Au nord de la mer d’Aral, le Kazakhstan tente une opération de sauvetage. Grâce à la rénovation du barrage de Kok-Aral, la “Petite mer” regagne du terrain après des décennies de recul. Mais derrière l’optimisme officiel, experts et habitants alertent : le retour de l’eau reste fragile et largement incomplet. Reportage.
En septembre 2025, Nurzhan Nurzhigitov, le ministre kazakh des Ressources hydriques et de l’Irrigation, se réjouit dans les colonnes du média kazakh Astana Times : la Petite mer d’Aral a dépassé les 24 milliards de mètres cubes, soit 42 mètres de cote, avec quatre ans d’avance sur le calendrier. Du jamais-vu depuis que la mer d’Aral s’est retirée.
L’assèchement commence dans les années 1960, lorsque l’Union soviétique détourne massivement l’eau des deux fleuves nourriciers – le Syr-Daria au nord, et l’Amou-Daria au sud – pour irriguer ses cultures de coton. La mer recule à une vitesse spectaculaire, jusqu’à ce que Moscou reconnaisse avoir commis un « accident écologique » en 1990. Un an plus tôt, l’Aral se divise en deux : une partie sud, plus vaste, aujourd’hui quasiment disparue, et un bassin nord que le Kazakhstan tente de sauver.

La Petite mer d’Aral revit
Avec le soutien de la Banque mondiale, le Kazakhstan construit le barrage de Kok-Aral en 2006. Cette digue de terre et de béton, d’une douzaine de kilomètres, ferme le détroit de Berg et empêche l’eau du Syr-Daria de s’écouler vers le sud asséché.
Depuis le lancement de la première phase de restauration de la mer en 2008, son volume a augmenté de 42 %, a rappelé en janvier le ministre des Ressources hydriques et de l’Irrigation, repris par le média kazakh Tengri News. La salinité a été divisée par deux, et la mer est à nouveau devenue habitable pour les poissons.

Autour d’Aralsk, ancienne ville côtière qui surplombe la Petite mer – le nom donné au bassin kazakh – la pêche reprend et les usines de transformation redémarrent. Novastan a demandé à Zauresh Alimbetova, directrice de l’association Aral Oasis et originaire d’Aralsk, comment la région avait changé depuis la construction du barrage. « La situation économique s’est améliorée pour les habitants, les pêcheurs reviennent« , constate-elle. Au bazar de la ville, perches et carpes d’Aral sont de retour sur les étals.
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Le Kazakhstan ne compte pas s’arrêter en si bon chemin : le pays a entamé la « phase n°2 » de son programme de restauration. En mai 2025, Nurzhan Nurzhigitov, repris par l’agence de presse Kazinform, a annoncé que les travaux de rehaussement du barrage de Kok-Aral étaient entrés dans leur phase finale. Une fois achevé, la mer devrait atteindre 44 mètres de haut, et l’eau se rapprocher de l’ancienne ville côtière asséchée.
Le reste se transforme en désert
Mais cette renaissance est seulement partielle. Selon une étude publiée en 2025 dans Europe-Asia Studies, la zone restaurée représente à peine 5 % de la mer des années 1960. Le reste s’est transformé en Aralkoum, un désert de sel et de particules toxiques héritées de l’agriculture et des industries minières soviétiques. A cause du vent, ces particules sont transportées sur des milliers de kilomètres et affectent la santé des habitants de la région, rappelle le média ouzbek Kun.uz. Les chercheurs de cette même étude préviennent : avec le barrage, les zones humides de la partie sud vont continuer de s’assécher.
Même la Petite mer reste fragile. Comme l’a confirmé le ministère kazakh de l’eau à l’agence Kazinform en 2024, le débit du Syr-Daria diminue.
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Rencontré par Novastan, Marat Narbaev, directeur général du Fonds international de sauvetage de la mer d’Aral (IFAS) – une organisation gouvernementale créé en 1993 par les cinq pays d’Asie centrale – fait un constat amer : sur une photo « avant-après » des rives du Syr-Daria, il montre les traces laissées par l’eau il y a quelques années. Pour lui, les deux coupables à l’assèchement sont le réchauffement climatique et la croissance démographie. « Il y a cinquante millions d’habitants dans le bassin, bientôt soixante-dix », souffle-t-il.

Pression croissante
En effet, la pression démographique a étendu les surfaces cultivées et accru la consommation d’eau. Dans la région de Kyzylorda, 90 % de toute l’eau disponible irrigue les rizicultures, ont calculé des chercheurs en 2021. Comme les canaux d’irrigation, construits à l’époque soviétique, ne sont pas étanches, près de la moitié de l’eau pompée n’atteint jamais les champs, a indiqué le président kazakh Kassym-Jomart Tokaev dans un discours en 2022. L’eau ainsi gaspillée s’évapore ou s’infiltre dans le sol.
À l’échelle régionale, les tensions autour de l’eau n’ont jamais été aussi fortes. Chacun des États d’Asie centrale a ses priorités : le Kirghizstan privilégie l’hydroélectricité, tandis que l’Ouzbékistan et le Turkménistan pompent l’eau de l’Amou Daria pour irriguer leurs cultures de coton. « Tachkent et Achgabat devraient changer leur modèle économique, mais ils veulent continuer à cultiver du coton », lâche Marat Narbaev. Ces calendriers contradictoires compliquent toute gestion coordonnée.
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D’autant qu’un nouveau projet assombrit le tableau : depuis 2022, l’Afghanistan construit le canal de Qosh-Tepa. Opérationnel dès 2028 selon l’agence de presse kazakhe Kazinform, ce canal de 285 kilomètres de long détournerait jusqu’à 30 % du débit de l’Amou-Daria. Pour la mer sud et les zones humides d’Ouzbékistan, c’est une condamnation quasi définitive. Pour le nord, c’est un effet domino : avec moins d’eau dans la région, la pression sur le Syr-Daria sera plus forte.
Alternatives à l’élévation du barrage
Pour ralentir l’assèchement du bassin d’Aral, le Kazakhstan et l’Ouzbékistan cherchent des solutions. La première serait de détourner une partie de la rivière Essil, qui coule de la steppe kazakhe vers la Russie, afin de réalimenter indirectement l’Aral via la vallée du Tourgaï, située au nord-ouest du pays. Le projet, réapparu dans plusieurs débats parlementaires en 2022 et 2024, est porté par Zhanbolat Nadyrov, le fondateur du Fonds international pour la restauration des écosystèmes du bassin Caspienne-Aral et la prévention des inondations.
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D’autres initiatives s’inspirent de pays confrontés aux pénuries d’eau. L’Ouzbékistan imite les Émirats arabes unis et leur programme d’ensemencement des nuages. La technique consiste larguer du sel dans certains nuages pour en augmenter les précipitations, détaille le média ouzbek Daryo. Une méthode qui inspire des militants kazakhs comme Altay Ainabek, surnommé « Rain Man », qui promet de « faire revenir l’Aral » grâce à ces techniques. En 2024, l’activiste clame avoir utilisé cette technologie et être à l’origine d’une hausse des précipitations cette même année.
Une affirmation balayée d’un revers de manche par les climatologues de l’agence météorologique nationale Kazhydromet. Cités par l’institut environnemental CAREC, ils rappellent que la région est trop aride et que l’ensemencement ne pourrait accroître les précipitations naturelles que de « 10 % à 15 % au maximum ». Une hausse trop faible, juge l’institution, pour investir dans le projet.
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De retour à Aralsk, la directrice de l’association environnementale Aral Tenizi, Ainur Rysbaeva, espère que le pays changera d’avis : « c’est une méthode très efficace, qui a porté ses fruits aux Émirats », confie-t-elle à Novastan. Elle milite pour que les fonds reçus par l’IFAS soient utilisés pour d’autres projets que ceux qui dominent actuellement le portefeuille : « Depuis cinq ans, les projets écologiques financés par l’IFAS ne sont pas optimaux ».
En particulier, les projets d’afforestation du lit asséché de la mer nourissent les désilusions. En plantant des saxaouls, des arbres du désert sensés résister aux conditions climatiques extrêmes, les autorités kazakhes et ouzbèkes espèrent freiner l’érosion des sols, réduire la salinité et attirer la végétation. « Le Kazakhstan en plantera sur plus d’un million d’hectare d’ici à 2027 », indique Marat Narbaev.
Mais les résultats sont contrastés : les jeunes plants résistent mal dans les zones les plus salées et seules quelques parcelles montrent des taux de survie dépassant 50 % des arbres plantés, rapporte une étude publiée en 2021. « Ces projets ne remplaceront pas une réforme des usages de l’eau », avertit Aynur Rysbaeva. Si la mer d’Aral revient par fragments, son avenir reste incertain et dépendant des choix humains.
Manon Madec, à Aralsk et Aralkoum (Kazakhstan)
Rédactrice pour Novastan
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Au Kazakhstan, comment le barrage de Kok Aral veut ressusciter la mer d’Aral
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