Depuis la chute de l’Union Soviétique, la République du Kirghizstan est considérée comme un îlot de démocratie dans une région dominée par l’autoritarisme. Cependant, l’administration actuelle a passé les deux dernières années à remodeler le pays en un ethno-Etat populiste.
L’un des permiers groupes ciblés par l’agenda nationaliste du président kirghiz actuel, Sadyr Japarov, a été les médias. C’est une tactique fréquemment utilisée par ceux qui rêvent d’avoir un contrôle total. Cette approche a donné à Sadyr Japarov l’occasion de faire passer une série de mesures délétères pour le pays, autrefois fière forteresse démocratique. Alors que de plus en plus de médias indépendants se retrouvent dans le viseur, la perspective d’empêcher ce retour en arrière semble de plus en plus s’éloigner.
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En vous abonnant à Novastan, vous soutenez le seul média européen spécialisé sur l’Asie centrale. Nous sommes indépendants et pour le rester, nous avons besoin de votre aide !En août 2021, la loi « sur la protection contre les informations inexactes » a été adoptée au Kirghizstan. Ce texte de loi, qui fait partie d’un plan plus large de « développement moral et spirituel » instigué par Sadyr Japarov, a donné aux autorités kirghizes le droit de suspendre l’activité de n’importe quel site répandant de fausses informations ou « dénigrant l’honneur, la dignité et la réputation commerciale d’un tiers ». Le flou qui caractérise cette loi permet à presque n’importe qui en désaccord avec une publication de porter plainte contre l’entité l’ayant publiée.
Les implications de cette loi sont extrêmement dangereuses puisque les membres du gouvernement pourraient y recourir pour porter plainte contre des lanceurs d’alerte dans des affaires de corruption et ainsi les empêcher de s’exprimer. Malheureusement, ce n’est qu’un texte parmi tant d’autres portant atteinte à la liberté de la presse au Kirghizstan.
Faire de la législation une arme
Parmi ces lois, une nouvelle directive ayant pour but de protéger les enfants impose des amendes à ceux qui répandent « des informations néfastes ». Tout comme les lois évoquées précédemment, la formulation reste très vague, employant des expressions comme « nier les valeurs de la famille » ou « justifier la violence », des locutions sujettes à une multitude d’interprétations, ce qui en fait des outils parfaits pour mener une censure ciblée.
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A l’automne 2022, l’administration de Sadyr Japarov a fait un pas de plus en attaquant la liberté de la presse par le biais d’amendements ciblés à la loi sur les médias de masse. Parmi les changements proposés se trouvaient des sanctions pour « abus de la liberté de parole » et l’interdiction aux étrangers d’ouvrir de nouveaux médias au Kirghizstan.
Cette loi est encore en discussion mais de nombreuses ébauches ont été écartées après délibération publique. Cependant, nombreux sont ceux dans la sphère médiatique qui se préparent au pire, notamment ceux ayant déjà été contraints à la fermeture via la loi sur les informations inexactes.
Coupable d’énoncer les faits
Comme il fallait s’y attendre, les instigateurs de la loi n’ont pas attendu longtemps avant de l’utiliser pour inquiéter ceux qu’ils considèrent comme des ennemis au sein de la sphère médiatique. La parlementaire Nadira Narmatova, qui a notamment proposé de punir les organisateurs des marches des femmes et de bannir TikTok, a été une avocate particulièrement fervente de la répression contre la liberté de la presse.
En octobre 2023, Nadira Narmatova a lancé une pétition appelant à la fermeture d’Azattyk, Kloop et Kaktus.Media. Depuis lors, la majorité d’entre eux ont été temporairement bloqués dans le pays.
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En novembre 2022, Azattyk a été le premier média à voir ses comptes bancaires gelés et l’accès à son site bloqué. La fermeture est intervenue sur la base de la loi sur les informations inexactes, l’une des vidéos d’Azattyk ayant été accusée d’inciter à la haine raciale. La vidéo en question couvrait le conflit armé sur la frontière entre Kirghizstan et Tadjikistan, que beaucoup de responsables gouvernementaux trouvaient plus favorable au Tadjikistan.
Le gouvernement a ensuite bloqué le compte bancaire d’Azattyk au début de l’année 2023 en s’appuyant sur le phrasé vague de la loi « contre le financement des activités terroristes et le blanchiment de revenus criminels ». Bien que la décision de fermer Azattyk ait été finalement annulée en juillet 2023, l’utilisation de cette loi pour suspendre temporairement un média a créé un précédent.
Le média Kloop bloqué
Le média indépendant Kloop a été le suivant sur la liste. Il a fait l’objet d’une action en justice en août 2023 pour avoir fait du journalisme tout en étant enregistré comme ONG. Entre autres plaintes sans fondement, Kloop a également été jugé pour avoir encouragé « la déviance sexuelle« et les pensées suicidaires en augmentant le niveau de stress de ses lecteurs.
En réalité, Kloop poste régulièrement des articles, preuves à l’appui, révélant des affaires de corruption touchant des responsables gouvernementaux et des hommes d’affaires au Kirghizstan. Beaucoup de ces articles prennent pour cible le président, qui a publiquement exprimé son aversion envers l’organisation.
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Kloop a finalement été bloqué le 13 septembre dernier par le ministère de la Culture, de l’Information, des Sports et de la Jeunesse après avoir refusé de retirer les articles mis en cause. Malgré la fermeture, Kloop est resté inflexible, postant une réponse sur leur site : « Quant à nous, nous ne nous arrêterons pas de travailler ne serait-ce qu’une minute, quelle que soit la pression que les autorités kirghizes nous infligent. Nous continuerons à vous informer à propos de tout ce qui a de l’importance dans ce pays, quel que soit l’inconfort dans lequel cela met ceux qui sont au pouvoir. »
Kloop a aussi fourni une liste de liens à ses followers sur d’autres plateformes encore disponibles au Kirghizstan.
Des blogueurs arrêtés
Les médias bien établis n’ont pas été les seuls à être victime de cette campagne contre la liberté de la presse. Ces deux dernières années, plus de 30 blogueurs, journalistes et activistes ont été emprisonnés pour s’être exprimés contre le gouvernement. L’arrestation notable de 27 des membres du comité de défense de Kempir-Abad inquiétés pour s’être rassemblés dans le but de débattre autour de leur opposition aux négociations sur le transfert d’un réservoir à l’Ouzbékistan en octobre 2022, en est un exemple édifiant.
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Plus tôt cette année-là, un autre blogueur bien connu et militant des droits humains, Bolot Temirov, a été arrêté et privé de sa citoyenneté sous l’accusation douteuse d’usage de faux, après avoir posté des vidéos sur sa chaîne Youtube d’enquête sur des affaires de corruption au sein du gouvernement.
Fermes à trolls
La désinformation pro-gouvernementale s’est subitement mise à prospérer. En cause notamment la Société nationale de radiodiffusion-télévision de la République kirghize, qui aurait créé des bots pour attaquer les leaders d’opposition.
Il semblerait que plusieurs fermes à trolls existent pour poster du contenu en soutien à l’administration actuelle, notamment la chaîne Telegram za.sadyr.zhaparov qui publie régulièrement des posts vantant la manière dont le président améliore la situation dans le pays. Le gouvernement aurait également monté des conférences de presse avec de prétendus activistes pour rallier du soutien à une législation plus répressive.
Une nouvelle loi va bientôt être adoptée qui donnera carte blanche à Sadyr Japarov pour contrer toute décision de la Cour constitutionnelle qu’il considère comme immorale. Si la situation continue à se détériorer, l’un des seuls recours restant serait de trouver un moyen de toucher sa base électorale dans les régions rurales du Kirghizstan et de leur montrer comment la législation pourrait également les affecter.
La loi sur les représentants étrangers
Pendant la session plénière du 14 mars dernier, les députés du parlement kirghiz, le Jokorgou Kenech, ont adopté en troisième lecture le texte sur les représentants de l’étranger, qui amende la loi « sur les organisations non gouvernementales ».
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D’après le texte, les ONG qui reçoivent des fonds de l’étranger et qui mènent des activités dites « politiques » seront fichées comme « représentants étrangers ». Ces ONG, au nombre de 18 500, doivent, tous les six mois, soumettre des rapports supplémentaires sur leurs activités et les membres de leurs organes de gouvernance. Elles doivent de plus fournir une description du contenu qu’elles produisent ou distribuent, indiquant la provenance et les destinataires.
La loi donne aux autorités d’amples pouvoirs de surveillance et pose un défi supplémentaire à de nombreux médias indépendants qui vivent de donations, de subventions et du soutien de fondations médiatiques internationales. Le texte a été fustigé par Human Rights Watch, Amnesty International, des représentants des médias et de la société civile, en vain.
Sydney Millar
Journaliste pour Lossi36
Traduit de l’anglais par Arnaud Behr
Édité par Ella Boulage
Relu par la rédaction
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