La scène underground fait partie du paysage musical kazakh et se concentre en grande partie dans la ville d’Almaty. Peu soutenus par des professionnels, les conditions de vie des musiciens peuvent s’avérer compliquées. Loulia Petrova s’est entretenue pour The Village Kazakhstan avec certains artistes emblématiques.
Dans le jargon musical, le terme underground est utilisé pour décrire une production peu connue et indépendante. Les artistes sont généralement peu connus du grand public. Ils diffusent et produisent eux-mêmes leur propre musique. Leurs conditions de vie sont par conséquent peu stables.
Dans la ville d’Almaty, les artistes se regroupent autour d’une scène locale assez importante. Loulia Petrova s’est entretenue avec des membres représentatifs de ce genre musical : Lena, Lika et Laura, musiciennes et co-fondatrices de la communauté underground Pink Noise, Artiom Vvedenski, propriétaire de la salle de concert Enclave, organisateur des soirées événements « Chabach » (sabbah en russe, ndlr) et membre du groupe P.I.G.Z., ainsi que Piossa Katsenelenboguen, membre des groupes Krasnyechoulki et ANTIVSYO.
The Village Kazakhstan : Quelle activité entretenez-vous avec la scène musicale underground ?
Lena : Le projet Pink Noise a été créé il y a environ un an. Après s’être regroupées avec Lika et Laura, nous avons décidé de réunir une communauté qui couvrirait la scène locale et parlerait des musiciens locaux pour qu’on leur accorde plus d’attention.
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En vous abonnant à Novastan, vous soutenez le seul média européen spécialisé sur l’Asie centrale. Nous sommes indépendants et pour le rester, nous avons besoin de votre aide !Lika, fondatrice du groupe The Ravenmockers : J’ai toujours cru que la musique pouvait être monétisée. Le groupe m’aide à m’immiscer dans la sphère de l’art, à la découvrir sous tous ses aspects, à la consolider avec la science. Quand l’idée est apparue, les possibilités sont aussi apparues : il y a huit ans, j’ai fait la connaissance d’Ivan (guitariste des Ravenmockers, ndlr) et de Sacha (bassiste des Ravenmockers, ndlr), ils m’ont énormément inspirée et continuent de le faire. En parallèle de la musique, je suis chercheuse en neurobiologie, j’écris et je donne des cours au croisement entre art et science.
Quel est l’état actuel de la scène locale ?
Lena : Après le covid, beaucoup de nouveaux groupes sont apparus au Kazakhstan, des genres qui ne rentraient ni dans le mainstream, ni dans les catégories qui existaient à ce moment-là. Maintenant la situation s’est grandement améliorée, mais si nous ne soutenons pas la scène locale, elle pourrait bien disparaître. À Almaty on a déjà observé ce scénario : de nouveaux groupes sont apparus, des salles de concert ont été créées, mais après quelques temps, elles ont cessé de répondre aux besoins des spectateurs et ont fermé.
C’est tout l’underground kazakh qui se concentre à Almaty. Ici, il y a une diversité des genres, les gens veulent et sont prêts à expérimenter. C’est ce qui distingue fortement notre scène des autres, comme par exemple la scène russe. Là-bas, le mouvement général va vers la simplification de la musique, le post-punk domine. Nos musiciens jouent du Noize, du Grunge, du Psychédélique. Ils veulent se mesurer musicalement au reste du monde, alors que les musiciens russes ne travaillent que dans le périmètre de leur propre scène.
Pourquoi les groupes ne sortent pas du cadre de l’underground ?
Artiom Vvedenski : La majorité des groupes reste dans l’underground à cause du manque de soutien des auditeurs. Par exemple, un nouveau groupe peut rassembler quelques amis pour un concert, mais la masse ne s’y intéressera pas. Ils préfèrent se rendre au concert d’un artiste déjà connu plutôt que d’écouter de l’underground local. En Europe, les gens essayent d’aller aux concerts des groupes « no name », pour découvrir quelque chose de nouveau. Chez nous, malheureusement, c’est l’inverse.
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Lika : Le problème le plus important est l’absence totale de culture et d’éthique professionnelle. On ne signe même pas de contrat. Personne ne veut prendre de responsabilité. Mais même dans l’underground, il faut des règles. Quand il n’y a pas d’éthique, ça engendre une montagne de conflits internes et externes. J’ai remarqué que de génération en génération, beaucoup se découragent tout simplement : soit ils n’ont nulle part où évoluer, soit le projet reste au stade de l’enthousiasme. Beaucoup oublient que l’industrie musicale est un business.
Lena : Tout repose sur les ressources. Nous avons peu de professionnels qui savent enregistrer et mixer des chansons. Et ceux qui savent ne maîtrisent pas les spécificités des genres, et peuvent seulement travailler avec une musique définie. Beaucoup de musiciens ne font pour l’instant que participer, et peu parviennent à composer une production compétitive. Et les infrastructures, et le soutien de la communauté aux musiciens débutants sont insuffisants : il y a peu d’endroits où se produire, peu de salles de répétition.
De plus, beaucoup de musiciens considèrent qu’à partir du moment où ils composent une chanson et la partagent, alors ils seront automatiquement écoutés. Mais ce n’est pas si simple, la préparation du public à la sortie, les annonces et l’analyse qui en suivent sont indispensables. Si la sortie n’a pas marché, ça vaut la peine d’en chercher les raisons, de réfléchir à ce que l’on peut améliorer. Il est important de réfléchir sur son travail.
Laura Casper, artiste solo : Les caractéristiques individuelles de chaque musicien peuvent aussi gêner leur développement. Souvent, les débutants ne partagent pas leur travail de peur de recevoir des critiques. La critique constructive est pourtant indispensable au développement. Il est important de savoir prendre en compte des remarques de la bonne manière et de distinguer la critique des haters.
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Malheureusement, les organisateurs invitent à se produire les artistes déjà connus localement, avec un grand nombre d’abonnés, tout en ignorant pratiquement les débutants. Les artistes populaires le deviennent encore plus.
Piossa Katsenelenboguen, membre des groupes Krasnyechoulki et ANTIVSYO: Notre scène commence tout juste à se développer, notamment dans le genre punk. La scène est tenue par quelques groupes qui font autorité et populaires, en ce qui concerne l’underground. Ils se produisent dans tous les grands événements pendant que d’autres se battent au sujet du plafond de verre. Pour s’épanouir dans l’industrie musicale, il faut avoir soit des connexions, soit les moyens d’organiser ses propres festivals et concerts.
Quelle est l’éducation musicale au Kazakhstan ?
Lika : Les Kazakhs ne s’intéresseront pas à développer la musique indépendante tant que personne n’aura titillé leur intérêt. Il faut des gens pour constamment raviver la flamme de ces groupes, et d’autres pour les soutenir. Comment faire? Il faut un manifeste constant. Rien n’est impossible à celui qui désire vraiment quelque chose. Et un manifeste produit avec passion touchera même les esprits indifférents.
Lena : Il y a beaucoup de facteurs qui influent sur l’éducation musicale, en premier lieu l’économie. Notre scène est concentrée là où il y a des ressources et de l’argent, à Almaty. Le reste de la population n’a pas l’opportunité de se renseigner sur la scène underground d’Almaty.
On peut noter une tendance positive : la demande d’auto-identification et d’autoréflexion augmente au Kazakhstan, et beaucoup de musique est créée en langue kazakhe. S’il y a du mainstream, alors tôt ou tard il y aura de l’underground où seront présentés des artistes de langue kazakhe d’orientations moins populaires.
Pourquoi la visibilité des artistes est-elle compliquée ?
Artiom Vvedenski, propriétaire de la salle de concert Enclave: Tout repose sur l’argent. Les musiciens ont besoin de moyens pour organiser des concerts, mais les gens ne veulent pas donner trop d’argent pour de la musique. Il manque la compréhension que, comme pour tout autre service, il faut payer pour l’art. Nous avons essayé d’organiser des concerts le plus simplement possible et sans trop de dépenses, mais nous n’avons jamais pu récolter de grandes sommes.
Piossa Katsenelenboguen : Les difficultés financières arrivent très vite. Nous n’avons pas de revenu fixe, et il faut toujours de l’argent pour les répétitions. C’est pour cette raison que j’ai des comptes d’épargne où je place de l’argent spécialement pour la musique.
Lena : Les algorithmes qui font la promotion de la musique sur les plateformes de streaming ne sont pas assez développés pour organiser parfaitement les titres par playlist. Si tu fais de la musique qui se différencie grandement de ce qui est populaire dans ta région, alors il faudra du temps pour que les algorithmes comprennent qui tu es, et quel genre de musique tu fais.
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Ils peuvent créer une playlist avec des titres venant de genres différents du tien, mais produits par des artistes de la même zone géographique. À cause de ça, ton titre risque de se retrouver en compagnie improbable, loin de ton orientation.
Peut-on gagner de l’argent avec la musique indépendante ?
Laura : Non. Sur la scène locale, tu ne fais qu’investir en ne gagnant rien. Personnellement je n’ai pas gagné un centime, bien que j’ai injecté pas moins d’un million de tengués (2013,45 euros) dans ce projet depuis 2018. Le travail des artistes indépendants n’est pas reconnu à sa juste valeur. Le seul paiement que tu reçois pour ta musique, c’est quand tu vois ton audience régulière, ces 5-10 personnes à tes concerts, et que tu te ressources par leur énergie pour pouvoir continuer à t’investir dans ton travail.
Lika : Je pense que c’est possible. C’est vérifié, et plus tu investis ton courage et ton intellect, plus tu gagnes. Il y a une tonne d’instructions différentes pour monétiser son œuvre. C’est aussi une activité expérimentale, surtout au Kazakhstan.
Comment passer au niveau supérieur et devenir plus connu ?
Lena : Il faut travailler ses productions, sa promotion, chercher son audience. Je pense que quand un musicien de l’underground peut rassembler à lui seul 500 personnes, on peut dire avec assurance qu’il a réussi. Après ça, ces musiciens peuvent eux-mêmes organiser de grands concerts et inclure des débutants dans la programmation.
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Artiom Vvedenski : Être toujours à l’écoute, choisir son audience cible et travailler dessus, écrire des titres pour qu’encore plus de gens puissent vous écouter, non seulement en concert mais aussi sur les plateformes de streaming. Il faut fermement se présenter, se rendre aux grands festivals, se préparer avec sérieux pour ses concerts, éviter l’alcool et la flemme.
Beaucoup de musiciens débutants ont cette impression qu’il faut courir au studio et payer des sommes astronomiques pour enregistrer. En vérité ce n’est pas le cas, nous avons toujours enregistré nos titres à la maison, à la va-vite, et eu le résultat attendu.
Comment aider la scène locale ?
Piossa Katsenelenboguen : Il faut que les musiciens collaborent les uns avec les autres et abandonnent les préjugés. J’aimerais que les événements soient organisés avec une grande ouverture à la nouveauté. Par exemple, la programmation du festival Chabach, pour lequel devaient se produire plusieurs groupes « durs », ne contient désormais que les artistes habituels. Mais je me réjouis que notre scène ait commencé à se développer. Il n’y a pas si longtemps que ça que le bar Enclave a ouvert, n’importe qui peut s’y produire.
Lena : Pour soutenir les artistes, les auditeurs peuvent se rendre à leurs concerts, payer l’entrée, partager leurs contenus sur les réseaux sociaux. Ça augmente la probabilité que le post finisse dans les recommandations. C’est important d’écouter les chansons et de s’abonner sur les plateformes de streaming. Les algorithmes marchent d’une telle façon que si vous cliquez sur « like » pour cette chanson, alors elle sera suggérée à d’autres utilisateurs ayant des goûts similaires.
Lika : Les producteurs autoproclamés doivent apprendre à accompagner les musiciens et leurs projets avant de se justifier. Inviter des têtes d’affiche d’autres pays n’est pas l’idéal, il faut aussi de la confiance envers les artistes locaux.
Les musiciens doivent apprendre à défendre leur réputation. « Nous ne serons pas les serviteurs de ceux qui veulent s’enrichir sur notre dos », tel est le manifeste. Soit vous établissez une trajectoire et cheminez tranquillement à votre rythme, soit on vous imposera un joug et tout le monde vous marchera dessus les uns après les autres. Le choix est le vôtre.
Quels artistes locaux recommanderiez-vous ?
Lena : Avec l’équipe de Pink Noise, nous avons rassemblé une énorme playlist multigenre avec des artistes locaux.
Artiom Vvedenski : Pour ma part, j’aimerais recommander plusieurs groupes qui essayent de rendre la scène locale meilleure : Secret Radio, Krasnyechoulki, Kepler’s Three Laws et Yourskii park.
Propos recueillis par Loulia Petrova
Pour The Village Kazakhstan
Traduit du russe par Mathilde Garnier
Édité par Lisa Martin
Relu par Elise Medina
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