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Armée, jeunesse et animaux : les combats multiples de Dilrabo Samadova

Asia-Plus s’est entretenu avec la militante tadjike Dilrabo Samadova sur son enfance, son travail difficile, les mouvements incarnés par les jeunes et son amour pour la nature.

Rédigé par :

Asia Plus 

Edité par : efages

Traduit par : Léna Marin

Asia-Plus

Dilrabo Samadova
Dilrabo Samadova. Photo : Asia-Plus.

Asia-Plus s’est entretenu avec la militante tadjike Dilrabo Samadova sur son enfance, son travail difficile, les mouvements incarnés par les jeunes et son amour pour la nature.

Dilrabo Samadova est une militante des droits de l’Homme bien connue au Tadjikistan. Son travail fait partie des plus difficiles, et parmi ses protégés figurent les victimes de brimades, de tortures et d’abus. Avec ses collègues, elle a réussi à dévoiler des cas massifs d’illégalité dans l’armée et à mettre fin au travail forcé des enfants et des étudiants dans les champs de coton.

L’experte tadjike a toujours voulu parler des droits humains de manière positive et optimiste, comme d’un voyage ou d’un repas délicieux. C’est ainsi qu’elle voit cette activité, bien que la réalité soit différente. Elle raconte que si la torture et les abus devraient être depuis longtemps un vestige du passé, l’actualité contemporaine est pourtant remplie de violations, de cruauté et d’injustices.

Un projet né pendant l’enfance

Enfant, pendant la guerre civile tadjike, Dilrabo Samadova a été témoin de nombreuses infractions aux droits de l’Homme. Un jour, en jouant avec ses amis dans la cour, elle a vu des gens être enlevés pour servir dans l’armée. C’est à ce moment-là qu’elle a entendu pour la première fois le mot « rafle ».

« Je me souviens qu’une voiture est arrivée, des gens en uniforme militaire et en civil en sont sortis. Notre voisin, pris de peur, a couru jusqu’au neuvième étage et a sauté sur le toit d’un autre immeuble. En le regardant, j’ai été paralysée par la peur. La question qui tournait dans ma tête était : pourquoi les gens en uniforme militaire, que nous célébrons chaque année le 23 février et que nous considérons comme des défenseurs de la patrie, se comportent-ils de cette manière ? », se souvient-elle.

La situation s’est répétée avec son cousin. Victime d’une rafle, il est resté prisonnier en Afghanistan pendant plus d’un an. Les larmes, les nuits blanches, l’inquiétude, elle se souvient très bien de ce que ses proches ont vécu.

C’est dès les premières années d’études qu’elle murit ce projet de protection des citoyens contre l’arbitraire de l’État. À cette époque, beaucoup d’étudiants étaient impliqués dans la récolte du coton, ce qui était en réalité une violation de la loi, portant atteinte à leurs droits à l’éducation et au travail.

Des témoignages frappants sur le travail forcé

« Près de 10 000 étudiants de la région de Soghd ont été victimes de ces infractions. À ce moment-là, j’ai compris qu’il ne suffisait pas d’être avocate, de rédiger des lois et des règles. Il faut lutter constamment pour que les gens et l’État respectent ces règles et la loi », explique-t-elle.

Dilrabo Samadova a commencé sa carrière avec l’association des jeunes avocats Amparo, qu’elle a fondée elle-même avec ses camarades de promotion. L’organisation, membre de la Coalition de la société civile du Tadjikistan contre la torture, se spécialisait déjà dans la défense des droits de la jeunesse et des militaires.

L’association a commencé à étudier le comportement des jeunes, en cherchant à comprendre les raisons qui les dissuadaient de s’engager dans l’armée en temps de paix. Les résultats des nombreux sondages menés auprès de soldats et de leurs parents faisaient état de trois freins majeurs : le bizutage, la violence et la faim.

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La militante des droits de l’Homme raconte en avoir elle-même été témoin : « Je me souviens que, quand j’allais à Douchanbé ou à Samarcande, les douaniers arrêtaient notre voiture et nous demandaient de l’eau et de la nourriture. J’avais tant de peine pour ces soldats. Ils étaient maigres, affamés. Ils me rappelaient les héros des films de la Seconde Guerre Mondiale. Bien évidemment, ces jeunes gens finissaient par fuir, refuser de servir et cherchaient à éviter l’armée par tous les moyens. »

Le chemin sinueux des défenseurs des droits

Grâce à un travail de recensement, environ 1500 témoignages ont été répertoriés. Les voix d’adolescents qui n’avaient pas l’habitude d’être écoutés ont été entendues et la lumière a été faite sur des pratiques de « bizutage traditionnel ».

À cette époque, le travail des avocats était rendu difficile par le manque de transparence législative : les lois consacrées au service militaire n’étaient pas accessibles pour les civils, car elles n’étaient pas publiées.

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« L’année 2012 a été un tournant majeur. Le pays se préparait à des événements politiques importants : la visite d’un rapporteur spécial sur la question de la torture et l’ajout d’un article sur la torture dans le code pénal. Après avoir consulté mes collègues et pris conscience des conséquences, nous avons décidé de rendre publics tous nos témoignages », se souvient-elle.

Le retour de bâton des autorités

Dilrabo Samadova raconte qu’à la suite de la publication du rapport, les institutions militaires niaient en bloc, enchainant les démentis. Le procureur a exigé que les sources d’information soient révélées pour ouvrir des enquêtes criminelles contre les rédacteurs du rapport. Sans décision judiciaire, les membres de l’Association ont refusé de divulguer leurs sources.

La même année, un contrôle des activités de l’association Amparo a été mené par le ministère de la Justice et l’association a été fermée. Dilrabo Samadova considère encore aujourd’hui cette décision comme injuste, estimant que l’inspection n’a révélé que des violations mineures.

Au lieu d’apporter des changements, la société s’est retrouvée encore plus muselée qu’elle ne l’était, avec non plus seulement des cas de torture dans l’armée, mais de la répression d’associations de défense des droits.

Un départ solennel

Malgré la fermeture de l’association, la majeure partie du travail des militants a laissé une trace indélébile. Si jusqu’en 2012, le bizutage faisait partie intégrante du processus d’intégration, les rituels de l’armée ont été considérés comme un type de bizutage distinct les années suivantes. Ils ont commencé à faire l’objet de décisions judiciaires et des enquêtes ont été ouvertes.

En 2013, le président du Tadjikistan a appelé à mettre fin aux méthodes illégales de recrutement de soldats dans l’armée et à un renforcement de l’État de droit dans les forces armées. De plus, grâce au travail des militants, le travail forcé des enfants et des étudiants a été interdit à la période de la récolte du coton.

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La pratique de l’envoi des recrues en service militaire a également été révisée, et se caractérise aujourd’hui par une ambiance solennelle, avec des fleurs, de la musique, des discours de bienvenue et la bénédiction des parents.

Auparavant, les jeunes envoyés à l’armée pour défendre l’État étaient traités comme des criminels, escortés sous garde. Ils n’étaient pas autorisés à dire au revoir à leurs parents, qui n’apprenaient où leurs fils étaient envoyés qu’une fois ceux-ci arrivés sur leur lieu de service. « Comment peut-on attendre d’eux un service digne et une fidélité à la patrie, si la patrie elle-même ne les traite pas dignement et ne les protège pas de tels abus ? », remarque Dilrabo Samadova.

Un travail de longue haleine qui a porté ses fruits

« Dans toutes nos lettres et communications, nous nous appuyions sur cette déclaration importante. Petit à petit, les organes judiciaires ont entièrement changé leur approche : les plaintes des soldats aujourd’hui sont scrupuleusement étudiées et les officiers sont même poursuivis », confie Dilrabo Samadova.

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« Dans la défense des droits de l’Homme, tous les changements se passent essentiellement par les dialogues et la diplomatie, il n’y a aucune agression, aucune violence. Il faut comprendre que tout demande du temps », dit la militante.

Travailler avec la jeunesse

Dilrabo Samadova met surtout l’accent sur son travail avec la jeunesse. C’est essentiellement auprès des jeunes qu’elle trouve de l’inspiration, de l’énergie positive et des idées innovantes.

Cela fait déjà plus de dix ans que son association, l’office des libertés citoyennes, ouverte par ses soins, réunit autour d’elle des personnes concernées par la protection des droits, enseigne et présente des sources fondamentales pour le développement.

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« Dans notre pays, des juristes dans tous les domaines sont formés, mais pas pour la défense des droits de l’Homme. Nous aimerions combler ce vide, car dans la Constitution les droits de l’Homme sont les valeurs les plus importantes. La jeunesse actuelle est différente, elle a des regards et des opinions libres, sans préjugés, un regard non faussé de la justice, de l’amitié, de l’honnêteté et de l’amour », dit-elle.

Le format de l’office des libertés citoyennes, selon elle, est créé selon la conception d’une « troisième place » : c’est un lieu pour la santé civique de la société. Ici, il n’y a pas de place pour la toxicité, le harcèlement, les blagues humiliantes, un cadre sévère ou la hiérarchie.

La rencontre avec les baleines

Selon Dilrabo Samadova, les droits de l’Homme ne doivent pas être associés à quelque chose de sévère, d’effrayant, de triste ou bien de lié à la cruauté, car c’est tout le contraire. De plus, elle aime voyager et a déjà visité 40 pays.

« J’avais toujours rêvé de voir des baleines. C’est pour cela que je suis allée en Amérique du Sud, au moment où les baleines nagent près du rivage avec leurs petits. Il y avait presque huit heures d’attente sur le rocher, mais cela en valait la peine », se rappelle Dilrabo Samadova.

Pendant la pandémie de coronavirus, elle a redécouvert son pays et en a parcouru tous les recoins. Chaque week-end, elle essaye de passer son temps dans la nature, le plus souvent en montagne, dans une yourte, pour reprendre de l’énergie, des forces, et pour trouver une source d’inspiration.

Se concentrer sur la nouveauté

Le métier de militante des droits de l’Homme est fait de risques et est considéré comme l’un des plus dangereux, fait remarquer Dilrabo Samadova. De nombreux militants, souvent, évoquent l’épuisement professionnel, la tristesse, le stress et souffrent de traumatismes psychologiques. En défendant les droits des personnes, ils se retrouvent eux-mêmes dans des situations de vulnérabilité et ont besoin d’aide.

« Parmi mes collègues, il y en a plusieurs qui ont dû quitter le pays. Mais surtout, c’est quelque chose qu’ils n’auraient pas fait de leur plein gré », raconte la militante. « J’espère vraiment que cela ne m’arrivera pas. Il y a deux mots qui me font peur : obligée et quitter. » Dilrabo Samadova envisage de continuer son métier de militante en soutenant les initiatives de la jeunesse et en réalisant des projets importants.

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« Il n’y a pas longtemps, l’office des libertés citoyennes a élu un nouveau directeur. Il s’agit de Khoudched Kourbonchoïev, un juriste brillant dans le domaine du droit des données numériques. Je suis sûre que l’office est entre de bonnes mains et je peux me concentrer sur quelque chose de nouveau dans le cadre de ma profession », souligne la militante.

Cette année, elle a reçu le prestigieux prix Martin Ennals qui récompense des militants des droits de l’Homme exceptionnels pour leur détermination et leur courage. Les lauréats du prix étaient le défenseur des droits de l’Homme tadjik Manoukher Kholiknazarov et la professeure afghane Jolia Parsi.

Aliya Khamidoullina
Journaliste pour Asia-Plus

Traduit du russe par Léna Marin

Edité par Emma Fages

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