Accueil      Vladimir Poutine au Kirghizstan : retour sur une visite d’Etat toute en symboles

Vladimir Poutine au Kirghizstan : retour sur une visite d’Etat toute en symboles

Accueilli avec faste à Bichkek, Vladimir Poutine a multiplié gestes et déclarations pour réaffirmer l’influence de Moscou au Kirghizstan. Derrière les sourires officiels, la visite met en lumière les ambiguïtés d’un pays pris entre affirmation nationale, dépendance économique, pression migratoire et héritage soviétique toujours encombrant.

Vladimir Poutine était en visite d'Etat au Kirghizstan les 25 et 26 novembre 2025. Crédits : Joe Luc Barnes
Vladimir Poutine était en visite d'Etat au Kirghizstan les 25 et 26 novembre 2025. Crédits : Joe Luc Barnes

Accueilli avec faste à Bichkek, Vladimir Poutine a multiplié gestes et déclarations pour réaffirmer l’influence de Moscou au Kirghizstan. Derrière les sourires officiels, la visite met en lumière les ambiguïtés d’un pays pris entre affirmation nationale, dépendance économique, pression migratoire et héritage soviétique toujours encombrant.

Le 25 novembre, l’avion Ilyushin Il-96 de Vladimir Poutine a atterri à l’aéroport international de Manas à Bichkek. Il a été accueilli sur le tarmac par Sadyr Japarov, son homologue kirghiz, marquant le début d’une visite de trois jours dans la république d’Asie centrale.

Le Kirghizstan avait tout mis en œuvre pour que ce voyage se déroule sans encombre. Comme le veut la coutume, toutes les routes entre l’aéroport et la résidence présidentielle ont été fermées, et les écoliers ont été informés qu’ils suivraient des cours en ligne du 25 novembre au 1er décembre.

Cette visite d’État était prévue de longue date, mais elle s’inscrit dans le cadre d’une série de rencontres diplomatiques importantes pour les républiques d’Asie centrale au mois de novembre. Le ministre chinois des Affaires étrangères, Wang Yi, s’était rendu dans la région quelques jours auparavant, et au début du mois, les cinq présidents d’Asie centrale avaient été reçus à Washington par Donald Trump.

Faites un don à Novastan

Rashid Gabdulhanov, professeur adjoint à l’université de Groningue, aux Pays-Bas, estime que les trois jours de fastes qui ont entouré la visite de Poutine étaient en partie une réponse à cela. « La Russie est très protectrice envers l’Asie centrale et l’idée était de démontrer qu’il existe une amitié éternelle », a-t-il déclaré à Novastan.

Mais Slanislav Pritchin, chercheur senior à l’Institut d’économie mondiale et de relations internationales de Moscou, considère que le timing est purement fortuit. « La Russie a toujours son propre agenda, sans tenir compte de la position des autres acteurs », citant l’éducation, l’énergie et les travailleurs migrants comme des domaines dans lesquels Moscou a des intérêts distincts.

Ambassade ukrainienne cachée

Le lendemain matin, un cortège tiré par des chevaux a escorté la Mercedes de Poutine jusqu’à l’Yntymak Ordo, le palais présidentiel du Kirghizstan. Rien ne devait gâcher cette journée, ni même la présence gênante de l’ambassade d’Ukraine, située à côté du palais nouvellement construit. Un grand écran a été érigé à la hâte pour cacher ce rappel disgracieux de la souveraineté de Kiev.

Un grand écran cache la vue sur l’ambassade d’Ukraine. Crédit : Joe Luc Barnes

Comme l’Ukraine, le Kirghizstan est une ex-république soviétique qui a passé les trente dernières années à jongler avec des questions d’identité et ses relations avec Moscou. En juin, les autorités kirghizes ont remplacé la plus haute statue de Lénine d’Asie centrale de la place centrale de la ville d’Osh, au sud du pays. Puis, en août dernier le maire de Bichkek a annoncé que la ville prévoyait de renommer plusieurs rues liées à la Russie, notamment celles portant les noms de Léon Tolstoï et Maxime Gorki.

Novastan est le seul média européen (en français, en allemand et en anglais) spécialisé sur l'Asie centrale. Entièrement associatif, il fonctionne grâce à votre participation. Nous sommes indépendants et pour le rester, nous avons besoin de vous ! Vous pouvez nous soutenir en vous abonnant, en réalisant un don défiscalisé à 66 %, ou en devenant membre actif par ici.

Il ne fait donc aucun doute que certains ont ressenti une certaine colère lorsque Poutine a commencé sa conférence de presse et a répété à plusieurs reprises le nom soviétique du pays, « Kirghizie », plutôt que Kirghizstan.

La même condescendance était évidente chez les membres du pool de presse du Kremlin qui avaient participé au voyage. Deux correspondants de RIA Novosti, une agence de presse d’État, ont examiné un exemplaire du Kirghiz Tuusu, un journal local. « Regarde ça, c’est dans la langue locale ! » dit l’un d’eux en agitant le document sous le nez de son collègue, amusés en essayant de déchiffrer les mots.

Journaux locaux « Kirghiz Tuusu » et « Slovo Kirghizstana », l’un en langue kirghize et l’autre en russe. Crédit : Joe Luc Barnes

Une influence qui perdure

Poutine, quant à lui, a au moins prononcé quelques mots en kirghiz : « Salaam, asker ! » (Bonjour, soldats !) s’est-il exclamé en s’adressant aux troupes alignées devant lui à l’entrée du palais. Il s’est ensuite essayé à la pratique d’un instrument de musique traditionnel, le komuz.

Mais indépendamment des rues, des statues et des coutumes en matière de dénomination, il ne fait guère de doute que la Russie conserve une grande influence dans ce pays. Dans sa déclaration à la presse, Sadyr Japarov a souligné que la Russie représentait près d’un quart du commerce extérieur du Kirghizstan, tandis que Vladimir Poutine a déclaré que le commerce bilatéral avait augmenté de 17 % au cours de l’année écoulée.

Lire aussi sur Novastan : Le Kirghizstan s’inquiète d’une crise énergétique majeure cet hiver

« Au cours de la décennie qui a suivi l’adhésion du Kirghizstan à l’Union économique eurasienne, son PIB a augmenté de 150 %, tandis que ses exportations vers les autres pays de l’Union ont quadruplé », a-t-il ajouté.

Ce commerce est particulièrement important dans le secteur de l’énergie. « Notre pays répond pleinement à la demande du Kirghizstan en essence et en diesel, et ce à des conditions préférentielles, sans prélever de droits d’exportation », a déclaré Poutine, soulignant également l’aide apportée par la Russie dans la construction d’une nouvelle centrale solaire près d’Issyk-Kul et dans le raccordement du secteur immobilier de Bichkek au réseau de gaz.

Ces commentaires tombaient à point nommé, à l’heure où le réseau électrique du Kirghizstan avait faiblit les derniers jours précédants la visite. Chaque année, le déficit énergétique du pays s’alourdit, en raison du manque d’eau causé par la sécheresse dans cet Etat qui dépend à près de 90 % de l’hydroélectriciter pour s’éclairer.

Migration

La question épineuse de la migration était le seul domaine dans lequel les deux présidents ne semblaient pas être sur la même longueur d’onde. Alors que Japarov a indiqué que le sujet avait été abordé durant la rencontre bilatérale, Poutine n’a pas du tout mentionné cette question.

Tous les mois, de nouvelles vidéos virales apparaissent sur les réseaux sociaux filmant des franges de la population russe virulemment anti-migrants. Parmi les cas recensés rien qu’en 2025, on peut citer celui de migrants kirghizes battus par la police dans un bain public de Moscou et celui d’un ressortissant d’Asie centrale traité d’« esclave des Russes » à Khimki.

Selon M. Gabdulhakov, la rhétorique anti-migrants joue un rôle largement instrumental. « C’est un moyen de distraction majeur au niveau national ; ils choisissent un groupe vulnérable et le punissent pour paraître puissants », a-t-il déclaré. Il considère également la question migratoire comme un levier que Moscou peut utiliser contre les États d’Asie centrale. Si les relations se détériorent, la Russie peut toujours menacer de « déporter en masse les citoyens d’Asie centrale ». De leur côté, les dirigeants d’Asie centrale ne font pas grand-chose pour aider leurs propres citoyens. « Ils ont tendance à faire porter la responsabilité aux victimes », explique Gabdulhakov.

Lire aussi sur Novastan : Géolocalisation, raids policiers, enrôlements dans l’armée… En Russie, les conditions des migrants d’Asie centrale se durcissent

Pritchin estime néanmoins que les deux pays ont des intérêts communs en matière de migration. « Pour Moscou, il est important d’avoir un flux de migrants qualifiés et stable en raison des problèmes démographiques en Russie. Pour l’Asie centrale, l’exportation de main-d’œuvre est un élément important », note le chercheur. Il ajoute toutefois que l’attentat terroriste perpétré en mars 2024 contre l’hôtel de ville de Crocus, qui a fait plus de 150 morts et a été attribué à quatre citoyens tadjiks, a « radicalement changé l’attitude du public à l’égard de l’immigration en provenance d’Asie centrale ».

Il estime néanmoins que les migrants d’Asie centrale sont les bienvenus en Russie s’ils « sont prêts à s’intégrer et ont un bon niveau de russe ». De nombreux projets éducatifs russes en Asie centrale visent à améliorer cette situation et à préparer les futurs migrants d’Asie centrale avant leur arrivée », a-t-il déclaré.

Promotion de la langue russe

La question linguistique est souvent un sujet de discussion clé lors des visites de Poutine dans les anciens pays soviétiques, et il a tenu à souligner que 150 professeurs de russe avaient récemment été envoyés dans le pays dans le cadre du programme « Professeurs russes à l’étranger ».

« M. [Japarov] a mentionné lors de nos discussions privées que cela n’était toujours pas suffisant. Je suis tout à fait d’accord avec vous », a déclaré Poutine. Les deux présidents ont également annoncé leur intention de construire neuf nouvelles écoles de langue russe, dont trois ouvriront d’ici 2027.

Poutine a également salué le lancement d’une nouvelle chaîne de télévision. « Il est symbolique qu’à la veille de notre visite… une nouvelle chaîne de télévision en langue russe, Nomad TV, ait commencé à émettre au Kirghizstan », a-t-il déclaré.

Le studio de Nomad TV se trouve au cœur de la place centrale Ala-Too à Bichkek, sa livrée vert vif le rendant facilement reconnaissable. Mais il reste à voir si ce petit nombre d’écoles ou une nouvelle chaîne de télévision suffiront à faire bouger les choses dans un pays qui s’habitue rapidement à parler kirghize dans la vie publique.

Le nouveau studio Nomad TV au cœur de la place Ala-Too, en centre-ville de Bichkek. Crédit : Joe Luc Barnes

Pas près de disparaître

Le lendemain, un autre sommet a eu lieu. Cette fois-ci, il réunissait les dirigeants de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), une alliance militaire qui compte parmi ses membres le Tadjikistan, la Biélorussie et le Kazakhstan, ainsi que la Russie et le Kirghizstan (l’adhésion de l’Arménie est actuellement suspendue).

Gabdulhakov considère que cette organisation est davantage liée à « l’image de superpuissance mondiale » de la Russie, tandis que Pritchin estime qu’elle présente un intérêt mutuel : pour la Russie, elle constitue un moyen de protéger sa frontière sud, tandis que pour l’Asie centrale, elle agit comme un garant de la sécurité en dernier recours. Tous deux s’accordent à dire que son rôle dans la préservation du pouvoir du régime au pouvoir face aux manifestations a été clairement démontré lors des troubles au Kazakhstan en 2022.

Envie d'Asie centrale dans votre boîte mail ? Inscrivez-vous gratuitement à notre newsletter hebdomadaire en cliquant ici.

Si les élections législatives de la semaine dernière ont démontré que le régime de Japarov est pour l’instant assuré, la Russie pourrait bien avoir un rôle à jouer à l’avenir dans la consolidation du pouvoir de l’administration kirghize, de plus en plus autoritaire, compte tenu de sa forte présence militaire à la base aérienne de Kant.

En effet, cette prise de conscience pourrait expliquer les commentaires plutôt surprenants du vice-Premier ministre kirghize Baisalov lors de la cérémonie de lancement de Nomad TV quelques jours avant le sommet : « Certains peuvent aimer cela, d’autres non, mais aujourd’hui, le Kirghizstan fait partie du monde russe. Certains veulent que nous mettions de l’ordre dans nos affaires et que nous menions une sorte d’action éducative. Mais pour ma part, je suis très heureux de faire partie de ce monde russe. »

Gabdulhakov est plus direct : « Quiconque prétend que les États d’Asie centrale en général, et le Kirghizstan en particulier, s’éloignent de la Russie est en proie à des hallucinations. »

Par Joe Luc Barnes, à Bichkek (Kirghizstan)

Merci d'avoir lu cet article jusqu'au bout ! Si vous avez un peu de temps, nous aimerions avoir votre avis pour nous améliorer. Pour ce faire, vous pouvez répondre anonymement à ce questionnaire ou nous envoyer un email à redaction@novastan.org. Merci beaucoup !

Commentaires

Votre commentaire pourra être soumis à modération.