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Coran, Hitchcock et musique traditionnelle kazakhe : plongée dans l’univers du rappeur Maslo Chernogo Tmina

Avec Kensshi, sorti en juillet 2019, le rappeur kazakh Maslo Chernogo Tmina signe un album profondément novateur. Portrait d’un musicien aux influences éclectiques, qui font de lui un des artistes centrasiatiques à suivre dans les prochaines années.

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Le rappeur kazakh Maslo Chernogo Tmina a sorti un album particulièrement contemporain en 2019.

Avec Kensshi, sorti en juillet 2019, le rappeur kazakh Maslo Chernogo Tmina signe un album profondément novateur. Portrait d’un musicien aux influences éclectiques, qui font de lui un des artistes centrasiatiques à suivre dans les prochaines années.

Novastan reprend et traduit ici un article publié le 11 février 2020 par le média kazakh The Steppe.

Début 2019, le chanteur kazakh Maslo Chernogo Tmina – dont le nom signifie « huile de cumin noir » en russe  – s’est retrouvé face à deux chemins possibles pour développer sa carrière : rester dans la continuité de ses précédents titres, comme Chto dlïa tebïa krasota ? (« Qu’est-ce que la beauté pour toi ? »), ou bien présenter au public un album fondamentalement différent de tout ce qui avait déjà été fait.

Maslo Chernogo Tmina a choisi la deuxième voie. Le rappeur a abandonné les ballades au profit d’une atmosphère plus sombre, avec de nombreuses références à l’islam, au cinéma surréaliste et à la musique traditionnelle kazakhe.

Les débuts

La musique et la signature de Maslo Chernogo Tmina se sont dessinées progressivement, au gré de ses nombreux changements de style et d’identités. Sous son premier pseudo Dokka Rise, le musicien a sorti durant six ans du garage rap, avec des références au football et à des personnalités politiques célèbres.

Mais c’est sous ses deux pseudos suivants, zulkar.9 et itch.yes, que son travail devient plus intéressant. Maslo Chernogo Tmina s’en est servi peu de temps, mais cela a suffi à marquer la transition d’un « rap de la street » à ce qu’il fait aujourd’hui. On y retrouve déjà le mamble rap et la fameuse vibe noire qu’on entend dans sa musique actuelle. Parmi ses meilleurs morceaux, on peut retenir sa reprise de Tvoïa souka (« Ta pute ») de Scriptonit et PHARAOH, où il reprend les motifs originaux et rajoute du fast flow.

The Steppe a pu s’entretenir avec ceux qui côtoyaient le rappeur à ses débuts. « C’était un gars tout à fait ordinaire, » explique Odinnadtsatiï, alias Hooligan, qui mixait à l’époque les titres d’Aydin. « Il travaillait longtemps sur sa musique, sans relâche. À cette époque, je crois que nous n’avions aucune identité. On essayait des trucs…. Et ça a fini par ressembler à quelque chose », décrit Hooligan.

« Son caractère change vite, » ajoute une proche d’Aydin dans ses débuts, qui a souhaité rester anonyme. « Il est parfois colérique, parfois calme. Il pouvait écrire des textes pendant des heures, écrire jusqu’à ce qu’il arrive à quelque chose qui en vaille la peine. Il n’a jamais économisé son énergie pour ses chansons et il arrivait toujours à aller au bout de son imagination. »

Ces tâtonnements, cette recherche d’identité, ont contribué à faire de Maslo Chernogo Tmina l’artiste complexe qu’il se révèle être dans son dernier album.

Du Coran…

L’influence de la religion dans son album se ressent dès la campagne de promotion. Maslo Chernogo Tmina a publié d’abord sur les réseaux sociaux une référence à la 30ème sourate « Ar-Rum » et son 49ème verset et, dans une autre publication deux mois plus tard, il écrit de nouveau un passage de ce même verset. Ce deuxième post est d’ailleurs publié quelques heures seulement avant la sortie de l’album.

Kensshi contient une dizaine de références au Coran. En cela, Maslo Chernogo Tmina est un musicien novateur, car très peu d’artistes du rap russophone fondent leur musique sur des écrits religieux.

Une grande partie du clip Kensshi, réalisé par Aisultan, fait également référence au Coran. On peut y voir une représentation du Tawaf, un rituel religieux important pendant lequel les croyants doivent faire le tour de la Kaaba dans le sens inverse des aiguilles d’une montre.

Cependant, ici, c’est Maslo Chernogo Tmina qui se tient au centre. Autour de lui se trouvent des adolescents aux têtes à moitié rasées et enduits d’huile de cumin noir. Ils sont prêts à tout au nom de leur idole, même à se battre les uns contre les autres. Ils l’idolâtrent, pensent qu’il est le nouveau Messie. Le rappeur critique ainsi la tendance à l’idolâtrie que peuvent avoir de nos jours les jeunes envers les artistes.

https://www.youtube.com/watch?v=dBI9BjcPJpg

Cette idée est également présente dans les paroles du titre Nezametno (« imperceptiblement ») :

« Ici ton nom sera oublié si vite / Tu resteras comme dans les abonnements / Tu resteras comme dans les esquisses / Ou peut-être dans ce tas d’artistes / Dans la foule d’adolescents / Mais maintenant tu ne fais que mourir / Tu meurs maintenant, tu meurs maintenant ».

Maslo Chernogo Tmina utilise donc les rituels de l’islam pour développer son discours musical. Son album n’est pas destiné aux fans éphémères, qui changent d’idole comme de chemise. Kensshi est quelque chose dont on se souviendra longtemps et qui laissera sa marque dans l’industrie musicale.

…au cinéma surréaliste

Le cinéma d’Alfred Hitchcock est également une référence importante pour Maslo Chernogo Tmina, en tant que maître du suspense et du film noir. L’artiste kazakh a voulu reproduire les mêmes styles dans de nombreux titres de Kensshi, et il a bien réussi son coup. En l’honneur de son idole, il a même enregistré une chanson hommage, nommée « SAJH » (Sir Alfred Joseph Hitchcock), dans laquelle il déclare : « Papa, tu es la mère de mon hip-hop ».

Dans le morceau bez nazvaniïa (« sans titre »), il rend un autre hommage au cinéma. En effet, ce titre semble reprendre le thème de la chanson Freshly Squeezed de la série américaine culte Twin Peaks. Le réalisateur de cette série n’est autre que le tout aussi culte David Lynch, légende vivante du cinéma surréaliste.

C’est le célèbre réalisateur Lado Kvataniya qui a tourné le clip de bez nazvaniïa. Dès le début, on peut immédiatement sentir cette écriture à la Lynch dont le travail est imbibé.

https://www.youtube.com/watch?v=uja_udAckuI&feature=emb_title

Un ancrage dans la musique traditionnelle kazakhe

Les influences musicales de Maslo Chernogo Tmina sont également nombreuses : il s’inspire de tout ce qui touche au trip hop et au jazz, de Portishead à Nina Simone, mais également de la musique traditionnelle kazakhe.

L’artiste traite de la culture du Kazakhstan avec soin, et l’intègre dans son travail. Cela se voit dès le titre de l’album : Kensshi, кеншi en kazakh, qui se traduit par « mineur ». Il s’agit d’une référence directe à Karaganda, la ville natale du musicien, célèbre pour ses gisements de charbon.

Au début du clip, on entend un extrait de la chanson Sagyndym Seni (« Tu me manques ») du légendaire groupe kazakh Dos-Mukasan.  À la fin de ce même titre, on peut également entendre un morceau de dombra, l’instrument national du pays.

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Dans une interview pour Pornocast  publiée à l’automne 2018, Maslo Chernogo Tmina explique qu’il admire la musique nationale du Kazakhstan. Selon lui, sa musique n’est qu’une « ombre fanée » de ce que faisaient ses ancêtres. Après la sortie de son album, le rappeur a également enregistré un titre dans lequel il lit un texte du grand poète kazakh Mukaghali Makataïev.

https://www.youtube.com/watch?v=H52_K7a74Mw&feature=emb_title

Avec Kenshi, Maslo Chernogo Tmina a su montrer la complexité de son travail. La sortie de cet album peut être qualifiée d’évènement de l’année pour l’art contemporain du Kazakhstan. L’album s’est avéré très dense en contenu et riche en idées et innovations stylistiques, malgré l’accueil mitigé de ses fans, qui n’étaient pas habitués à un tel style de sa part.

Maslo Chernogo Tmina est un musicien qu’il faut absolument suivre en 2020. Il fait des duos avec Haski, le magazine l’Esquire lui consacre des articles et les meilleurs réalisateurs de clips travaillent avec lui. L’album dans son intégralité se trouve sur Spotify, Deezer et d’autres plateformes.

Nourdaoulet Narimanov
Journaliste pour The Steppe

Traduit du russe par Jelena Dzekseneva

Edité par Anne Pouzargues

Corrigé par Anne Marvau

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