défenseurs des droits de l’Homme et de témoins des événements d’Andijan, qui ont partagé leurs souvenirs et leurs plaintes en justice.
Mais il ne remplace pas le processus d’enquête et de consultation publique, qui est essentiel. Ce massacre a été l’un des événements majeurs de l’ère Karimov, il doit être compris et analysé de manière transparente pour que les blessures puissent se refermer et pour que le pays s’assure un avenir plus démocratique.
Aziz Yaboukov
Rédacteur pour Fergana News
Traduit du russe par Pierre François Hubert
Édité par Christine Wystup
Relu par Guilhem Sarraute
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