Accueil      Que signifie l’échec du programme de migration interne pour le Kazakhstan ?

Que signifie l’échec du programme de migration interne pour le Kazakhstan ?

Le président du Sénat a récemment déclaré que le programme migratoire kazakh n’avait pas eu « les effets escomptés ». Entre un manque d’infrastructures et des difficultés du marché du travail, les déménagements du Sud vers le Nord n'ont pas convaincu.

Kostanaï centre ville
Le centre-ville de Kostanaï, dans le Nord du Kazakhstan. Photo : Wikimédia Commons.

Le président du Sénat a récemment déclaré que le programme migratoire kazakh n’avait pas eu « les effets escomptés ». Entre un manque d’infrastructures et des difficultés du marché du travail, les déménagements du Sud vers le Nord n’ont pas convaincu.

Le 20 février dernier, le président du Sénat kazakh, Maoulen Achimbaïev, a annoncé que le programme migratoire « n’avait pas donné les effets escomptés ». Selon le média kazakh Vlast, le président de la chambre haute espère qu’une « nouvelle loi sur la migration » sera examinée au Sénat afin d’adopter de « nouvelles mesures stimulant la mobilité de travail ».

Depuis plusieurs années, le gouvernement kazakh est confronté à une situation démographique qui tend au déséquilibre entre les populations du Nord et du Sud du pays. Comme le rapporte Cabar, la branche centrasiatique de l’Institute for War & Peace Reporting, après 30 ans d’indépendance, la population des régions du Nord du Kazakhstan a chuté de 1,2 million, tandis que celle des régions du Sud a augmenté de 3,5 millions, selon l’office national des statistiques. Pour tenter d’endiguer ce déséquilibre démographique, le gouvernement kazakh a lancé en 2017 le projet Enbek.

Etalé sur la période 2017-2021, ce projet est axé autour de trois points : promouvoir l’éducation et la formation professionnalisante, résoudre le déficit de main-d’œuvre dans le Nord du pays dans les secteurs clés et l’entreprenariat, tout en encourageant la migration des habitants du Sud vers le Nord. Afin d’atteindre ses objectifs, l’Etat a mis en place un système d’aides financières et de micro-crédits à taux préférentiel.

Néanmoins, au fil des années, le programme a peiné à faire ses preuves, et pour plusieurs raisons. D’après le média régional Petropavlovsk News, les principales raisons de cet échec résident dans la difficulté pour les nouveaux arrivants de trouver un logement, de s’insérer sur le marché du travail et l’absence d’infrastructures publiques, tels les transports en commun. Au delà des raisons économiques, les témoignages des familles qui ont fait le choix d’immigrer au Nord éclairent sur les obstacles sociaux et culturels qui freinent aussi l’ancrage des foyers.

Un marché du travail en manque de perspectives

De manière assez contre-intuitive, l’une des difficultés pour s’installer de façon pérenne dans le Nord du Kazakhstan est l’impossibilité d’y trouver un emploi. Comme le détaille Vlast, il y a un manque, par exemple de tractoristes, d’agronomes, de vétérinaires et de médecins. Cependant, il reste difficile pour les autres membres de la famille de trouver un travail. D’ailleurs, cette difficulté touche davantage les femmes, puisque de façon générale, au sein de la dynamique migratoire, c’est le mari qui est à l’initiative et sa femme qui le suit. Or, là aussi, les femmes sont souvent moins qualifiées sur le marché du travail que leur mari.

Envie de participer à Novastan ? Nous sommes toujours à la recherche de personnes motivées pour nous aider à la rédaction, l’organisation d’événements ou pour notre association. Et si c’était toi ?

Cependant, afin de répondre à ces problèmes, le programme prévoyait dès l’origine des aides matérielles aux foyers, que cela soit directement de l’Etat ou par l’intermédiaire de l’employeur, rapporte Zakon.kz. Par exemple, ces aides prenaient la forme d’un accès à un logement, le financement d’études ou d’une formation professionnalisante ou encore un soutien à l’entreprenariat. Par ailleurs, une partie de ces aides étaient accordées à crédit.

En parallèle, l’Etat s’est engagé à garantir des emprunts à des taux préférentiel pour la construction ou la rénovation d’un logement. En 2023, concernant l’employeur, les aides de l’Etat signifiaient pour l’entreprise la perception de 1,38 million de tengués (2 800 euros) par employé engagé, à condition de fournir à ce dernier un logement et un contrat de deux ans minimum. Concernant les aides directes pour les foyers, celles-ci étaient différentes selon le nombre d’enfant par foyer et le lieu choisi pour emménager. Toujours en 2023, le minimum d’aide fixé pour une installation en ville était de 69 000 tengués (140 euros) et à la campagne 51 750 tengués (105 euros).

Des jeunes qui retournent dans le Sud après leurs études

Comme indiqué par Vlast, l’éducation supérieure, bien qu’offerte par l’Etat dans le cadre du programme, ne permet pas aux jeunes de s’insérer dans la vie active. En parallèle, Radio Azattyq, la branche kazakhe du média américain Radio Free Europe, citait Tamara Douïssenova, l’ancienne ministre du Travail, qui déplorait déjà en 2022 les difficultés à remplir les objectifs de quotas d’immigration au Nord.

Durant cette même année, la complexité pour les jeunes actifs et les autres membres de la famille d’avoir accès à un emploi se traduisait aussi partiellement à travers les statistiques officielles : dans les oblys d’Aqmola, Pavlodar et du Kazakhstan septentrional, le taux de chômage oscillait entre 36 % et 42,3 %. Seulement 54,4 % des travailleurs cotisaient pour un service de retraite.

Région Kazakhstan Nord Pavlodar Kostanaï Kazakhstan septentrional Aqmola Kazakhstan oriental
Carte des oblys du Nord. En jaune : Kostanaï, en rouge : Aqmola, en orange : Kazakhstan septentrional, en magenta : Pavlodar, en vert : Kazakhstan oriental. Fond de carte : Wikimedia commons. Réalisation : Victor Gomariz.

En 2018, les conséquences du non-accès à l’emploi ont atteint les tribunaux locaux, rapporte Radio Azattyq : un incident eut lieu entre une mairie et un migrant du Sud. En effet, ce dernier souhaitait quitter l’oblys de Kostanaï pour déménager dans l’oblys du Kazakhstan septentrional afin de retrouver un emploi. Son contrat s’était terminé au bout d’un an, mais la localité avait exigé que le récipiendaire du programme reste dans l’oblys de Kostanaï.

Une différence culturelle mise en exergue

Bien que la question économique soit la raison principale de l’échec du programme de migration interne, cet échec met aussi en lumière la différence culturelle qui sépare les Kazakhs du Nord et du Sud.

« Tout de même, nous avons une mentalité différente, bien que nous vivions dans le même pays », explique Assia Charipova, une femme de 32 ans ayant déménagé vers le Nord. Cette phrase illustre la complexité pour les nouveaux arrivants de créer des liens de solidarité dans le village ou la barre d’immeuble où ils viennent de déménager. Ce que la barrière linguistique renforce d’autant plus. En effet, de nombreux migrants du Sud parlent davantage kazakh, tandis que dans le Nord la majorité des échanges quotidiens s’effectue en russe.

Lire aussi sur Novastan : Un futur sans la langue russe en Asie centrale ?

Cependant, il ne faut pas négliger le lien réel entre la langue nationale et l’univers sensible des Kazakhs. La langue kazakhe est la pierre angulaire sur laquelle repose notamment la culture et le rapport à la religion. Ce lien est particulièrement marqué chez les habitants du Sud du Kazakhstan. Ainsi, il est indéniable qu’une profonde différence culturelle marque les nouveaux arrivants et complique aussi leur ancrage social.

La qualité douteuse des infrastructures en place

Les remarques des nouveaux propriétaires des logements promis dans le cadre du programme révèlent des vices de constructions aux conséquences désastreuses auprès de la population.

Barglan Kanapia est venu avec sa famille au Kazakhstan septentrional depuis l’oblys du Turkestan. « L’unique problème que j’essaie de résoudre, c’est la qualité de ma nouvelle maison. Les murs s’effritent à cause de l’humidité », indique-t-il. Après cinq ans de location sans frais, il devra commencer le remboursement à l’Etat de cette maison pour sept millions de tengués (14 254 euros). La sénatrice Aïgoul Kapbarova avait déjà déclaré en 2020 que les bâtiments proposés par le gouvernement n’étaient pas aux normes, notamment sanitaires.

Ces cas ne sont pas isolés parmi les logements proposés aux migrants du Sud du pays. Or, cette mauvaise publicité discrédite d’autant plus le programme de migration auprès des populations.

Un projet trop ambitieux sans prendre en compte les réalités du terrain

En 2019, un léger incident diplomatique a lieu entre le Kazakhstan et l’Ouzbékistan, rapporte la version russe de Deutsche Welle. Beïssen Tajibaïev, alors chef de l’antenne du parti dirigeant, Nour Otan, pour l’oblys du Turkestan, se rend à Karaboulak. Dans cette ville où vivent de nombreux Ouzbeks ethniques, l’homme politique a invité des Ouzbeks à migrer au Kazakhstan septentrional dans le cadre du programme de migration Enbek.

L’invitation a été très mal perçue par les autorités ouzbèkes, même s’il n’y a pas eu de réaction officielle. En effet, selon le politologue Youri Tchernogaïev, l’Ouzbékistan a manifesté sa crainte de voir le gouvernement kazakh rompre les liens « du sang » qui unissent les Ouzbeks avec la région du Turkestan. Pour Tachkent, le Kazakhstan chercherait à « prévenir la propagation du radicalisme islamique » venu d’Ouzbékistan et à réduire la part de la population russe dans le Nord du pays.

Lire aussi sur Novastan : Les Russes kazakhstanais, une population qui fluctue au gré de la guerre en Ukraine

Au delà de l’incident causé, cet évènement interpelle sur la nature politique et les raisons même du programme de migration Sud-Nord. Il serait ambitieux d’avancer qu’Astana chercherait à « diluer » la population russe avec des populations ethniquement centrasiatiques.

Toutefois, il n’est pas insensé d’estimer qu’il y a eu une profonde volonté du pouvoir central de redynamiser l’économie et la démographie des provinces en déclin depuis la chute de l’URSS, tout en renforçant l’ancrage linguistique et culturel kazakh. En ce sens, cette politique montre une forme de réussite, avec une éducation supérieure financée par l’Etat et dispensée en kazakh. Néanmoins, les difficultés économiques, culturelles et le manque d’infrastructures minent le projet dès sa mise en place. Et ce malgré les mesures prises durant le projet pour le revitaliser, détaillées par l’agence de presse Inform.kz.

De nouvelles perspectives sans changement de cap

Il est intéressant de noter qu’au fil des années, les médias et la population ont élargi le discours autour de la notion de Nord du Kazakhstan. En effet, dans les médias nationaux et auprès des migrants interviewés, il y a un agrandissement de ce Nord, qui péricliterait sous le déséquilibre démographique, à d’autres régions. Par exemple, il est fait mention de l’oblys du Kazakhstan oriental.

Envie d'Asie centrale dans votre boîte mail ? Inscrivez-vous gratuitement à notre newsletter hebdomadaire en cliquant ici.

Ainsi, la dynamique actuelle semble renforcer la population des trois grandes villes du pays : Almaty, Chymkent et Astana. Tandis qu’une nouvelle loi pour promouvoir l’immigration est à l’examen au Sénat, il semble intéressant de réfléchir à la mise en place d’un dispositif élargi et plus souple. La mise en place d’un tel programme permettrait aux récipiendaires de s’insérer plus aisément dans les oblys constatant une baisse de la population, et ce sans être pieds et poings liés à une localité malgré la fin d’un contrat ou des difficultés de logement.

Victor Gomariz
Rédacteur pour Novastan

Relu par Charlotte Bonin

Merci d’avoir lu cet article jusqu’au bout ! Si vous avez un peu de temps, nous aimerions avoir votre avis pour nous améliorer. Pour ce faire, vous pouvez répondre anonymement à ce questionnaire ou nous envoyer un email à redaction@novastan.org. Merci beaucoup !

Commentaires

Votre commentaire pourra être soumis à modération.