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Le dilemme du Kazakhstan : comment équilibrer les modèles d’identité nationale ?

Dans les pays d'Asie centrale, habités par différentes ethnies, la question de l'identité est complexe. Les Etats doivent trouver un équilibre promouvant l'identité de l'ethnie titulaire, tout en revendiquant l'aspect multiculturel des sociétés. Le cas du Kazakhstan est plus particulièrement sensible car le Nord du pays compte une importante part de Russes ethniques, ce qui peut laisser planer une menace séparatiste.

Rédigé par :

La rédaction 

Traduit par : Arnaud Behr

Cabar

Danseuses Kazakhstan
Des danseuses en habit traditionnel kazakh à Astana, au Kazakhstan. Photo: Ken and Nyetta/Wikimedia Commons.

Dans les pays d’Asie centrale, habités par différentes ethnies, la question de l’identité est complexe. Les Etats doivent trouver un équilibre promouvant l’identité de l’ethnie titulaire, tout en revendiquant l’aspect multiculturel des sociétés. Le cas du Kazakhstan est plus particulièrement sensible car le Nord du pays compte une importante part de Russes ethniques, ce qui peut laisser planer une menace séparatiste.

Début novembre 2022, le gouvernement kazakh a annoncé son intention d’introduire de nouvelles mesures pour la délivrance de la nationalité kazakhe. Avec les changements proposés, la méconnaissance de la langue kazakhe et le manque de culture historique et juridique du Kazakhstan sont des motifs suffisants pour refuser la délivrance de la nationalité à un demandeur.

Le Premier ministre, Alikhan Smaïlov, a déclaré que ces mesures visaient à éviter les cas de double nationalité. En effet, les données du ministère de l’Intérieur indiquent qu’un grand nombre de citoyens de la République du Kazakhstan ont également la citoyenneté d’un autre pays.

En fait, ces mesures ne sont qu’une partie du processus profond qui s’opère dans la société kazakhe. D’abord, les changements proposés mettent en évidence le dilemme actuel de l’identité nationale du Kazakhstan. Le pays n’a pas de politique générale en la matière et le contexte actuel rappelle l’équilibre fragile entre deux modèles de la politique identitaire kazakhe : basée sur l’ethnicité ou la citoyenneté. L’exigence d’un niveau minimum de kazakh illustre une dynamique ethnocentrique.

Double citoyenneté 

La question de la double nationalité au Kazakhstan est délicate et certainement perçue comme cause potentielle de séparatisme. Le président Kassym-Jomart Tokaïev avait déclaré en 2021 que le problème de la double nationalité représentait une menace pour la sécurité nationale. Bien que l’origine de la menace ne soit pas évoquée directement, les données obtenues suggèrent qu’elle provient du voisin du Nord.

D’après les statistiques du ministère de l’Intérieur, entre 2015 et 2021, plus de 90 000 cas de double nationalité ont été enregistrés, dont plus de 85 000 sont des personnes ayant également la nationalité russe. Les cas de double nationalité sont concentrés dans les régions frontalières de la Russie.

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Par exemple, dans la région de Kostanaï, en sept ans, plus de 31 000 cas ont été recensés. Ce nombre contraste fortement avec les régions du Sud du pays : moins de 1 000 cas ont été signalés dans la région de Turkestan par exemple, pendant la même période. Dans deux régions voisines, la comparaison est tout aussi évidente. La région du Kazakhstan-Septentrional compte plus de 4 500 cas, contre moins de 500 pour Atyraou.

Des mesures contre le séparatisme

Un autre fait intéressant est l’intensification de ce processus, qui a coïncidé avec l’annexion de la Crimée. En 2021, les autorités ont enregistré plus de 17 000 cas de double nationalité, alors qu’ils étaient respectivement de 2 000 et 8 500 en 2013 et 2015.

En même temps que le Kazakhstan promeut activement l’échange de données entre les pays de la Communauté des Etats indépendants (CEI), des nouvelles mesures sont adoptées pour limiter la double nationalité. En 2016, les employés des secteurs public et parapublic ont été touchés par une loi qui augmentait le montant de l’amende pour non-déclaration d’une double nationalité. Les amendements permettent également l’expulsion simultanée des contrevenants.

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Le nouvel article sur le séparatisme, adopté en 2014, mérite une attention particulière.  L’Assemblée nationale kazakhe introduit de manière inattendue cet amendement un mois après l’annexion de la Crimée. Ledit article prévoit une peine de prison de cinq à dix ans pour tout appel à porter atteinte à l’intégrité territoriale et à l’unité du pays.

D’après les données du procureur général, depuis l’entrée en vigueur du texte en 2015, au moins 20 cas de poursuite sur la base de cet article ont été signalés dans tout le pays. L’un des derniers cas est celui d’un couple de Petropavlovsk ayant déclaré que le Nord du Kazakhstan devrait être annexé à la Russie. Les deux époux ont été condamnés à cinq ans de prison, preuve que la question du séparatisme est prise très au sérieux.

Un deuxième passeport, gage de sécurité

Les motivations à l’origine d’une demande de citoyenneté russe sont très variables. Pour beaucoup, ce sont les prestations sociales qui peuvent être reçues en double : de nombreux cas de personnes recevant des allocations et des pensions de Russie ainsi que du Kazakhstan ont été rapportés.

D’ailleurs, une personne qui déménage en Russie pour travailler ne veut pas perdre la possibilité de revenir au Kazakhstan en cas de nécessité. C’est le cas de beaucoup de personnes qui voient dans le passeport russe une garantie de sécurité en cas de crise, ce qui est d’autant plus vrai après les événements de janvier 2022 au Kazakhstan.

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Même si les motivations sont variées et ne sont pas nécessairement liées à des aspirations séparatistes, les autorités kazakhes peuvent raisonnablement redouter la répétition des scénarios géorgien et ukrainien : la concession de passeports aux populations frontalières et l’envoi subséquent de troupes russes “pour garantir la sécurité des populations”. La rhétorique ouvertement revancharde des autorités de la Fédération de Russie et l’invasion russe en Ukraine alimentent cette crainte.

La position ambigüe de la Russie

Il faut ici relever la position ambigüe de la Russie sur la question. En effet, la Russie a conclu un accord sur le transfert d’informations vers le Kazakhstan sur les citoyens kazakhs détenteurs de la nationalité russe.

Toutefois, la législation russe actuelle n’exige pas de renoncer à la citoyenneté kazakhe lors de l’obtention du passeport russe. La Russie a adopté un projet de loi qui simplifie l’acquisition de la citoyenneté russe pour plus de 20 catégories de personnes. Mais le plus alarmant reste le fait que la Russie a accordé l’asile politique à des individus accusés de séparatisme au Kazakhstan.

Le 15 février dernier, les médias apprenaient que Maxime Yakovtchenko, accusé de séparatisme et d’incitation à la haine ethnique, avait reçu l’asile politique en Russie. Auparavant, il avait fui, malgré une assignation à domicile, et avait été arrêté par la police dans la région de Rostov en Russie. Cette affaire crée un précédent dangereux et peut être perçue comme le signal d’un soutien plus marqué de la Russie aux mouvements séparatistes.

Langue, identité et citoyenneté

En examinant les changements apportés à la loi kazakhe, plusieurs points clés méritent d’être soulignés. Premièrement, la langue n’est pas un facteur déterminant sur l’opinion politique d’une personne. Elle est un facteur important et fort dans la formation de l’identité ethnique et des opinions politiques, mais elle n’est en aucun cas le facteur déterminant. Les militaires ukrainiens en sont des exemples frappants : ils utilisent la langue russe tout en luttant pour leur indépendance.

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Des facteurs plus importants pour affirmer son identité nationale kazakhe seraient alors un sentiment de patriotisme, la connaissance de l’histoire du pays, le respect des lois, être né sur le territoire et, en dernier, la langue. Bref, une personne peut être kazakhe sans maîtriser cette langue.

Deuxièmement, l’efficacité de ces changements en tant que mécanisme de lutte contre les tentatives de double nationalité est discutable. Dans la plupart des cas, les personnes ayant une citoyenneté autre que kazakhe étaient à l’origine des citoyens du Kazakhstan et n’ont acquis la citoyenneté d’un autre pays que plus tard. Pour ces personnes, les modifications proposées ne sont pas des obstacles. En outre, étant donné qu’un certain nombre de Kazakhs ethniques à l’étranger ne parlent pas le kazakh, les nouvelles règles peuvent devenir un obstacle pour eux.

Un statut ambigu pour la langue nationale

D’autre part, les modifications proposées sont une réponse à la demande croissante d’un soutien plus fort à la langue kazakhe de la part du gouvernement. Des études récentes sur l’identité nationale au Kazakhstan montrent que la langue kazakhe joue un rôle important pour la population. En revanche, les résultats révèlent une profonde insatisfaction quant au statut de la langue kazakhe, puisque dans certaines parties du pays, les personnes interrogées indiquaient un faible niveau de langue, et cela même parmi les Kazakhs ethniques.

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Une législation faible concernant la politique linguistique du pays est citée comme une des principales raisons de cette situation, et ce sentiment est particulièrement fort chez les jeunes. Les révisions de la loi sur la citoyenneté semblent alors être une réponse logique à la demande croissante de la société. En réalité, ces propositions ne sont pas novatrices dans le domaine puisque des règles similaires existent dans la législation de nombreux pays à travers le monde. La Russie, par exemple, exige la connaissance de la langue russe pour obtenir la citoyenneté. Il en est de même dans les pays occidentaux libéraux.

À cet égard, le Kazakhstan fait plutôt figure d’exception, car la loi actuelle sur la citoyenneté ne précise pas que la connaissance d’une langue quelconque est une condition préalable à l’obtention de la citoyenneté de la République du Kazakhstan. Il n’y a donc rien de fondamentalement nouveau dans les règles proposées par le gouvernement.

Entre deux feux

Pendant les 30 dernières années, le gouvernement a su plus ou moins maintenir un équilibre entre les conceptions citoyenne et ethnique de l’identité nationale. Cet esprit se retrouve tant dans la Constitution qui a reconnu le kazakh comme la seule langue officielle que dans la Loi sur les langues adoptée en 1997.

Malgré cela, le russe reste officiellement utilisé par les organismes gouvernementaux et les autorités locales. Tous les services publics, ainsi que les procédures judiciaires et la documentation des organismes d’Etat, sont accessibles dans les deux langues. La version actuelle de la loi sur la citoyenneté n’exige pas la connaissance de la langue kazakhe ou de l’histoire fondamentale du Kazakhstan pour obtenir la citoyenneté.

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En même temps, le gouvernement encourage l’utilisation de la langue kazakhe à travers la loi sur les langues, stipulant que tout citoyen de la République du Kazakhstan a le devoir de la maîtriser. Actuellement, la connaissance de la langue kazakhe est obligatoire pour les emplois du secteur public. En 2018, l’ancien président Noursoultan Nazarbaïev a ordonné que les réunions du gouvernement et du parlement se tiennent en kazakh.

En parallèle, le gouvernement a réprimé les nationalistes kazakhs et les séparatistes en introduisant dans le code pénal un article sur l’incitation à la discorde interethnique. Et pourtant, le gouvernement a réussi à mettre en œuvre des éléments de nationalisme de citoyenneté et d’ethnie au Kazakhstan.

Les Kazakhs et les Kazakhstanais

La législation actuelle reste plutôt floue dans la perspective d’éviter les conflits. La dernière action publique autour de la question identitaire était le dévoilement de “la doctrine de l’unité nationale”, datant de 2010 et proposant la fondation d’une nouvelle nation kazakhstanaise, terme faisant référence à tous les citoyens du pays, et non kazakhe, terme se référant à l’appartenance ethnique. Après sa publication, le projet a été critiqué pour son manque de clarté autour du rôle de la nation titulaire et la menace potentielle pour l’assimilation des minorités.

Depuis cet incident, le gouvernement a maintenu une politique plutôt vague en matière d’identité nationale. Il pourrait bien s’agir d’une ambiguïté stratégique, le sujet de l’identité nationale étant considéré comme trop sensible.

La législation actuelle reflète cette incertitude. D’un côté, le Kazakhstan facilite l’obtention de la nationalité par une procédure accélérée pour les Kandas, les Kazakhs ethniques de l’étranger ayant choisi le rapatriement au Kazakhstan. De l’autre, en vertu des accords intergouvernementaux, le Kazakhstan permet aux citoyens de certains pays issus de l’ancienne URSS d’obtenir la nationalité de manière accélérée sous certaines conditions.

La question s’impose avec la guerre en Ukraine

Toutefois, depuis l’annexion de la Crimée et l’invasion de l’Ukraine, il est de plus en plus difficile d’ignorer la question de l’identité et du séparatisme. Les propositions du gouvernement changent. La langue kazakhe prend de l’importance, son statut s’élève et l’exigence d’un niveau minimum peut créer un mécanisme supplémentaire de lutte contre le séparatisme dans le pays.

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Auparavant, il était relativement aisé pour les citoyens de l’ancienne URSS de recevoir la nationalité kazakhe, particulièrement si les parents étaient déjà détenteurs de la citoyenneté. Les Russes et Biélorusses bénéficieront toujours d’une procédure accélérée mais seront amenés à passer des examens supplémentaires pour prouver un niveau minimum de langue, d’histoire et de droit kazakhs.

Ces changements sont revêtus surtout d’une dimension symbolique. Les nouvelles règles ne concernant pas les détenteurs de la citoyenneté du Kazakhstan, ces changements seront à peine perceptibles pour la population.

Un signal fort de passage à un modèle ethnique de la nationalité se ferait ressentir si, par exemple, la connaissance du kazakh devenait obligatoire pour obtenir le permis de conduire. Les changements proposés constituent cependant un grand pas, bien que plutôt symbolique, vers un modèle ethnique de l’identité nationale.

Une perception de l’identité en évolution

Les nouveaux changements de la loi sur la citoyenneté ont mis en lumière le dilemme de longue date de l’identité nationale du Kazakhstan. Les incertitudes existantes disparaissent et le pays renforce ouvertement, bien que symboliquement, la dimension ethnique de la politique d’identité nationale. Toutefois, cela ne signifie pas du tout qu’il se dirige vers un nationalisme ethnique.

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La partie de la population qui ne parle pas kazakh et le désir d’éviter un conflit ouvert avec son voisin du Nord continueront d’influencer la politique d’identité nationale dans le pays.

En outre, il est difficile d’affirmer que les dirigeants actuels du pays souhaitent réellement un modèle ethnique complet : au contraire, le rôle de la langue russe est souvent mis en avant par les responsables. Cependant, le rôle de la composante ethnique dans l’identité nationale du Kazakhstan s’accroît.

Dias Takenov
Journaliste pour Cabar

Traduit du russe par Arnaud Behr

Edité par Clarissa Franken Dick

Relu par Mathilde Garnier

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